"que faire
si tout ce que je touche
se change en manque de toi
et où aller
où se réfugier
quand aucun chemin ne mène hors du monde ?"
– Jón Kalman Stefánsson, Ásta
Aucun chemin ne mène hors du monde puisque tu as revendiqué le monde et que je te l’ai laissé.
Aucun chemin, donc, pour te fuir, toi de nulle part et de partout. Je ne t’ai pas vu depuis 32 ans et je n’ai vu que toi, entendu que toi, tu as crevé toutes mes bulles, piétiné tous les instants, ri jusqu’à ma reddition jusqu’à mon épuisement. Tu es féroce, tu es impitoyable. Tu me brises les hanches plus que le cœur. Je vomis des larmes et des bouts d’os : je t’aime. Rien en toi ne capitulera, non. Tu es le conquérant, tu avances sans t’arrêter, chef de guerre, et moi je suis toutes les veuves tous les orphelins tous les cadavres sur les bords de chemins jetés dans les fosses moi je suis plus que toute la souffrance que tu lèves
Moi je te tourne le dos, je refuse de t’affronter et tous crient LÂCHE dans chacune de mes pensées
C’est courageux, pourtant, de refuser de t’affronter. C’est courageux d’oublier que je dois ma vie à d’autres que toi. C’est courageux de t’aimer encore, de souffrir encore, c’est courageux de mourir. Quand je t’affronterai, je vivrai de nouveau, mais je ne veux pas vivre. Je veux continuer à pencher la nuque sous ta main je veux continuer à m’offrir à tes doigts de bourreau
Mon frère me méprise et il a bien raison. Toi tu m’effares, beau plus beau dans les cauchemars
Il n’y a que moi qui perds ma beauté, et je perds le sommeil pour nous deux. Je suis ton sacrifice, parce que je refuse d’accepter que tu sois le mien.
Ils disent que je fuis la vérité, ils le diront encore et encore dans la légende répétée. Ils disent que je ne veux pas entendre de ta bouche que j’ai tué Ariana, que je suis l’assassin de cette petite fille blonde qui voulait vivre et qui a été maudite d’être la sœur d’un sans-amour. Mais ils ont tort et j’emporterai mon secret dans la tombe.
Je fuis la vérité, mais pas cette vérité-là. Ariana me hante seulement parce qu’elle est ce visage que je ne veux pas voir. Je ne veux pas me rappeler ce qu’Ariana crache, je ne veux pas me rappeler que je n’ai pas pleuré devant son corps écroulé, je n’ai pas pleuré. Je n’ai pas pensé à autre chose qu’à toi. Devant sa tombe, j’ai titubé de douleur, mais c’était la douleur que tu sois parti. Pas qu’elle soit morte. Je suis un monstre autant que toi, mais je te renverserai et c’est moi qu’ils vénéreront. Je serais le sage et tu seras le fou. Mais tu étais le sage d’être fou.
La vérité que je fuis est bien pire que ça. La vérité que je fuis, la seule qui soit intolérable, ce que ne peux pas voir dans tes yeux, pas entendre de ta bouche, c’est
Je ne peux pas le supporter, l’idée que
Je ne peux pas le voir
Je ne peux pas l’entendre
Je ne veux pas savoir que tu ne m’as jamais aimé.
Et que j’ai été seul dans toutes nos illusions, dans mes dérives, dans mes flammes. Je ne veux pas savoir que tu m’as manipulé. Je veux être loin de toi et ne plus jamais te revoir et pouvoir croire à mes mensonges qui susurrent et qui disent que tu m’aimes
Que tu m’aimais
Au moins un peu
Je me perds et je vogue, les vagues elles-mêmes titubent.
Tu es de toutes les statues, de tous les jeux cruels où le prix est de m’écraser. Je finis toujours sous tes pieds. Je fuis, bien sûr que je fuis. Je fuis sans m’avouer que c’est toi que je fuis, et bien sûr que c’est toi que je fuis. Je fuis l’écho blond de ton rire. Ton rire n’a pas perdu son tranchant, il me coupe la langue, m’aveugle. Il me coupe les cheveux, les mains, les veines. Je m’écoule et je disparais. Je te fuis, Gellert, et je me perds. J’échoue hébété sur les rives du rêve. Le rêve est muet. Il ne te contient pas. Tes doigts me cherchent dans la pénombre. Tu tâtonnes. Je fuis encore. Je rampe dans les cendres. Mon nez s’en emplit. Mes oreilles aussi. Ta bouche me cherche aussi. Elle effleure mes frissons, oh, délire. Je fuis. Je débouche dans le salon où Ariana n’a pas bougé à travers les années, je fuis, je débouche dans la chambre et le lit est toujours défait, je fuis, je débouche dehors et tu n’es plus là. C’est pire, c’est tellement pire. Il pleut. Je trouve la paix sous la pluie.