« Maman, attention… »
Une main fraîche se glisse le long de son menton et tout contre sa joue, l’aide à redresser la tête face au miroir. A travers celui-ci, son regard se fixe sur le reflet du jeune homme à ses côtés. Il est grand et brun, les joues rebondies et le visage allongé. Elle ne le connait pas, mais elle le contemple avec cette intensité troublante et quelque chose harponne ses entrailles, très loin. Quelque part, tout au fond de son âme, dans les fragments abîmés de souvenirs qui ne pourront jamais être contés. Elle le dévisage longuement de ses grands yeux bruns, parce qu’il y a quatre iris identiques dans le reflet du miroir et que les vagues qui bercent dans sa tête s’agitent un peu. Non, Alice, ne pense plus, c’est dangereux de penser…
« Tu as fait tomber ta brosse, Maman. »
Il a une voix douce et grave, et elle étire un large sourire sur ses lèvres fines. Elle aimait beaucoup cette voix, cette tessiture chaude et rassurante. Elle l’aime toujours beaucoup, dans la bouche de ce gentil garçon. Peut-être qu’elle le connait, lui qui semble si familier. Son regard s’abime dans le vague, sans voir la main tendue vers elle. Il lui glisse la brosse à cheveux entre ses petits doigts et appuie avec délicatesse sur sa main pour refermer sa poigne menue autour du manche. Il soupire en la voyant de nouveau si absente, alors qu’elle se met à coiffer ses cheveux gris dans des gestes automatiques. Ses lèvres se mettent à murmurer cette ritournelle qui lui trotte dans la tête et sa tête dodeline doucement, trop lourde pour son petit cou. Elle croit voir l’ébauche de la rancœur dans le regard du garçon, de la détresse, mais elle ne sait pas, elle ne sait plus après tout. Non, Alice, c’est douloureux de penser, ne pense plus…
Loin, très loin dans l’abyme, dans l’éclat voilé de sa mémoire, il existe une jeune Alice qui chantonne de sa voix fluette en balançant doucement la tête. Ses yeux ronds sont écarquillés dans cette étrange expression figée qui la fait passer pour une folle aux yeux du monde. Elle a l’âme brisée jusqu’au corps et l’esprit qui se cache, s’envole, refuse de revenir l’habiter. Il est habile, s’échappe aussitôt qu’elle le tire un peu du fond des ombres, arrachant parfois le vestige d’une histoire à son passage. Il y a ce petit garçon joufflu qui pleure à chaudes larmes, mouillant ses genoux sur lesquels il a enfoui ses joues rouges et rondes, mais cela ne dérange pas la jeune Alice. Elle brosse les cheveux du garçonnet avec tendresse, le murmure de sa voix comme berceau de cette réminiscence. Alice, Alice, ne te souviens pas de trop…
Loin, très loin, trop loin dans l’abyme, Alice sait. Elle n’a pas besoin d’assembler les brisures de son esprit pour comprendre pourquoi il y avait quatre iris identiques dans le reflet du miroir. Elle lève la brosse à cheveux de sa main gracile, vers le visage autrefois poupin de Neville. Il s’éclate en comprenant le geste, fond en larmes, tombe à genoux de son grand corps. Alice sourit avec quiétude, illumine un instant ce visage figé et béat, tandis qu’elle passe doucement la brosse dans les cheveux bruns de son garçon. Elle chantonne tout bas, dodeline de la tête. Elle a déjà oublié pourquoi ce jeune homme lui sanglote dans les bras, ni pourquoi il s’accroche à ses jambes en la suppliant de revenir, d’ailleurs elle est là, où veut-il qu’elle aille ? Mais Alice a bon cœur, alors elle caresse cette mâchoire épaisse de ses doigts fins, l’écoute parler de la guerre et des disparus sans comprendre, d’une oreille distraite. Elle se laisse à nouveau tomber dans ce voile cotonneux et réconfortant, elle s’enveloppe de cette brume intangible et ses gestes se font mécaniques.
Voilà, Alice, tout va mieux ainsi…