« Qu’osez-vous proférer en ma présence, Miss ? Qu’osez-vous suggérer à la société sorcière ? D’où peut donc vous venir l’outrecuidance de concevoir un tel… un tel… Seigneur, les mots me font défaut ! C’est un scandale, c’est une infamie, c’est une indécence et une impertinence comme je n’en ai entendu depuis des siècles ! Et, sacrebleu, croyez que j’en ai ouï un fort grand nombre et en maintes circonstances, des idées saugrenues et irrévérencieuses, en cinq cents ans d’existence ! Croyez bien que… »
C’était le fantôme de Sir Nicholas de Mimsy-Porpington, appelé Nick Quasi-Sans-Tête par les intimes, qui vociférait ainsi à l’attention de Dominique Gabrielle Weasley, appelée Domi-Gaby par les fans (et les intimes aussi).
Deux jours plus tôt
« Mesdames, messieurs. C’est avec des sentiments mêlés de douleur et de soulagement que nous voyons approcher l’anniversaire des vingt-cinq ans de la Bataille de Poudlard. Il s’agira pourtant, je crois, de fêter avec reconnaissance cette période de paix d’une manière qui nous est propre. »
Hermione Granger, ministre de la Magie depuis trois ans, avait été invitée à l’école de magie Poudlard pour annoncer de quelle manière elle avait choisi de célébrer le quart de siècle de la Bataille finale contre l’un des plus grands mages noirs que la Grande-Bretagne ait jamais connu. Elle se tenait sur une estrade devant le château, s’adressant avec aisance à une foule mêlée d’élèves, de professeurs et d’êtres magiques rassemblés pour l’écouter.
« Les élèves de Poudlard, aujourd’hui, sont bien sûr trop jeunes pour avoir connu directement la Bataille. Mais ils en sont les héritiers directs, la plupart de leurs parents y ayant participé. Et c’est pour cela que j’ai décidé de remettre une partie de cette commémoration entre les mains des élèves. J’ai eu, à ce sujet, une longue discussion avec ma nièce Dominique Weasley… »
Hermione eut un léger signe de tête vers l’adolescente, assise au dernier rang. Dominique y répondit, sentant son sourire s’agrandir. Une partie de ses camarades s’était retournée vers elle avec enthousiasme. Elle sentait leurs yeux glisser sur ses vêtements moldus, un t-shirt bleu électrique et un jean barbouillés de peinture. Et c’était avec un étrange plaisir qu’elle goûtait pour la première fois au regard admiratif des gens qui l’entouraient, ce qui la changeait de leur habituelle perplexité mâtinée d’embarras. Malgré son appartenance aux célèbres fratries Potter et Weasley, elle se démarquait par une certaine prédisposition à l’originalité.
« … qui a été choisie par ses camarades pour diriger les opérations de commémoration, non pas en sa qualité de membre de ma famille, bien évidemment… »
Quelques rires agitèrent l’assistance. Le caractère incorruptible de la ministre de la Magie était proverbial : pour preuve supplémentaire, la Gazette avait dévoilé, la semaine précédente, une longue enquête sur les vaines tentatives de corruption du Ministère par ceux qu’on appelait désormais des néo-sympathisants, qui cherchaient encore à rétablir certaines idées du célèbre mage noir. L’attitude et surtout les réactions d’Hermione Granger à leur sujet étaient d’une fermeté absolue.
« … mais bien parce qu’elle est considérée par tous comme la plus à même d’effectuer ce travail. Il consistera donc, mesdames, messieurs, en la réalisation d’une fresque artistique de cinq mètres de large sur trois mètres de haut, sur le mur gauche du hall d’entrée de Poudlard. »
Un murmure approbateur se répandit dans le public, pendant que sous les yeux bleus de Dominique, deux taches roses s’épanouissaient pour la première fois. Elle se fichait bien de l’avis des gens, habituellement, mais cette fois-ci, l’occasion était particulière. Ce n’était pas un dessin lambda qu’elle était chargée de réaliser, ni un dessin destiné à un cadre restreint. Ce serait un dessin alourdi par le passé et que tout le monde, sorciers adultes comme élèves, contemplerait dès qu’il poserait un pied à Poudlard. Ce serait même, à l’avenir, une image de la Sorcellerie elle-même, offerte à celui qui entrerait pour la première fois dans l’école de magie britannique, que sa tante Hermione tenait à moderniser et ouvrir sur le monde. Son implication dans la refonte partielle des enseignements de Poudlard se traduisait aussi par un encouragement envers les différentes formes d’art, et son choix pour la commémoration le montrait bien.
Mais la ministre avait un nouveau point à apporter, qui montrerait encore davantage combien sa décision était personnelle.
« Enfin, chers élèves, je voudrais ajouter une précision à propos de la réalisation de cette fresque. Comme vous le savez, il me tient particulièrement à cœur de renforcer les liens entre les sorciers, les créatures et les êtres magiques. C’est pour cela que j’ai demandé aux elfes de Poudlard, aux fantômes, aux armures et aux tableaux qui vivent entre ces murs d’élire un représentant qui travaillerait main dans la main avec Dominique Weasley en qualité d’émissaire des êtres magiques. »
Dominique cligna des yeux, incertaine de ce qu’elle entendait. Qu’est-ce que c’était que ces histoires de créatures magiques ? Qu’est-ce que sa tante Hermione avait prévu et qu’elle ne lui avait pas dit ?
« J’ai l’honneur de vous annoncer que c’est Sir Nicholas qui a été choisi, en tant que grand amateur d’art depuis plusieurs siècles. Toutes mes félicitations à lui, et puisse votre association être fructueuse ! La fresque sera dévoilée le 2 mai, c’est-à-dire dans dix jours. Bon courage ! »
Sir Nicholas avait bombé le torse à l’annonce de son nom, mais son corps argenté était à peine visible dans cet après-midi ensoleillé.
Dominique, quant à elle, retomba bien bête sur son banc. Sir Nicholas ? Ce vieux fantôme (si tant est qu’un fantôme puisse vieillir et être vieux) devrait lui donner son avis et approuver ses décisions ? Elle devrait travailler main dans la main avec lui ? C’était sa fresque, c’était à elle de coordonner les idées des élèves et de les sublimer !
Elle croisa le regard transparent mais perçant de Nick-Quasi-Sans-Tête, se souvint des discours sur la perspective, l’art italien, la peinture de la Renaissance et celle, plus classique, du XVIIe siècle, qu’il servait à tous les élèves qui avaient le malheur de croiser son chemin… Surtout, elle se souvint de l’air offensé que ce vieux noble prenait quand elle se trouvait près de lui habillée comme elle l’était aujourd’hui (c’est-à-dire tout le temps).
Elle serra les poings de frustration, indignée par les manigances d’Hermione Granger.
*
Voilà pourquoi, deux jours plus tard, Dominique se faisait sermonner par le fantôme têtu et passablement pédant de Sir Nicholas de Mimsy-Porpington (Nick Quasi-Sans-Tête, quoi), à qui elle venait justement d’expliquer patiemment sa conception de la fresque commémorative de la Bataille de Poudlard. Il s’agissait de traduire des émotions sous forme de couleurs brutes, d’aplats, de formes géométriques, d’éviter les écueils de la figuration, donc, de rendre hommage aux grands graffeurs moldus qu’avaient été Banksy, Haring, Basquiat, mais aussi au surréaliste Chirico, dont les tableaux prémonitoires lui avaient toujours donné des frissons dans le dos… Sa conception de l’art s’était heurtée à l’entêtement tenace du vieux fantôme.
« … depuis des siècles ! Et, sacrebleu, croyez que j’en ai ouï un fort grand nombre et en maintes circonstances, des idées saugrenues et irrévérencieuses, en cinq cents ans d’existence ! Croyez bien que…
— Nick, calmez-vous un peu, d’accord ? s’impatienta Dominique. Je vous explique en quoi les couleurs vives émouvront bien mieux les gens et retiendront leur attention. Le bleu sombre de Botticelli, c’est cool, mais ça attire moins le regard. Et puis comme vous y étiez, vous savez bien que les couleurs ont passé à la lumière, non ?
— Insignifiante effrontée ! Dérisoire sauvageonne ! À mon époque, rien ne se déroulait ainsi ! Les murs de Poudlard ne soutiendront jamais une fresque de gribouillis et de gravures grotesques à la…
— Le grotesque, parlons-en du grotesque ! le coupa Dominique en haussant le ton. C’est votre époque, ça, le grotesque ! Le patchwork chimérique et monstrueux d’hommes aux jambes en arbres, de géants et de satyres sauvageons ! Le Classicisme vous a peut-être pourri la tête ? C’est votre époque les couleurs vives à la Arcimboldo ! C’est beau, c’est spontané, c’est irrévérencieux, la Renaissance ! C’est plein de vie et de révolte!
— Je proteste ! s’offusqua Nick en posant une main sur le cœur qu’il n’avait plus. Ce n’est pas une malapprise de votre acabit qui m’instruira sur l’Art ! La technique doit être rigoureuse et attentive aux finitions, le parcours du pinceau suave et gracieux, tout en souplesse, rien ne doit être, en définitive, semblable à vos coups de brosses hasardeux propulsés en tout sens, à vos traits grossiers ou à vos pochetombes de…
— Mes pochequoi ? l’interrompit Dominique, de plus en plus à cran.
— Votre gabegie de papier découpé pour…
— Pochoirs, le reprit-elle avec exaspération.
Elle s’accorda une seconde pour reprendre son souffle. Le fantôme en fit de même.
« Vous avez visiblement encore des choses à apprendre, Nicky », lui lança-t-elle en croisant les bras.
Elle voulait bien apprendre de lui… s’il acceptait d’apprendre d’elle.
Il aurait été illusoire d’espérer qu’ils dépassent leur désaccord, mais ils finirent par accepter de travailler de concert, chacun acceptant de composer avec la singularité de l’autre : il ne leur restait que huit jours pour livrer la fresque à temps.
*
Le 2 mai, elle fut dévoilée à tous les visiteurs et habitants de Poudlard. Ils se massaient dans les escaliers du grand hall, qui faisait face au mur choisi, et débordaient dans le parc par la gigantesque porte d’entrée, laissée grande ouverte pour l’occasion. Tout le monde retint son souffle au moment où le professeur Flitwick transforma le rideau qui la cachait en une pluie d’or qui disparut en retombant sur le sol.
Dominique et Sir Nicholas avaient représenté toutes les époques de la Sorcellerie dans un patchwork où la technique du graff dominait, mais qui réunissait aussi de nombreuses reproductions de tableaux connus. À l’arrière-plan, un clin d’œil à la skiagraphie antique montrait en trompe-l’œil une vue de Poudlard dans le lointain, encadré de colonnes surmontées de fausses statues représentant, à gauche, le trio Harry Potter, Ron Weasley et Hermione Granger, et à droite, le trio Ginny Weasley, Luna Lovegood et Neville Londubat. Ces héros de la guerre étaient montrés dans des poses dignes, probablement choisies par Sir Nicholas en hommage aux portraits officiels des rois d’Angleterre, mais dans laquelle on pouvait également lire l’humour de Dominique (par la présence des Joncheruines autour des oreilles de Luna, du crapaud atteint de strabisme sur l’épaule de Neville, des petits trous dans les vêtements d’Hermione (même pas une vengeance...), ou encore de la discrète inscription sur la baguette d’Harry Potter, “l’élu”, par exemple).
Au centre, une foule d’êtres de toute origine se tenait fièrement, tenant qui une baguette, qui un gourdin, qui un parapluie rose. Trolls dignes de l’art scandinave, sirènes en vitrail, licornes en tapisserie : tous marchaient parmi des sorciers anonymes peints, graffés ou dessinés, dans des styles d’une diversité vertigineuse. Il ressortait de l’ensemble une impression complexe : le ciel noir de cette horrible nuit semblait vouloir dévorer toute vie, mais sur les visages se lisaient une détermination et un espoir sans pareils, qui assaillaient aussi les spectateurs.
Car c’était un véritable spectacle auquel assistait le public.
Un spectacle de deuil, traduit par le tracé du pinceau de Nick, qui semblait caresser les êtres et les ruines, que chacun pouvait contempler.
Un spectacle de révolte, perceptible grâce à l’odeur âcre de la peinture en bombe de Dominique, aux lignes déterminées, que chacun pouvait inhaler.
Un spectacle d’espoir aux facettes multiples et au parfum de diversité, que chacun pouvait respirer.
Un spectacle de paix enfin, que toute la communauté magique ramenait, par sa force et son union, au cœur du tableau.
Les ténèbres étaient venues, mais elles s’étaient aussitôt éloignées au rythme d’un battement de cœur, sous l’effet de la fraternité qui unissait la communauté magique en harmonie avec elle-même.
*
Sir Nicholas était peut-être mort depuis longtemps, mais Dominique avait réussi, par le biais de l’art, à lui rappeler le mouvement de la vie.
Il était fantôme, elle était vivante. Il était l’héritier de la tradition, elle cherchait à casser les codes. Il avait oublié de changer, elle voulait remodeler le monde.
Mais ils avaient réussi ensemble à produire cette œuvre qui réunissait tout cela, leurs univers, leurs traditions. Ils avaient su employer leurs différences comme un creuset, duquel avait surgi leurs conceptions complémentaires de l’art et de la paix.