L'Adieu à la sœur
Lily écrivait des histoires. Sur des bouts de papier, elle renversait des mondes, en éteignait d'autres, en invoquait de nouveaux. Architecte d'encre et de rêves, la plume à la main, Lily ajustait les virgules et suspendait les points, là, comme ça, comme des étoiles dans le ciel, puis prenait la phrase de gauche, tournait, et s'adossait aux majuscules qui penchaient sur le côté. Il ne fallait pas, disait-elle, que les majuscules tombent. Il fallait que les mots, toujours, rebondissent, s'entrechoquent, fusionnent, qu'ils s'éclaircissent entre eux. « Les mots sont comme les gens, Tunie. Ils ne prennent de sens que lorsqu'ils communiquent », disait-elle. Pétunia n'avait jamais compris les ficelles de cet exercice de style, mais elle hochait la tête. Lily écrivait des histoires, et Pétunia les dévorait.
Jusqu'à ce que la pluie blanchisse les carreaux, Lily glissait sous sa porte des petites enveloppes de mots, et Pétunia les lisait très tard le soir, à l'heure où se déploient les illusions et où les personnages fantasmés surgissent sous les draps tirés d'un lit, à la lumière chancelante d'une lampe torche. Les contes de Lily se dispersaient dans la chambre de Pétunia comme une nuée d'oiseaux. Quand elle fermait les yeux, Pétunia les entendait battre de l'aile à ses oreilles. Leur chant la plongeait dans un sommeil peuplé d'êtres merveilleux, et elle tombait, tombait, tombait dans terrier du lapin, rapetissait et poussait comme une mauvaise herbe, se frayait un chemin dans un univers surréel où se côtoyaient grenouilles parlantes et ronds de fumée. Au réveil, Pétunia, désorientée, disait à Lily qu'elle avait rencontré de drôles de monstres, qu'ils l'avaient même invitée à l'heure du thé. Lily souriait. « Ce ne sont pas des monstres, Tunie. Ils sont différents, c'est tout. » Pétunia hochait la tête. Différent, c'est tout.
Lily aussi était différente, et c'était tout. Du moins, ça aurait dû le rester, mais Pétunia, rongée par la jalousie à l'idée de voir sa sœur prendre le train pour le Pays Merveilleux en la laissant sur le quai, n'avait pas pu retenir ces mots honteux fleuris sur ses lèvres en ce morose jour qui la hanterait toujours. Monstre. Monstre. Monstre. Tunie avait traité Lily de « monstre ». Dès lors, Lily ne lui avait plus envoyé d'histoires. Les seuls mots qui volaient dans la chambre de Pétunia appartenaient au royaume des cauchemars.
Bien des années plus tard, longtemps après que le roulis du train se soit effacé à l'horizon derrière un nuage de fumée, Pétunia se réveillait la nuit, en sueur, assaillie par l'image déformée d'une petite fille reniant sa sœur. Elle ne rêvait plus, aucune histoire n'alimentait ses nuits. Elles étaient de simples trous noirs, des abysses dépourvus d'odeurs, et Pétunia tombait, tombait, tombait, mais ne se relevait pas. Au réveil, elle tombait encore. Interminable chute qui la propulsait dans la vie à la vitesse de la lumière.
*.*.*
Harry était une histoire. Une histoire dont Pétunia se serait bien passée. Un matin, elle s'était levée pour aller chercher le lait, et il était là, brouillon d'une légende écrite sur le tard, à l'encre vive des rêves pleins d'espoir. Le fruit d'une union à peine consommée entre guerre et tendresse, sur fond de rires et de rivalités. La lettre glissée dans sa petite main close, c'était celle d'un homme qui, maintes fois, avait sillonné les couloirs de songes de Pétunia dans sa prime jeunesse. Cette lettre, Pétunia n'avait su qu'en faire, alors elle l'avait brûlée. L'enfant, elle s'en accommoderait. Elle n'avait pas le choix, de toute manière, c'était ainsi. L'histoire que Lily avait commencée, ce serait à elle de l'achever. L'ennui, c'est que Tunie n'avait jamais été très douée pour terminer les charades de sa sœur. L'ennui aussi, c'est qu'Harry lui ressemblait.
*.*.*
Le regard d'Harry pesait sur Pétunia, lourd, lourd, lourd. Elle le sentait dans son dos, sur sa nuque, dans le creux de ses bras, dans l'espace vide qu'elle allouait parfois à Dudley, et dans le recoin fermé de ses lèvres, qu'elle tenait serrées, si serrées que seuls des sons sifflants s'en échappaient.
Harry ne prenait pas de place, mais dès que Pétunia se trouvait dans la même pièce, que ses yeux verts ricochaient contre le carrelage rutilant de la cuisine, Pétunia étouffait. Elle n'avait pas voulu, elle, croiser chaque jour de sa vie le fantôme de sa sœur au petit-déjeuner, et encore moins celui de son bon à rien de mari. Et pourtant, il la suivait, imperturbable, et Pétunia se débattait avec les mots qui ne sortaient pas, ou déformés par le venin d'un récit altéré par le temps et les regrets.
Alors Pétunia s'inventait des histoires. Des histoires noires, grises, des histoires insipides dans lesquelles Harry tirait les cheveux de Dudley et répondait, insolent, les provoquait, eux, les autres, ceux qui n'avaient pas su faire partie de l'univers édifié par Lily. Des histoires dans lesquelles elle pouvait exister, seule figure lumineuse capable de rétablir l'ordre.
Harry subissait ses sévices sans rien dire, mais, parfois, Pétunia surprenait dans sa posture une étincelle de défi, et elle savait alors, que le labyrinthe de mots et de mensonges que Vernon et elle avaient construit autour de lui s'effondrerait un jour.
*.*.*
Le jour vint sans prévenir, ainsi que le font les jours de la semaine. Pétunia se réveilla un matin dans une cabane au milieu de la mer déchaînée, et l'Histoire rattrapa Harry que, déjà, un monstre entraînait à sa suite dans un monde où Pétunia n'avait pas sa place. Cet homme aux dimensions gargantuesques était une fenêtre sur l'univers de Lily, mais lorsque Pétunia le vit, elle ne ressentit que de l'effroi, et une pincée de culpabilité.
L'histoire se répétait. (Sans elle.)
*.*.*
L'histoire se répétait tant et si bien que derrière la porte close d'Harry, Pétunia entendait les mêmes cauchemars qui avaient agité les nuits de sa sœur bien des années plus tôt.
Elle se souvenait, Tunie, se souvenait de s'être adossée plus d'une fois à la porte de la chambre de Lily, les yeux fermés, le cordon de sa robe de chambre serré entre ses doigts, et ses pieds nus sur la moquette du couloir. Elle se souvenait, Tunie, se souvenait avoir posé la main sur la poignée de porte, hésitant à la pousser, hésitant à réveiller Lily pour l'arracher à ses chimères faites de crocs et de griffes, d'yeux rouges et d'étincelles vertes. Elle se souvenait, Tunie, de son souffle court et des larmes brûlantes qui lui piquaient les yeux quand elle entendait les cris étouffés de Lily, et qu'elle sentait le vide se creuser un peu plus entre elles tandis qu'elle restait là, immobile dans le noir, incapable de faire le premier pas vers sa sœur. Elle se souvenait, Tunie, se souvenait des mensonges qu'elle se répétait le soir, de la colère qu'elle entretenait comme des braises dans son cœur.
Elle se souvenait, Tunie, des regrets.
Des années plus tard, son erreur planait là, comme un couperet au-dessus de sa tête, et Pétunia ne dormait pas. Elle écoutait les cauchemars de Harry, immobile derrière la porte de sa chambre, figée, froide comme une statue de glace. Elle l'entendait appeler « Cédric » et ses parents dans l'obscurité moite de l'été, et elle ne bougeait pas.
Le matin au réveil, Pétunia prétendait ne pas voir les cernes sombres sous les yeux de Harry, le regard hanté qu'il arborait quand il pensait que personne ne le voyait, les ombres qui saillaient sur son visage.
Elle ne disait rien, jusqu'au soir où son fils réapparu et, qu'assis à la table de la cuisine, Harry évoqua les Détraqueurs.
Alors, Pétunia parla.
Harry resterait. Il resterait chez elle.
Le fantôme de sa sœur lui jeta un regard curieux, voulut savoir, comprendre, mais Pétunia refusa d'écouter. Il avait ses yeux. C'était douloureux.
*.*.*
Elle voulut lui dire au revoir.
Le jour du départ, elle voulut... Elle ne sut que faire, fit mine de fouiller dans son sac à main à la recherche de quelque chose. Un mot ou deux. Des excuses maladroites. Mais comment rattrape-t-on dix-sept ans d'indifférence et de ressentiment ?
Harry la regarda. Toujours, ses yeux verts la clouaient au sol. Harry la regarda, et elle lut dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à du défi. Vois-tu, semblaient-ils vouloir dire, je suis toujours là, et je tiens debout, malgré l'enfer que vous m'avez fait vivre, malgré les cris et les humiliations. Je sais, avait envie de répondre Pétunia. Je suis désolée.
Restée seule dans la pièce un instant avec lui, les yeux encore humides d'avoir pleuré suite à l'acte de gentillesse profonde dont avait fait preuve Dudley, Pétunia hésita un instant.
Harry, toujours immobile au centre du living-room, la dévisageait en silence, l'air intrigué. Pétunia entendait battre son cœur, faiblement, et elle revit Lily un instant, Lily qui se tenait là, au centre du salon de leur enfance, ses longs cheveux roux noués en un chignon flou, ses yeux verts fixés sur les siens comme si elle attendait quelque chose.
C'était la dernière fois qu'elles s'étaient vues. Pétunia et Lily, chez leurs parents un soir d'hiver, quelques mois avant la naissance d'Harry.
« Tu ne me dis pas au revoir ? » avait demandé Lily.
Pétunia entendait les rires de James Potter se mêler à ceux de ses parents dans la cuisine des Evans, mais le son était comme étouffé par un voile étrange alourdi par les mots jamais prononcés. Pétunia s'était tordu les mains. Des phrases dénuées de sens fusaient dans sa tête. « J'organise un barbecue la semaine prochaine. Tu peux venir, si tu le souhaites ? » ou, « Je suis désolée qu'on se soit disputées tout à l'heure au sujet de je-ne-sais-plus-quoi. » aucune d'elle ne franchit le seuil de ses lèvres.
« Pétunia ! On y va ! » avait appelé Vernon depuis le trottoir.
Pétunia avait haussé les épaules, jetant un regard affolé à la porte d'entrée.
« Et bien au revoir », avait-elle dit à Lily.
Puis, sans un regard en arrière, elle était montée dans l'automobile flamboyante de Vernon, sans savoir qu'elle ne reverrait plus jamais sa sœur ni son bon à rien de mari.
Dix-sept ans plus tard, Pétunia tourna de nouveau les talons sur un au revoir brouillon.
Elle ne voulait pas qu'Harry s'aperçoive des larmes qui fleurissaient sous ses paupières.
Lily la regarda partir, immobile.
Pétunia s'engouffra dans le noir.
*.*.*
Au bout du couloir brillait l'espoir.
Lily veillerait sur lui, et quand la guerre serait finie, Harry reviendrait.
Il lui présenterait sa fille, Lily, qui se jetterait dans ses bras, insensible aux années de silence qui séparaient son père de cette femme marquée par les regrets,
Et Pétunia comprendrait alors
Qu'il était temps de dire adieu,
Adieu à sa sœur.