Aujourd’hui nous enterrons Fred. Et un peu de moi aussi.
La guerre m’a arraché une oreille puis les larmes, mon frère, mon cœur. Je ne sais pas ce que je fais sur la terre ferme lorsque mon jumeau s’apprête à reposer six pieds sous moi.
Aujourd’hui a le goût métallique du sang, de la peine et de la solitude.
The most loneliest day of my life
Je progresse dans l’allée et mon cœur se brise un peu plus à chaque pas. J’entends ses morceaux remuer à l’intérieur de ma cage thoracique. Ça résonne, jusqu’au cœur, jusqu’au creux de mes os, et ça fait mal. J’ai envie de me tenir les côtes, mais pas pour rire cette fois. Cette blague est tout sauf drôle, Fred.
Aujourd’hui je me sens seul, pour la première fois si seul. Et les autres autour de moi ne pourront rien faire pour y changer quoi que ce soit. Certains ont perdu un fils, d’autres un frère, d’autres encore un ami. Fred était tant de choses pour tant de gens. Mais je n’arrive pas à me sortir de la tête que ce jour est le mien. Rien que le mien. Comment pourraient-ils comprendre un instant ma tristesse et ma douleur ? Quelqu’un a-t-il déjà ressenti en lui ce vide, entendu en lui cet effroyable cri ?
It's a day that I can't stand
Aujourd’hui est la journée la plus triste que le monde n’ait jamais connu. Et, au-dessus de nos têtes, le soleil d’été brille comme jamais auparavant. Ses rayons transpercent ma peau et me laissent sanguinolent devant le cercueil ouvert de mon frère. J’ai si chaud et mal. Je ne supporte pas chaque nouvelle seconde qui s’écoule. Je ne supporte pas les larmes autour de moi qui coulent. Je ne supporte à vrai dire plus grand-chose.
Et plus qu’à toute autre personne, c’est à lui que j’en veux. D’avoir été si formidable. D’avoir été si drôle, si généreux, si brillant, si solaire. D’avoir été tant aimé et aimant. D’avoir fait mine d’être moi quand je jouais à être lui, mais d’avoir été lui surtout. D’avoir été mon meilleur ami. D’avoir été la meilleure personne que j’aurais jamais rêvé de rencontrer. D’avoir été là, toujours, puis de m’avoir laissé.
The most loneliest day of my life
J’aimerais être demain ou ne jamais avoir été. Je ne sais pas si je peux être moi sans lui. Je ne sais pas si je peux continuer à être sans lui. Dans ma boite crânienne c’est le désordre le plus complet. Ma tête se fait caisse de résonnance des pensées bleues et brunes qui s’entrechoquent dans un vacarme assourdissant. Les battements désordonnés de mon cœur rythment cet étrange et sombre refrain :
Fred n’est plus. À quoi bon faire semblant ?
Fred n’est plus. George existe-t-il vraiment ?
It's a day that I'll never miss
Les voix, les visages se succèdent… Je n’écoute que d’une oreille les discours de chacun. « Comment pourrais-tu faire autrement ? » ironise dans ma tête une petite voix que je connais très bien.
Il est drôle jusque dans la tombe, le con.
À défaut d’écouter, je laisse mes yeux parcourir l’assemblée. La famille est là, bien sûr. Tante Muriel n’aurait jamais raté la mise en bière d’un héros de guerre. Il y a aussi Lee, évidemment, et sa famille qui était comme leur deuxième.
Mon regard s’arrête quelques secondes sur sa petite amie. Angie a les yeux rougis ; j’ai envie de sortir l’autre abruti de son cercueil et de le secouer jusqu’à ce que mort s’en re-suive. On n’a pas idée d’abandonner une femme aussi formidable à l’aube de ses vingt ans.
Il y a les anciens camarades, les coéquipiers de Quidditch et même quelques adversaires à qui il a décoché de beaux Cognards. Il y a les amis de Ron évidemment ; Fred aurait fait un scandale si l’Élu n’avait pas fait acte de présence à son enterrement. Il y a Verity et puis quelques commerçants du chemin de Traverse. Les professeurs que nous avons eus à Poudlard sont venus presque au complet – drôlement amusant lorsque l’on sait que Fred et moi avons mis un point d’honneur à tous les faire profondément chier pendant nos sept ans de scolarité. Rusard a visiblement enfilé son plus beau costume – et Merlin qu’il est laid ! Heureusement que mon très cher frère n’est plus là pour voir ça.
Il y a des amis de nos parents et des membres de l’Ordre – pas tous évidemment, seulement ceux qu’il reste. Et plus étonnamment, il y a des membres plus ou moins hauts-placés du Ministère et des Sorciers et Sorcières par dizaines à qui je suis bien incapable de donner un nom. Fred avait-il tant d’amis ? Certains visages me sont inconnus autant qu’ils doivent – devaient l’être pour lui.
Aujourd’hui j’ai encore du mal à penser au passé.
Les secondes se succèdent et m’assènent à chaque fois un violent coup de poing. Est-ce que tout n’aurait pas été plus simple si j’étais moi aussi resté sur le champ de bataille ?
And if you die, I wanna die with you
Take your hand and walk away
Papa et Maman auraient fait des économies sur les frais de cérémonie et, à titre personnel, ça m’aurait épargné bien des souffrances.
« Tu n’as pas envie de mourir, George », glisse la petite voix. Non, c’est vrai. C’est simplement qu’on a toujours tout fait ensemble. Il a fallu que tu me prennes de vitesse cette fois-ci. Foutu impatient. C’est étrange, pour une fois, de ne pas avoir pris le même chemin.
C’est simplement qu’aujourd’hui je me laisse porter par une mélodie funèbre. Je chantonne ma solitude et ma peine, parce que c’est de circonstance. Parce qu’aujourd’hui je suis foutrement malheureux, et j'en ai bien le droit. Mais demain… Demain ça ira mieux. Ça doit aller mieux. Je veux aller mieux.
The most loneliest day of my life
The most loneliest day of my life
Leurs discours ont l’air grave. « En même temps, la mort, c’est grave », aurait répondu Fred. Je ricane. C’est tellement impersonnel. Je sais qu'il aurait détesté cela autant que moi. Il aurait préféré… L’air vibre, mes poils se dressent, et je ne réalise pas tout de suite pourquoi l’émotion m’a pris.
Je relève les yeux vers l’estrade. À ma grande surprise, Lee est en train d’accorder sa guitare. J’adore ça ! Fred aurait adoré ça !
Derrière notre ami lévite la « sono » avec laquelle il se baladait toujours à Poudlard. On a passé des mois à bidouiller son appareil pour qu’il puisse fonctionner dans l’enceinte du château. Avec les premières notes de sa guitare rythmique et ses premiers mots affleurent les souvenirs de notre adolescence. Il chante nos chansons, notre histoire. Notre première rencontre. Nos premiers et nos derniers fous rires, en passant par tous ceux au milieu. Nos premières disputes. Nos premières frayeurs. Nos premiers émois. Et pour la première fois aujourd’hui je me sens reconnaissant. Nom d'une chouette lépreuse, c’est tellement personnel.
« Beware of tarantulas who really love pizzas…
— C’est du Bob Marley ? j’entends Hermione demander d’un air suspicieux.
— Rien à voir, c’est du Lee Jordan », je me surprends à murmurer dans un sourire.
Cela doit sembler totalement absurde à la majorité des personnes présentes, mais je comprends immédiatement pourquoi Lee a fait ça. Pourquoi il ne m’en a pas parlé. Parce qu’il ne le fait pas vraiment pour Fred, même si c’est un magnifique hommage à leur amitié à tous les deux, à notre amitié à tous les trois. Je comprends que Lee a fait ça pour moi. Parce qu’il sait. Parce que mieux que quiconque ici, il nous connaissait. Il me connaissait. Il me connaît.
Aujourd’hui je suis heureux d’avoir un tel ami. Et je me sens (un peu) moins seul.
« If they catch ya’, they'll set your ass on fiyah…»
J’éclate de rire. Les autres me regardent comme si j’étais un dément. Il a insufflé tout à coup une nouvelle mélodie dans cette morne journée. Une mélodie qui n’a rien à voir avec celle qui dévore mon cœur et ma tête depuis ce matin. Une mélodie qui vient d’ailleurs et qui m’emmène, aussi, ailleurs. La ligne de basse et la résonnance des caisses de la batterie émises par l’appareil parviennent à rendre mélodieux les à-coups tranchants de la guitare. Je frissonne et me prends à fredonner la Chanson de la Tarentule avant que Lee n’enchaîne sur l’Ode à l’Astrono-chie. J’étais loin d’imaginer qu’un peu de musique allait soudain remettre du rythme et de la joie dans ma vie.
Les airs de reggae apaisent un peu mon cœur. Je me sens un peu vivre, un peu moins froid, moins dur, moins insensible. Et pour la première fois depuis ce matin je m’autorise à pleurer.
It's a day that I'm glad I survived