Apaisant, le mélange de sel, d’eau et d’algues parfumait la brise marine. Il respira à pleins poumons cette odeur familière qu’il aimait tant. Les yeux fermés, il laissa les effluves iodées le caresser, ramenant des souvenirs à la surface. Il se vit, enfant, courir sur la plage Lligwy, le sable mouillé prenant la forme de ses pieds à chaque pas. Chaque dimanche, Taid Lloyd l’y conduisait. Il avait toujours attendu avec impatience ce moment privilégié, l’excitation se muant en sérénité dès l’instant où la surface bleutée se découvrait à l’horizon. Mais était-ce finalement un mystère d’aimer autant la mer, lorsque l’on se nommait Dylan ?
Suite à un long périple, il était parvenu sur la pointe du Cap Banas, et la Mer Rouge s’étendait devant lui, enfin. Le jeune homme ouvrit son sac imperméabilisé et saisit le parchemin d’admission à l’école sous-marine de sortilèges. Passant en revue les instructions, il hocha la tête pour lui-même, rangea le document, et chercha des yeux le point de rendez-vous indiqué. Une jeune femme, à peine plus âgée que lui, attendait nerveusement près d’un pilier en pierre, détail incongru devant la mer.
— Bonjour, tu cherches aussi…
— Scusami, non capisco.
— Oh ! Nessun problema.
Il entreprit alors de lui faire la conversation avec fluidité. Il avait toujours soigneusement entretenu son talent naturel pour l’apprentissage des langues.
Au bout de quelques instants, ils furent une petite dizaine, devant le pilier au bord de l’eau. Une femme au regard désabusé arriva et leur tendit des combinaisons, qu’ils enfilèrent aussitôt. Il ne comprit pas l’absence de magie mais s’exécuta tout de même, avec difficulté. Puis, lorsqu’ils furent tous vêtus, elle plongea sans un mot et ils se hâtèrent de la suivre.
Ils s’enfoncèrent, sans un bruit, dans les profondeurs. Au bout de deux heures, ils débouchèrent sur une cité sous-marine. Dylan en eut le souffle coupé d’admiration. Les habitations, construites dans une espèce de verre sans tain, rayonnaient d’une puissante lumière verdâtre, berçant la ville toute entière dans cette lueur aqueuse. Au centre de la ville, se trouvait un immense bâtiment, dont la tour centrale surplombait les alentours.
L’étendue de son ignorance frappa le jeune homme. Pourtant, il avait longuement préparé cette aventure, à laquelle il songeait depuis l’enfance. Durant sa scolarité à Poudlard, il avait écumé la documentation sur les êtres de l’eau, mais elle était rare. A peine avait-il trouvé des livres pour apprendre différents dialectes de la langue aquatique. Alors, cette école s’était révélée être une opportunité inestimable pour en apprendre davantage. Le jeune homme désira entrer dans la cité, mais le groupe ne prit pas cette direction. Avec un soupir, il le suivit, se promettant de revenir à la première occasion.
Quelques centaines de mètres plus loin, ils s’arrêtèrent près d’un bâtiment isolé à la lisière de la ville. Contrairement aux autres édifices, le bâtiment était en pierre, opaque. Un par un, ils traversèrent la porte, Dylan entra le dernier. A sa grande surprise, l’intérieur était complètement sec, morne, ressemblant à un vulgaire bâtiment terrestre, loin de la splendeur de la cité sous-marine. Vraisemblablement, un sortilège créait une sorte de bulle d’air afin que les étudiants puissent y vivre, sans bousculer leurs habitudes. Seules les fenêtres, devant lesquelles des poissons passaient parfois, leur rappelaient où ils se trouvaient.
— Votre nom ?
Leur guide se planta devant lui, une liste à la main.
— Dylan Marwood, je…
— Veuillez monter au deuxième étage, porte numéro 2. Vous pourrez vous changer et poser vos affaires. A dix-neuf heures, vous êtes attendus pour le dîner servi en salle commune.
— Merci.
Sans prendre la peine de lui répondre, la femme se tourna vers la jeune italienne. Charmante… se dit-il avec amertume. Au moins, il avait un peu de temps devant lui pour sortir de cette bulle d’air et retourner dans la mer…
— Oh, j’allais oublier. Bien entendu, vous êtes tenus de rester ici. Il est strictement interdit de sortir sans autorisation.
— Justement, puis-je… ?
— Non.
—
Il ne fallut que dix jours à Dylan pour avoir envie de laisser tomber. Tout était insipide ici : les chambres spartiates tristement humaines, les repas composés uniquement de poisson et de riz, les cours confinés dans une petite salle du dernier étage sans fenêtre. C’était bien la peine d’être sous l’eau, si c’était pour vivre comme à la surface ! Il souhaitait ardemment s’échapper d’ici, s’enfuir par la fenêtre immergée mais où irait-il ? Il ne maîtrisait pas encore les sortilèges de Têtenbulle…
Il avait pourtant fait une promesse. La seule demande de son grand-père avait été celle-ci : « Ecris-moi. Raconte ce que tu apprends, décris-moi ton monde. » Mais il n’avait rien à raconter. La seconde page de son journal de bord restait désespérément blanche. Il était à deux doigts de faire sa valise et de repartir, lorsque l’instructeur leur annonça qu’ils allaient pouvoir passer à la pratique. Il leur présenta la Branchiflore et les laissa se servir. Dylan eut la présence d’esprit d’en subtiliser plusieurs, sans que personne ne le remarque. Cela pourrait lui être utile…
— Et je vous rappelle qu’il est, bien entendu, interdit de déranger des êtres de l’eau.
Déçu, il suivit néanmoins le mouvement. Sans grand enthousiasme, il resta un peu derrière, profitant de sentir enfin la fraîcheur de l’eau sur son visage. La mer lui avait tant manqué… Ce qu’il percevait de sa fenêtre ne lui suffisait pas. Il prêta particulièrement attention au goût salé de l’eau de mer, dont la Branchiflore lui permettait de s’imprégner. Il remarqua aussi que son odorat avait évolué. L’environnement sentait l’iode, bien entendu, mais pas seulement. Cependant, il n’était pas éduqué à reconnaître les parfums qui le traversaient.
Il traîna tant et si bien, qu’il perdit le groupe. Un regard vers la cité sous-marine le fit hésiter. Et s’il en profitait… ? Mais d’un autre côté, il ignorait la manière dont il allait être accueilli. Il fut interrompu dans ses tergiversations par un jeune triton qui nagea vers lui. Son visage juvénile et son torse étaient humain. Seule sa longue queue argentée trahissait son appartenance à une autre espèce. Un peu désemparé, Dylan décida tout de même de prendre les devants.
— Bonjour, dit-il avec hésitation, dans une langue aquatique. Je suis perdu.
— Quoi ? répondit l’autre, avec perplexité.
Bon, son accent n’était vraiment pas au point. Avec bonne volonté, le jeune triton flotta vers lui et tendit l’oreille. Dylan tenta alors de répéter sa phrase, plus lentement.
— Oh, lui répondit le triton. Ce n’est pas comme ça qu’il faut prononcer : c’est « Bonjour, je suis perdu ».
Dylan acquiesça et répéta. Son interlocuteur sembla ravi et engagea la conversation. Le jeune humain dut répéter plusieurs fois chaque phrase pour pouvoir être compris, mais le triton, qui se nommait Omer, fut patient et enthousiaste.
— Demain soir, reviens. Je t’apprendrai plus de vocabulaire.
Comment dire non ? Heureux, le jeune homme lui fit signe que oui et regarda son nouvel ami s’éloigner.
—
Le soir-même, le jeune homme remplit son journal. Il relata sa rencontre avec Omer, décrivit les nuances entre les sons, de manière à apprendre à prononcer les mots qu’il avait appris. Il nota phonétiquement chaque parole d’Omer, puis en détailla leur sens. En parallèle, il feuilleta l’ouvrage qu’il avait emmené, le plus exhaustif concernant l’apprentissage de la langue des sirènes. Il compara pendant une partie de la nuit la théorie à ce qu’il avait entendu l’après-midi même, indifférent à la curiosité du poisson-clown et du poisson-chirurgien qui l’observaient à sa fenêtre, semblant chercher quelque chose — ou quelqu’un.
Épuisé, mais ravi, il fut davantage capable de tenir une conversation avec Omer, lorsqu’il le revit ce soir-là.
— Viens avec moi, lança soudain le triton.
Dylan n’hésita pas une seconde et se lança dans l’exploration de la ville aux côtés de son nouvel ami. La communication restait hésitante, mais le jeune homme l’écouta avec grande attention et put saisir l’essentiel. Le grand bâtiment qu’il avait aperçu à sa première visite était bien un palais. La cité était dirigée par la Reine Athéna. Omer lui promit de l’y emmener un jour.
Dans les rues, ils croisèrent d’autres tritons et sirènes, bien différents des selkies et des merrows de Grande-Bretagne. S’ils le regardaient avec méfiance, ils se gardèrent bien de faire la moindre remarque en la présence d’Omer. Dylan en vint à craindre que son escapade parvienne aux oreilles des responsables de l’école, mais il balaya ce doute : dans tous les cas, il ne regrettait sa désobéissance pour rien au monde.
—
Après deux semaines de rendez-vous quotidiens, Dylan fut invité pour la première fois dans la famille d’Omer. Grisé par cette opportunité, il prétexta un mal de ventre pour échapper au dîner commun et engloutit une Branchiflore, subtilisée dans la réserve de l’école. Avant de manquer d’air, il sortit de sa chambre par la fenêtre et fila vers la maison de son ami.
Le soir se manifestait différemment ici-bas. S’il ignorait encore d’où venait la lumière verdâtre qu’il voyait le jour, celle-ci devenait violacée la nuit. Il y avait moins d’activité aussi. Même s’il ne maîtrisait pas l’interprétation des vibrations de l’eau, il la sentait plus calme, plus apaisée. Les enfants ne jouaient plus dans les rues et les rares êtres de l’eau dehors semblaient être de jeunes adultes. Y avait-il une vie nocturne festive ? Il se promit de poser la question à Omer dés qu’il en aurait l’occasion et, surtout, le vocabulaire.
Omer l’avait attendu devant l’adresse convenue et frémissait d’excitation. Il ouvrit la porte de l’habitation et laissa son invité en admirer l’architecture à sa guise. De l’intérieur, les profondeurs sous-marines restaient parfaitement visibles. Dylan admira ainsi des bancs de poissons, qui filaient au-dessus d’eux sans les voir, comme s’il se trouvait à l’intérieur d’un aquarium. Le jeune homme devinait à peine les contours des pièces. Soudain, un petit Strangulot se jeta sur lui avec enthousiasme, mais il fut retenu in extremis par un grand triton, manifestement le père d’Omer. Une sirène apparut à ses côtés et étreignit le jeune sorcier, pris au dépourvu.
— Bienvenue Dylan ! Omer nous a tant parlé de toi !
— Je vous remercie infiniment pour votre hospitalité…
— Pas de formalisme entre nous. Appelle-moi Attina, et voici mon mari Uliss.
Bientôt, ce fut le moment de passer à table. Pour être honnête, Dylan appréhendait un peu : allait-ce être comestible ? Comment manger alors que l’eau de mer le traversait de part en part ? Il réalisa rapidement que ses craintes étaient infondées. Ce fut succulent.
Les parents d’Omer mirent les petits plats dans les grands. Ainsi, il dégusta une salade d’algues de la Mer Rouge en entrée, puis un mélange de crustacés non identifiés en plat principal. Enfin, pour le dessert, ses hôtes lui firent goûter une boisson très épaisse, a priori à base de plancton. Etonnamment, Dylan la savoura avec grand plaisir.
Depuis son arrivée ici, il n’avait jamais aussi bien mangé. Repu, il regarda avec reconnaissance ses nouveaux amis. Il se sentait si bien ici, flottant dans cette eau pure qui donnait un goût indéfinissable à la vie. Le jeune sorcier était enfin à sa place. Oui, il aurait tant à raconter en remontant à la surface… s’il y retournait un jour.