Daphné avait l’impression d’avoir un Bézoard au fond du ventre. C’était plus fort qu’elle ; elle avait toujours été d’un naturel anxieux. Petite déjà, la moindre contrariété et la plus petite des appréhensions se mettaient à tourner en boucle dans sa tête pendant des jours. Elle pensait trop. Ces retrouvailles, elle n’avait pas arrêté d’y penser ces deux dernières semaines, et elle n’arrivait pas à chasser ce désagréable pressentiment qui lui tenaillait l’estomac : comment les choses pouvaient-elles bien se passer ?
Premièrement, elle n’avait aucune envie de retrouver celles et ceux qui l’avaient quasi-unanimement condamnée après la guerre sous prétexte qu’elle avait été répartie dans la « mauvaise » maison à onze ans. Deuxièmement, Pansy, Blaise et Drago étaient particulièrement exécrables ces derniers temps. Partager le voyage avec ces trois-là était peut-être la pire idée possible. Sauf si l’on voulait intégralement repeindre les murs des compartiments en rouge sang, évidemment. Troisièmement, Tracey allait encore la bombarder de questions pour savoir si elle avait rencontré quelqu’un. Pas qu’elle nourrisse une quelconque hostilité à son égard, au contraire, mais il était de notoriété publique que quiconque tenant à ses secrets ne devait jamais s’épancher auprès de Tracey Davis.
Mais elle était désormais au pied du mur, elle ne pouvait plus faire marche arrière. La jeune femme prit une grande inspiration et traversa la barrière.
Un épais panache de fumée blanche l’accueillit aussitôt. Elle s’insinua lentement dans ses narines puis dans sa trachée, faisant remonter ses souvenirs de rentrée avec nostalgie. Les lieux n’avaient pas changé. Elle avait l’impression de revenir des années en arrière. La locomotive flambante du Poudlard Express fendait avec élégance les volutes de sa propre vapeur. L’émotion était presque intacte. Presque, parce que c’était la première fois qu’elle passait la barrière sans être accompagnée. Et presque, aussi, parce que le quai 9 ¾ était quasi-désert.
Quelques anciens élèves étaient déjà là : Wayne Hopkins dépassait comme à son habitude tous les autres d’au moins deux têtes, il était difficile de le rater. Il y avait également le très irritant Zacharias Smith, qui semblait discuter avec véhémence avec Megan Jones ainsi qu’une Serdaigle dont elle ne se rappelait plus franchement le nom. À leurs côtés, elle reconnut les nattes dorées de la toute nouvelle patronne du Chaudron Baveur. Daphné avait toujours apprécié Hannah. Elles avaient été binômes pour leur cours d’Astronomie pendant plusieurs années. Elle se promit d’aller la saluer un peu plus tard, car une brune trapue à la voix suraiguë lui faisait signe sur sa droite.
« Daphné, par ici ! » la hélait Pansy en remuant les bras d’un air frénétique.
Daphné leva les yeux au ciel, mi-amusée, mi-agacée par le comportement de son amie. Trop enthousiaste, trop puérile, trop sonore, et en même temps trop rancunière, trop colérique, trop calculatrice... Pansy Parkinson était toujours dans les extrêmes. Personne ne connaissait moins qu’elle la mesure.
« Daph’, ça fait tellement plaisir que tu sois là !
— Je me surprends moi-même d’être venue », avoua-t-elle en un timide sourire.
Pansy posa ses deux mains sur ses épaules et écrasa précautionneusement ses lèvres carmin sur ses deux joues. Elle avait fait exprès que son rouge à lèvre marque, à coup sûr… Voilà qu’elle était bonne pour se repoudrer à bord du train…
« Pansy et moi trouvions Tracey fatiguée, commenta Blaise en désignant du menton la petite blonde au chignon serré, mais ce n’est rien comparé à la tête que tu tires. On dirait que tu as avalé du venin de Basilic !
— Très drôle, répliqua Daphné d’un air pince-sans-rire. Toi aussi, tu as mal dormi ? » demanda-t-elle en se tournant vers Tracey.
Cette dernière piqua un énorme fard.
« Alors Tracey ? ricana Pansy.
— Je pense que Madame Davis n’a pas du tout dormi, si vous voyez ce que je veux dire…
— C’est fou, répliqua une Tracey acerbe, tu es à la subtilité ce que Pansy est à la demi-mesure, Blaise. C’est-à-dire pas grand-chose. »
Daphné pouffa, rapidement suivie par Pansy. Elle adorait la répartie de leur ancienne camarade. Si elle était la plus discrète et réservée d’entre eux à première vue, elle savait aussi avoir la langue bien pendue et savait viser juste lorsqu’elle était piquée.
« Alors, qui est l’heureux élu ?
— Ou l’heureuse élue ! » ajouta Daphné en fronçant les sourcils.
Après tout, elle avait bien le droit d’aimer qui elle voulait. Pansy secoua négligemment la main, comme si sa remarque importait peu :
« Oui, oui… Allez, t’inquiète pas que tu vas cracher le morceau ma vieille ! On va te travailler au corps de toute manière !
— On va te tirer les vipères du nez ! renchérit le métis.
— Pour une fois que c’est toi qui nous caches quelque chose ! » s’amusa Daphné.
Ils échangèrent tous les quatre des regards complices. Daphné sourit, légère. La frivolité de leur discussion lui rappelait leur année de BUSE, où le plus gros enjeu de leur année était non pas l’obtention de leurs examens mais plutôt de savoir si Pansy allait réussir à obtenir un baiser de Théodore. La réponse étant évidemment non. Il aurait, selon ses propres termes, « préféré enrouler sa langue autour des tentacules du Calmar géant plutôt qu’autour de la sienne ». Merci pour elle.
Si elle avait appréhendé les retrouvailles, elle se sentait maintenant soulagée. Comme si un poids s’était enlevé de ses épaules. Comme si le Bézoard au fond de son ventre s’était dissous. S’il y avait bien une chose qui intéressait les Serpentard, c’était les histoires de cul. Alors certes, le trajet avec Drago ne serait pas des plus agréables, mais au moins personne ne lui poserait trop de questions puisque les coucheries de Tracey concentreraient toute l’attention.
Elle regarda son poignet.
« Dites, Drago et Théodore sont drôlement en retard. Ils abusent ! On s’était dit onze heures moins le quart maximum, pour être sûrs d’occuper notre ancien compartiment.
— Pour quelqu’un qui est arrivé à moins dix, c’est culotté, railla Tracey.
— Désolée, tu sais comment je suis… j’hésitais à faire demi-tour », fit-elle semblant d’ironiser.
La pique l’avait atteinte plus qu’elle ne l’aurait voulu. Elle regarda de nouveau sa montre.
« Bon…
— Ouais… confirma Blaise comme s’il avait lu dans ses pensées. On ne va pas sauter dans le train en marche non plus. Ils nous rejoindront. »
Ils se décidèrent à monter dans le train à la recherche du Saint Graal : le compartiment I.
« De toute manière, enchaîna Pansy en prenant la tête de l’expédition, si quelqu’un ose prendre notre compartiment avant qu’on y pose nos jolies petites paires de fesses, je prendrai soin de l’étriper personnellement.
— Mais oui… Bien sûr, Pansy. Et ensuite ils auront enfin une raison suffisante de te coffrer à Azkaban, comme ils l’ont toujours voulu. »
La plaisanterie tomba un peu comme un soufflé. Ils étaient parvenus à destination mais avaient désormais tous l’air morose. C’était une vérité peu plaisante : ils n’étaient pas franchement appréciés, parmi leurs anciens camarades et au sein de la société sorcière. Ils avaient longtemps été considérés comme – ou étaient toujours, pour certains comme la jeune femme – des parias. Daphné n’avait jamais été particulièrement impliquée dans le conflit, quoiqu’elle eût tenu à soutenir par la suite Drago, Pansy et Gregory devant les tribunaux.
« Vous en faites de ces têtes… s’étonna le nouvel arrivant de sa voix grave et profonde. On dirait qu’on vous a fait avaler de force du venin de Basilic.
— La Bléodore connexion a encore frappé ! applaudit aussitôt Pansy comme une démente.
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda Théodore en recoiffant ses cheveux de sa main gauche.
— Blaise a juste fait la même blague que toi tout à l’heure.
— Ah, répondit-il un peu bêtement.
— Tu avais rendez-vous chez le dé-coiffeur ce matin ou c’est simplement que tu as couru pour ne pas être en retard ?
— Bien sûr que j’ai assez d’argent pour payer quelqu’un à me décoiffer, répondit-il avec plus de contenance cette fois-ci. Mais pourquoi faudrait-il en déduire que je n’ai pas couru ? »
Tracey esquissa un sourire, amusée. Il y eut un moment de flottement. Le quai qu’ils avaient laissé désert s’animait de nouveau. Un nouveau groupe était en train de passer la barrière. À cette pensée, le cœur de Daphné se serra. Quand certains arrivaient en groupe, eux étaient arrivés un par un…
« Allez ! Vite ! Il va partir d’un moment à l’autre ! »
Daphné reconnut immédiatement une des jumelles Patil, mais mit plus de temps à remettre des noms sur les autres amis de Potter – Dean Tomas, Seamus Finnigan et Lavande Brown, si sa mémoire était exacte. Dans la main du premier était glissée une autre main, fine et pâle, que Daphné ne s’attendait pas à voir là. Elle resta quelques secondes à fixer un peu bêtement Luna Lovegood, ses longs cheveux blonds, ses jambes interminables et son sourire ingénu. Elle avait sans doute dû se faire trop insistante, car les yeux bleus de l’ancienne Serdaigle se plantèrent soudain dans les siens. Et ces yeux-là n’avaient plus rien d’ingénus. Ils la transperçaient.
Elle sentit son cœur s’affoler. Elle se sentait totalement mise à nu, et la sensation lui fut absolument insupportable. Les joues brûlantes, Daphné détourna le regard, paniquée à l’idée d’avoir été prise sur le fait non seulement par Luna mais aussi par ses amis…
Autour d’elle, personne ne semblait avoir relevé son trouble. Au contraire, ils semblaient embarqués dans une nouvelle conversation :
« La tradition, je veux bien… Mais je vous le dis, réunir d’anciens ennemis dans un train pendant six heures, c’est suicidaire.
— On va finir par s’étriper.
— Qu’est-ce qu’on a dit Pansy sur les tripes ? C’est non. »
Celle-ci souffla.
« Ça fait plusieurs nuits que j’essaie d’imaginer comment ça peut se passer… marmonna Daphné en prenant la conversation en marche. Et en toute honnêteté aucun de mes rêves ne finit avec Zacharias Smith et moi qui trinquerions au bon vieux temps. »
Ils s’esclaffèrent tous. Blaise ajouta, plus sérieusement :
« Oui enfin tu parles de cet abruti de Poufsouffle, mais je ne saurais parfois pas dire qui est le pire entre lui ou Drago…
— Ne commence pas, Blaise ! » le prévint Tracey sur un ton plus cassant qu’à l’accoutumée.
Le cœur de Daphné s’était affolé de nouveau. Voilà que le Bézoard revenait au fond de son estomac.
« Honnêtement, continua la petite blonde, je me fiche comme d’une guigne de Drago Malefoy. Nous n’avons jamais été amis tous les deux. Mais Daphné, elle, est mon amie… »
Daphné eut un élan de reconnaissance soudain pour la jeune femme.
« … et je refuse qu’elle se retrouve prise entre deux eaux parce que vous êtes trop… trop… immatures, pour discuter tous les trois et régler une fois pour toutes cette dispute stupide !
— Cette dispute stupide ? s’étrangla Pansy. Non mais je rêve. Tu étais là, au moins, pour juger que ma – que notre rancœur est injustifiée ?
— Non, reconnut doucement Tracey. Je suis désolée si… Non. Je suis désolée d’avoir été blessante. Je voulais simplement vous demander de ne pas la prendre à partie. Drago est son beau-frère, il fait partie de sa famille. Et vous, vous tous dans ce wagon, savez plus que quiconque ce que cela fait d’être tiraillé entre plusieurs loyautés. »
Pansy leva les yeux au ciel, mais ils hochèrent tous la tête. Comme s’il approuvait à son tour, le wagon se mit soudain à trembler. Daphné n’eut cette fois-ci pas à regarder sa montre :
« Onze heures. »
Blaise et Pansy échangèrent un regard entendu. Daphné fronça les sourcils : s’il avait renoncé à venir, Astoria l’aurait au moins prévenue, non ? Drago n’était toujours pas là. Et c’est sans lui que le Poudlard Express quittait King’s Cross.
À travers les années, leur compartiment avait perdu de ses couleurs, mais certainement pas de son confort. Tracey, qui n’avait vraisemblablement pas dormi de la nuit, s’était assoupie en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire « Magicobus », disparaissant bien vite entre deux coussins de velours côtelés. Blaise avait amené spécialement pour l’occasion son jeu de bataille explosive et les défiait tour à tour de le battre. Pansy perdit rapidement la première partie. Mais la seconde partie qui l’opposait à Théodore n’en finissait pas. Prise d’une envie pressante, Daphné se leva.
« Eh, toi ! Où vas-tu ?
— Aux toilettes, Pansy. J’ai besoin de ton autorisation ? »
Pansy plissa les yeux, avant d’asséner :
« Espèce de petite vessie. »
Daphné roula des yeux. Blaise réprima un petit rire. Une des cartes sur la tablette centrale vibra, puis explosa.
« Tu n’as pas mieux comme insulte ?
— Non, non, elle a raison. C’est très factuel. Cela fait à peine… vingt-cinq minutes qu’on a quitté Londres. Tu en as une toute petite, Daph’ », commenta Théodore.
Blaise riait désormais à gorge déployée.
« Je comptais seulement en profiter pour me refaire une beauté, rétorqua finalement Daphné. Je n’ai pas oublié l’attentat carmin sur le quai. Tu crains que je te fasse de la concurrence, Pansy ?
— Elle était bien placée celle-là, reconnut cette dernière sur un ton faussement scandalisé. Dix points pour toi, Serpent. »
Daphné leva deux doigts en l’air. Satisfaite de cette petite victoire, elle referma la porte du compartiment et progressa dans le couloir en direction des uniques toilettes du wagon. Elle eut un flash, et repensa avec amusement à la fois où Vince les avait bouchées par erreur et où ils avaient dû traverser la moitié du train pour trouver une autre cabine de libre. Elle n’avait pas beaucoup de souvenirs positifs avec Vincent Crabbe. D’ailleurs, elle n’avait pas beaucoup de souvenirs de lui, tout court. Mais cet événement faisait partie de ceux qui les avait étrangement soudés.
Pour la première fois de la journée, elle comprenait un peu mieux l’intérêt des « Grandes Retrouvailles » auxquelles étaient conviés tous les diplômés d’une promotion donnée, cinq ans après l’obtention de leurs ASPIC. Elle avait tant pensé aux conflits et aux confrontations éventuelles qu’elle en avait oublié que les rassembler ici, c’était aussi leur permettre de se remémorer ce qui les avait unis par le passé. C’était en même temps leur donner la chance de partager quelque chose de nouveau.
C’est le sourire aux lèvres et le cœur apaisé qu’elle tira vers elle la porte des toilettes. Une masse lui tomba dans les bras. Elle en perdit son équilibre. Elle s’étala de tout son long. Et tout fut rouge. Immensément rouge. Intensément rouge.
Elle hurla.
Drago Malefoy ne manquait plus à l’appel.
Bonjour à tous et à toutes ! Pour l'échange de Noël 2021, j'ai eu le plaisir d'écrire cette petite fiction pour la fantastique Catie. ♥ On y retrouve évidemment ses Serpentard chéris, j'espère leur avoir fait suffisamment honneur.
Cette fiction est composée de sept chapitres dont le déroulé est d'ores et déjà posé, mais l'ensemble est toujours en cours d'écriture.
En vous souhaitant une bonne lecture ! Ainsi que de de très belles fêtes.
À suivre...