Assise au fond d’un large fauteuil en cuir, le dos bien droit malgré la tentation de se laisser glisser en arrière, Susan Bones attend. Elle essaye d’empêcher ses doigts de pétrir l’accoudoir, ses jambes de trembler. Chaque minute qui passe la rend un peu plus nerveuse – que va lui dire Elsa ?
Certaines personnes seraient surprises d’apprendre que, lorsque son éditrice la convoque, Susan Bones s’inquiète. « La jeune prodige de la fiction sorcière britannique » ; « la plume d’une génération » ; à même pas trente-cinq ans, elle est déjà reconnue pour ses écrits. À son actif, cinq recueils de nouvelles et six romans, et plusieurs histoires pour enfants. Elle a tout pour être sereine.
Mais Susan Bones est une femme naturellement angoissée, prompte à s’émouvoir, d’autant plus quand Elsa Hammarsten la convoque d’une missive expéditive :
Si tu es dispo, rendez-vous lundi 14 heures à mon bureau.
Je dois te faire part de quelque chose.
Dis-moi vite par retour de hibou.
Cela fait plus de dix ans qu’elles travaillent ensemble, Susan et Elsa. Cette dernière a approché la jeune autrice qui venait de quitter son travail alimentaire sur le Chemin de traverse et de se lancer dans l’écriture à plein temps. Susan publiait alors des textes dans la nouvelle formule de Sorcière Hebdo, des nouvelles dans Le Chicaneur, et des histoires pour enfants dans Mon Premier Grimoire, une revue pour les jeunes créée sur un modèle moldu. Lectrice des trois revues, Elsa venait de devenir directrice de collection au sein d’une maison d’édition sorcière en plein essor.
Elle a cru en Susan. Après toutes ces années, celle-ci lui fait confiance.
Toujours est-il que, engoncée dans ce grand fauteuil, sans savoir ce qui l’attend, Susan a l’impression d’être de retour à Poudlard, attendant les réprimandes du professeur Chourave parce qu’elle est sans cesse en retard en cours le matin.
À 14 h 15, l’éditrice déboule enfin en coup de vent dans la salle d’attente. Ses cheveux et sa cape sont encore parsemés de poudre de Cheminette. Susan se lève, et Elsa l’enlace tout en expliquant à toute vitesse :
« Je suis vraiment désolée Susan, je déjeunais avec Viktor à son atelier, il me montrait ses dernières peintures. Tu sais comme il est, très secret, à la maison je ne peux même pas apercevoir ses toiles ! Je devais en profiter… Il a complètement changé de style, maintenant c’est très abstrait, un peu moderniste... »
Suédoise, Elsa a rencontré son mari, Viktor, un sorcier finno-suédois, lors de leur études en France. Ils ont trois enfants, et après avoir vécu à Stockholm, Helsinki et Paris, ils se sont installés à Londres.
Susan essaye de se concentrer sur ce que l’éditrice raconte, mais elle n’y parvient pas. Elle n’a qu’une peur, qu’Elsa lui annonce une mauvaise nouvelle – et que celle-ci concerne sa série Histoires de la forêt des Botrucs. Ce sont des histoires pour enfants qui se déroulent dans une forêt imaginaire sur l’archipel des Hébrides, et qui suivent une famille de Botrucs et d’autres créatures fantastiques à travers diverses aventures. Susan s’amuse beaucoup à les écrire, cet univers lui fait du bien – elle l’a créé dans une période compliquée, alors qu’elle sentait la dépression revenir. Comme elle l’a dit alors à sa compagne, Alicia, elle avait besoin de quelque chose de doux. Alors elle a créé cet univers confortable, si loin de la réalité et pourtant si proche de sa propre vie. Elle y a mêlé des éléments des folklores juif et écossais avec lesquels elle a grandi, les personnages sont largement inspirés de ses proches, et son amour des îles des Hébrides, où elle passait ses vacances d’été, a décidé de la localisation de ses histoires.
Elle a mis beaucoup de temps à les partager. Elle a fini par les faire lire à Alicia, qui l’a encouragée à les envoyer à Elsa. Celle-ci a été tout de suite enthousiaste. Et les Histoires de la forêt des Botrucs se vendent très bien. À tel point qu’une réédition est en préparation, pour les dix ans de la série.
Susan suit Elsa dans son bureau, et se laisse tomber dans un nouveau fauteuil en cuir, semblable à celui de la salle d’attente. Un vague parfum d’encens se dégage du bureau ; Elsa allume un nouveau bâtonnet. Mais cela ne suffit pas à détendre Susan.
L’éditrice s’assoit, croise les mains devant elle, et adresse un grand sourire à son autrice. Elle attend un moment, observe Susan – il semble presque à celle-ci qu’Elsa se délecte de son angoisse.
Elle lâche enfin :
« Il faut qu’on parle de La forêt des Botrucs... »
* * *
« Friggja Pietilä ?! Mais… Je croyais qu’elle était écrivaine ?! », s’exclame Ruth Gordine-Bones.
Susan est chez ses parents pour le thé. Ils n’habitent pas très loin de la maison d’édition, elle est venue les voir après son rendez-vous. Ils sont les premiers à apprendre ce qu’Elsa a dit à Susan plus tôt : la grande Friggja Pietilä, sorcière finlandaise de renommée internationale, a proposé d’illustrer l’édition spéciale des Histoires de la forêt des Botrucs. Susan est ravie, mais surprise. Elle a grandi avec les Contes merveilleux pour jeunes sorciers aventureux comme livre de chevet, mais elle n’avait aucune idée que leur créatrice était aussi une artiste visuelle.
« Moi aussi, je croyais qu’elle était écrivaine ! On ne la perçoit que comme cela, ici. Mais en Finlande, elle est aussi reconnue pour sa peinture – en fait, Elsa m’a dit qu’elle était peintre bien avant d’écrire. Sa première exposition en solo a eu lieu en 1943 !
- Mais… elle doit être centenaire ? s’exclame sa mère.
- Friggja est née en 1914, si ma mémoire est bonne », déclare Isaac Bones d’un ton étrangement calme.
Le même air surpris s’affiche sur les visages de sa femme et de sa fille.
« Comment est-ce que tu sais ça ? » demande Ruth.
Isaac hausse les épaules. Susan doit tendre l’oreille pour entendre la bombe qu’il lâche de sa voix douce :
« Amelia et Friggja ont eu une liaison il y a plusieurs années. »
Susan ne sait pas ce qui la surprend le plus, entre cette information et le ton nonchalant avec lequel son père l’a partagée. Ruth ne semble pas non plus savoir comment réagir.
Il y a des années de cela, Susan a découvert qu’elle ignorait des pans entiers de la vie de sa chère tante Amelia. Elles avaient toujours été proches, Susan et Amelia. Celle-ci a participé à l’éducation de sa nièce avec enthousiasme, et l’accueillait chaque été dans sa maison des Hébrides. C’est à sa tante que Susan a confié qu’elle ne comprenait pas ce que ses amies trouvaient à Cédric Diggory, le champion de Poudlard – Fleur Delacour était tellement plus intéressante. C’est à sa tante que Susan a fait lire ses premiers écrits, les histoires qui lui venaient quand elle s’ennuyait en cours d’Histoire de la magie. Et c’est en mémoire de sa tante qu’elle a entamé des études de Droit magique après Poudlard ; il lui a fallu quelque temps pour s’avouer que cela ne l’intéressait pas réellement.
Alors qu'elle était en stage au Magenmagot, Susan a retrouvé la sorcière et avocate Jo Fawley. Elle l'avait connue, enfant, en tant que "grande amie" d'Amelia, avec qui elle passait de longs séjours aux Hébrides. Jo lui a révélé qu'elles étaient en réalité amantes - et qu'Amelia était bisexuelle, ce dont Susan se doutait sans en avoir jamais eu la confirmation. Inquiètes des réactions de la société sang-pur dont Amelia était issue, et des dangers qui pesaient sur la juge la plus impartiale du monde sorcier britannique, les deux compagnes vivaient séparées à Londres, et n'ont jamais rendu leur relation publique.
Après avoir découvert tout cela, Susan a tenté d’en parler avec son père. Isaac Bones semblait encore ne pas être à l’aise avec le fait que sa fille soit lesbienne, et celle-ci espérait que la mémoire d’Amelia les aideraient à dépasser cela. Elle a rapidement compris que le dernier des Bones, très réservé, n’avait aucune envie de discuter de la vie amoureuse de sa sœur.
Elle est donc surprise que son père révèle volontairement la liaison entre Amelia et Friggja. Elle boit ses paroles tandis qu’il continue :
« Quand on était plus jeune, Amelia a eu plusieurs histoires avec des sorciers – des amis d’Edgar, des étudiants en droit… Elle est partie travailler à Paris quelques années, avant la première guerre, et elle y a rencontré Friggja, qui était plus âgée, et surtout mariée. Elles ont vécu leur amour en secret – Amelia n’en avait parlé qu’à Edgar et moi – mais Friggja est restée avec son mari. Ils ont fini par divorcer des années plus tard, je crois. Friggja et Amelia sont toujours restées amies, même quand Amelia a rencontré Jo. »
Isaac conclut, un léger sourire aux lèvres :
« Friggja a toujours été une artiste talentueuse, et Amélia adorait sa peinture. Elle aurait été très heureuse que vous travailliez ensemble, Susie. »
Celle-ci se contente de hocher la tête doucement. Elle n’est pas sûre de pouvoir parler sans fondre en larmes.
* * *
Elsa organise la rencontre avec Friggja Pietilä quelques semaines plus tard. Elle a donné rendez-vous à Susan à l’Institut Yggdrasil, haut-lieu de rassemblement de la communauté sorcière scandinave à Londres. On y sert des spécialités culinaires du nord de l’Europe, et de curieux arômes embaument la salle quand Susan y pénètre.
« Voinko tarjota sinulle palan juustoa ? » Une jeune femme se tient devant elle, un plateau de fromage flottant dans les airs. Susan hume les petits morceaux, et en saisit un, qu’elle avale un peu trop vite. C’est un fromage bleu, délicieux, et elle ne peut s’empêcher d’en reprendre – pour savourer, cette fois. La serveuse sourit, et lui lance avec enthousiasme :
« Nauti siitä ! Tämä on Suomen paras juusto. »
Susan la remercie, puis s’avance dans la salle claire.
Elle regarde un moment autour d’elle, et finit par apercevoir le chapeau mauve d’Elsa, tout au fond, près de grandes baies vitrées qui donnent sur la Tamise. Elle s’approche, et découvre enfin le visage de Friggja Pietilä.
Comme beaucoup de sorcières de son âge, la peintre paraît à la fois bien plus que cent ans et tout à fait moins. Des cheveux hésitant entre le blond et le blanc, coupés en carré court, encadrent un visage oblong. Sa peau blanche, plissée par le temps, est légèrement rosie aux pommettes. Friggja est la première à remarquer la présence de Susan, et la jeune femme est saisie par la bienveillance et la chaleur qui illuminent ses yeux. L’espace d’un instant, la vieille dame semble saisie par l’émotion. Elle se reprend bien vite, et lance d’une voix joyeuse :
« Hyvää päivää, Susan Bones. Je suis enchantée d’enfin vous rencontrer ! »
Susan serre doucement la main que lui tend l’artiste, et s’assoit en face d’elle, aux côtés de son éditrice.
« Je suis ravie également, Ms. Pietilä. J’ai hâte de voir ce que nous pouvons faire ensemble. »
* * *
Le livre sort un an plus tard, et les illustrations de Friggja sont merveilleuses. Susan n’a jamais été aussi fière que la première fois qu’elle tient l’ouvrage entre ses mains.
Sur la page de garde, une simple phrase est ornée d’un dessin d’île par Friggja :
À Amélia Bones.