À peine arrivée dans la salle de repos du premier étage, Callidora Black sut que sa journée risquait d'être longue. Dans la petite pièce, Hippocrate Smethwyck faisait les cent pas.
Elle s'extirpa hors de la cheminée en prenant soin de faire retomber correctement sa robe pour masquer sa jambe droite. Il n'était pourtant secret pour personne que la Guérisseuse-en-chef du Service des blessures par créatures vivantes s'était vue dotée d'un pied atrophié après une opération compliquée – qui avait permis d'évacuer un Occamy de l'hôpital. Mais la nature familiale des Black ressortait chez elle : le paraître était au centre de ses préoccupations – y compris lorsqu'elle portait ces robes vert citron tape-à-l'œil qu'on leur imposait comme uniforme.
Quand il l'aperçut, Hippocrate Smethwyck poussa un cri de joie qui lui déchira les tympans.
— Mrs. Londubat ! Oh, me voilà sauvé.
Elle eut à peine le temps de relever la tête que le guérisseur-stagiaire lui tombait dessus.
— C'est une catastrophe – pour ma première garde seul, vous rendez-vous compte – nous avons dû faire appel aux autres services pour nous prêter main forte et je ne savais pas comment coordonner les équipes, d'ailleurs...
Agacée, Callidora leva la main pour l'interrompre. Il se tut sur le champ.
— Des faits, Smethwyck. L'émotion, plus tard.
Il épongea son front brillant et se redressa.
— Un bombardement Moldu sur Londres qui a délogé un nid de Runespoors.
Callidora grimaça, un goût acide dans la bouche. Elle eut l'impression d'avoir croqué dans un citron.
— Naturellement, ces satanés reptiles ont tout de suite...
— Abrégez.
— Dix-neuf victimes. Dont sept Moldus.
— Combien pris en charge, pour l'instant ?
— Trois sont déjà morts ; trois Moldus. Quatre sorciers ont été mis hors de danger, on les a installés en salle Dai Lewellyn. Des guérisseurs de garde s'occupent de ceux qu'on n'a pas encore vus.
Elle le laissa finir et jeta un coup d'œil dans le couloir. Certains soignants examinaient les blessés à même le sol. Tout l'étage était empuanti par une odeur nauséabonde.
— Vous me faites faire le tour du service, Smethwyck. Je veux une liste avec les noms de ceux qui ont déjà vu un guérisseur, de ceux qui sont stabilisés, des morts, de ceux en attente. Tout de suite.
Elle l'écouta farfouiller dans sa paperasse alors qu'elle inspectait les lieux.
Un beau foutoir.
Si elle savourait le pouvoir que sa position lui donnait désormais, elle goûtait aussi à la déconfiture de se retrouver avec des incapables sous ses ordres. Elle avait toujours voulu être guérisseuse, mais elle se demandait aujourd'hui s'il n'aurait pas été plus agréable de travailler à son compte, plutôt que dans ce fichu hôpital.
Le stagiaire revint vers elle, une liasse de parchemin à la main. Seuls les noms y étaient inscrits.
Callidora y ajouta des annotations à mesure qu'ils allaient de salle en salle. Elle en raya quatre – une autre perte était à déplorer. Le bilan de la situation fut fini en vitesse. Smethwyck pouvait être efficace, quand on l'y poussait. La Guérisseuse-en-chef le congédia sans un remerciement.
Dans sa panique, le stagiaire avait réussi à mobiliser la plupart des guérisseurs des autres services pour le seconder. Au total, six sorciers étaient déjà hors de danger. Il avait fallu amputer la jambe de l'un d'entre eux, tant l'infection s'était propagée vite. Les six autres étaient en cours d'examen.
Il ne restait, au final, qu'un Moldu à prendre en charge.
Justement, l'une des guérisseuses du deuxième étage venait de terminer avec son patient.
— Miss Wilson ! l'interpella Callidora. Pourriez-vous vous occuper de Mr... Carum ?
Wilson s'arrêta à sa hauteur, retira ses gants imbibés d'un mélange de sang et de venin de Runespoor qu'elle jeta aux pieds de Callidora.
— Mon service est fini, Londubat. Nous avons dû épauler – ou plutôt devrais-je dire remplacer – votre équipe toute la nuit. Je vous suggère de prendre le relais.
Callidora grinça des dents. Cette Wilson l'insupportait. Leur rivalité était bien connue de tous : les deux femmes étaient aussi opposées que deux sorcières puissent l'être.
Callidora Londubat, Guérisseuse-en-chef de bonne famille, travailleuse et mature, mariée à un homme de vingt-et-un ans son aîné, mère de deux enfants. Emerald Wilson, jeune folâtre née-Moldue, caractérisée par ses excentricités, qu'on voyait chaque soir en compagnie d'un homme différent – ou de femmes ! car elle poussait toujours plus loin sa bizarrerie. Une rêveuse dans l'âme. Callidora était une terre-à-terre – elle détestait tous ces imbéciles de surréalistes. On ne pouvait rien attendre de ce genre de personnes instables, songea Callidora.
Il faudrait donc qu'elle s'occupe de ce... Moldu.
Elle s'éclaircit la gorge en remontant le couloir. Au fond, une silhouette était pitoyablement avachie sur un des sièges.
— Mr... Mr Carum ?
Elle dut tendre l'oreille pour percevoir son gémissement de réponse, tant il était affaibli.
— Je suis Mrs. Callidora Londubat, la Guérisseuse-en-chef. Et je vais m'occuper de vous.
*
Elle avait utilisé un sortilège de lévitation pour l'amener jusqu'à la table d'examen. Tant que possible, elle préférait éviter de toucher ce genre d'individus. Si cela n'avait tenu qu'à elle, on ne les aurait pas accepté à Sainte-Mangouste. Mais l'incapable qui leur servait de directeur avait une conduite irresponsable : il les y forçait.
La puanteur que dégageait sa morsure infectait l'air ambiant.
— Déclinez votre identité.
— Basil K. Carum, bégaya-t-il entre deux respirations sifflantes.
— « K » pour ?
— Kemp.
— Hm.
Elle ne put s'empêcher de tiquer en inscrivant le nom sur le dossier. Le prénom « Kemp » lui était familier, pourtant, il ne lui semblait pas qu'il soit courant chez les Moldus. Peut-être remarqua-t-il son trouble.
— Cela signifie « guerrier ».
— Je le sais, répondit-elle d'un air pincé. Date de naissance ?
— 15 avril 1912.
Elle ajouta la mention « morsure de Runespoor » dans la partie « motif de consultation » et se tourna vers son patient.
Sans lui adresser un mot, elle déboutonna la chemise du Moldu d'un coup de baguette. Elle scruta son visage : il ne s'étonna pas de l'usage de la magie. Callidora pinça encore davantage les lèvres mais ne releva pas. Elle usa d'un autre sort pour retirer le médaillon qui pendait au cou de l'homme.
Enfin, du bout de ses doigts ganté, elle palpa la peau noircie de sa poitrine. Les chaires étaient molles, nécrosées.
Deux trous béants siégeaient à la hauteur du cœur.
— Je vais mourir ? l'entendit-elle murmurer.
— Taisez-vous. Laissez-moi travailler.
Qu'on ne s'y méprenne pas : Callidora Londubat était infecte avec tous ses patients. D'ailleurs, une fois le premier contact passé, elle traita Basil K. Carum comme n'importe qui ; comme un sorcier. Oh, elle ne l'aurait jamais avoué – question de fierté personnelle et d'idéologie.
Mais un patient restait un patient. Quoi qu'elle en dise durant ses réunions de famille.
Elle fut plus efficace que jamais, sous la pression. Il fallait extraire le venin, désinfecter les parties déjà contaminées, essayer de régénérer les tissus en état de mort. Ce n'était pas une mince affaire – d'autant plus chez un Moldu.
Mais elle était Callidora Londubat. Et après de coûteux efforts, elle stabilisa l'état de son patient.
*
— Et pour finir, je tiens à féliciter Mrs. Londubat, qui en plus de coordonner le Service des blessures par créatures vivantes, a été la seule d'entre nous à réussir à sauver un Moldu de cette tragédie !
Le directeur acheva son discours en la désignant de la main. Callidora fit preuve d'une bonne dose de fausse modestie alors que les applaudissements retentissaient dans la pièce.
Emerald Wilson, bien sûr, se sentit obligée de gâcher sa joie.
— Ne trouvez-vous pas ça étrange, tout de même, Londubat ?
— De quoi parlez-vous ?
— Qu'un Moldu ait pu réchapper d'une morsure de Runespoor. Tous les autres y ont succombés : rien de surprenant. L'absence de magie dans leur organisme les y rend bien plus vulnérables. N'est-il pas surprenant que le seul à y avoir survécu soit, de surcroît, le dernier à avoir été examiné ?
Callidora la foudroya du regard et ne répondit pas.
Elle se posait bien sûr la même question.
*
Elle toqua à la porte mais n'attendit pas qu'on lui réponde pour entrer.
Carum était allongé dans son lit, éveillé. Il lui adressa un regard interrogateur. Sans un mot, elle s'assit à son chevet. Pour s'occuper les mains, ne sachant trop que dire, elle s'empara du médaillon. À l'intérieur se trouvait une photographie.
Une photographie d'une maison bleue.
— D'où venez-vous, Mr Carum ?
— De partout et nulle part à la foi. De nulle part, surtout.
Il avait récupéré des forces et il parvenait à mieux s'exprimer.
— Vous êtes bien mystérieux.
— Et vous donc. Tout ce...
Il fit un geste circulaire de la main. Bien sûr ; un Moldu, étonné de sa percée dans le monde de la magie.
Mais Callidora n'y croyait pas.
— Cette maison, c'est chez vous ?
L'image la troublait. Elle lui était familière, sans qu'elle ne sache dire pourquoi. Le Moldu sourit.
— Non, il s'agit de la maison de mon oncle.
Callidora sentit son sang se glacer.
Son oncle.
— Ce n'est pas chez moi mais j'y suis né. C'est un peu... un rappel. Pour me souvenir que même si je ne viens de nulle part, j'ai quand même une histoire.
Et soudain, tout fit sens.
Si Mr. Carum avait survécu, c'était parce qu'il n'était pas réellement Moldu.
Callidora se leva brusquement de la chaise. Son cœur battait la chamade, prêt à la lâcher. Comme les pièces d'un puzzle, les éléments qui l'avaient perturbée toute la journée se mirent en place pour former une image claire, nette, précise.
Un peu trop.
Basil K. Carum était un Cracmol.
— Votre oncle. Comment s'appelait votre oncle, Mr Carum ?
Son sourire s'agrandit encore et une lueur un peu folle brilla dans ses yeux.
— Phineus.
Phineus Black, deuxième du nom. Son oncle à elle, aussi. La maison bleue – elle l'avait presque oubliée. Elle n'y avait plus remis les pieds depuis... depuis l'âge de cinq ans.
La fameuse maison bleue. Celle où était né son...
— Cousin Marius.
Des larmes perlèrent dans les yeux vitreux de l'homme face à elle.
— Basil K. Carum. Marius Black. C'est une anagramme. Astucieux, pas vrai ? J'ai changé de nom quand... Eh bien, quand mes parents m'ont expulsé de chez eux.
Son cousin Marius, celui dont on ne parlait jamais. Son cousin Marius Kemp Black. Qui portait le nom de son grand-père. Kemp Bulstrode.
— Mais tu n'es pas né en...
— 1912 ? Non. Mais à onze ans, je ne pouvais pas travailler. J'ai changé ma date de naissance de 1915 à 1912 pour me donner trois ans de plus. D'ailleurs, le 15 avril 1912 a une certaine signification pour les Moldus. Mais je suis persuadé que cela ne t'intéresserait pas.
Callidora retomba en arrière, abasourdie.
— Tu m'avais reconnue ?
— Des traits me disaient quelque chose. Tu as la même tête que ta mère, cette chère tante Lysandra. Quant au reste... Tu t'appelles peut-être Londubat, maintenant, mais tu as bien le caractère des Black.
Il toussota et cracha quelques gouttes de sang. Callidora huma un effluve ferreux dans l'air.
— Si j'avais un jour cru que les bombardements des Moldus me ramèneraient dans le monde des sorciers...
*
Basil K. Carum sortit de l'hôpital après deux semaines de surveillance.
— Et maintenant ?
— Maintenant, nous nous disons adieu. À jamais. Adieu, Callidora.
— Adieu... Basil.
— Tu peux effacer ma mémoire, maintenant.