“We have not touched the stars, nor are we forgiven, which brings us back
to the hero’s shoulders and the gentleness that comes, not from the absence of violence, but despite
the abundance of it.”
‒ Richard Siken, ‘Crush’, ‘Snow And Dirty Rain’.
Abelforth se taisait en regardant son frère. Pour la première fois de sa vie, il voyait Albus d’une toute autre manière : les éclats de lumière qui provenaient de l’unique torche de la pièce autrement plongée dans la pénombre, ricochaient sur sa peau et semblaient surnaturels. Il avait la nuque baissée, le regard dans le vide, le dos voûté.
Quand il releva les yeux, Abelforth rata un battement de cœur. Les prunelles habituellement si bleues d’Albus semblaient des abysses sans fond de dévastation. Des cernes les creusaient comme des fossés.
Albus s’était levé à l’entrée de son frère, et malgré sa haute taille déployée, il avait l’air écrasé. Une ruine en marche. Abelforth pouvait presque voir autant que sentir la magie qui flottait autour de son aîné, et ses échos dorés au goût de framboise avaient à présent un goût net de brûlé. Elle semblait vaciller.
- - Abelforth, dit doucement Albus comme aucun d’eux ne parlait. Sa voix tremblait comme celle d’un homme à l’agonie.
Albus avait toujours paru si grand, si rayonnant de puissance, et Abelforth, muet, choqué, ne pouvait qu’assister à ce spectacle terrifiant où son frère avait les airs cadavériques d’un homme qui marche vers sa mort.
Albus, monsieur Parfait, le prodige lisse et brillant, Albus était si ravagé que cela faisait peur.
- Abelforth, reprit Albus comme Abelforth ne réagissait pas. Dis quelque chose.
Abelforth se secoua de sa stupeur.
- - Est-ce que c’est vrai ? demanda-t-il simplement, d’un ton moins dur qu’il ne l’avait prévu.
Albus fit un misérable hochement de tête. Une bouffée d’incrédulité envahit Abelforth, aussitôt suivie par une puissante vague d’amertume.
- - Enfin, lâcha-t-il.
Il n’avait pas cru à la nouvelle quand elle avait commencé à circuler, de bouches en bouches, de cris en cris, de journaux frénétiques à journaux frénétiques. Il n’y aurait pas cru si l’Angleterre toute entière le lui avait crié, si le monde magique tout entier l’avait fait. Il n’y avait pas cru. Il l’aurait cru seulement de la bouche d’une personne. De la bouche d’Albus Dumbledore lui-même.
Mais même maintenant que la nouvelle avait été confirmée par son frère, il n’arrivait toujours pas y croire. 46 ans. Albus avait attendu 46 ans avant d’affronter le monstre qui avait déchiré leur famille et tant d’autres, le monstre qui avait éclaboussé le monde de sang sous la botte de la révolution.
Avec ce « Enfin », Abelforth crachait tout haut ce que le monde entier pensait tout bas, mais il ne s’attendait pas à la réaction d’Albus. Le visage de celui-ci s’effondra encore un peu plus. Il avait l’air d’un homme qui aurait vécu un siècle de misère.
46 ans, rectifia Abelforth mentalement, avec un dégout teinté de mépris.
Il était forcé de reconnaitre que rien n’avait changé depuis cette après-midi d’enterrement où son poing déchainé avait explosé le nez de son frère.
Un nez si droit, si délicat, si parfait.
Rien n’avait changé.
Son aîné n’avait pas changé. Toujours entouré d’un halo, et toujours aussi hideusement lâche.
Toujours aussi hideusement épris d’un monstre.
Abelforth connaissait la joie incrédule qui s’était emparé de la Grande-Bretagne, qui avait traversé ses frontières. Le monde magique frissonnait à l’idée du Duel, à l’espoir que tout cela serait bientôt fini. Abelforth ne sortait jamais de chez lui, confortable dans sa pénombre et ses fantômes, mais il entendait les murmures de la rue. Il savait que les rues étaient pleines de gens qui embrassaient le sol pour remercier Albus Dumbledore. Le Sauveur.
Et le beau Messie était venu s’écrouler chez lui.
- - Pourquoi es-tu venu me l’annoncer ? s’exclama-t-il avec colère, refusant de s’attarder sur les tremblements des épaules de son frère.
Albus ouvrit la bouche, la referma. La rouvrit péniblement. Il semblait lutter contre quelque chose de plus grand que lui-même.
- - Je voulais… c’était important… je voulais juste… je voulais te dire… c’était important. C’était important. Je voulais juste, je voulais juste te dire.
Les derniers mots sortirent de la mélasse que formaient ses dents, ses gencives, sa langue :
- Pour Ariana.
Le prénom fit à Abelforth l’effet d’une gifle. Suffoquant, il voulut intimer à son frère de ne plus jamais prononcer ce prénom, mais Albus le devança, mains ouvertes ostensiblement.
Ridicule offrande.
- - Je ne suis pas venu pour se battre. Je voulais juste…
Avec difficulté, il articula :
- - On est tout ce qu’il reste.
C’était si douloureusement vrai. Ils étaient les deux derniers à rester, ils étaient chacun la dernière personne qu’il restait à l’autre. A part le monstre. A part Gellert Grindelwald. Et même si Abelforth rejetait avec horreur ce lien, au fond, il savait bien qu’au cœur de cet été 1899, ils avaient rencontré le même jeune homme. Ils étaient les derniers à se souvenir de cet été-là. Ils partageaient Gellert Grindelwald, ils partageaient son poids, son sourire sanguinolent.
Comme le monde entier, Abelforth savait, et il en était sûr à présent, que le lendemain, sur un lieu tenu secret, Albus allait affronter Grindelwald.
Et Albus n’avait pas pu rester seul. Et Albus était venu partager cette nuit, la dernière nuit, ces heures, les dernières heures, avant le Duel.
- - C’est la fin du monde, murmura Albus, et il n’avait jamais parlé si sincèrement à Abelforth.
Abelforth savait qu’il n’exagérait rien. Demain était la fin du monde.
(Et la fin du monde d’Albus).
Ses poumons se contractèrent en synchronisation avec son estomac car la pensée le frappa que, peut-être, Albus allait mourir.
Deux titans s’apprêtaient à s’affronter, et il avait déjà été témoin de leurs affrontements. Il se souvenait, derrière la fenêtre du cottage de Godric’s Hollow, d’avoir tenu la main d’Ariana et épié les deux adolescents qui dévastaient le jardin à coup de sortilèges.
En écho à cette pensée, Albus déclara tranquillement :
- - Je vais mourir.
R Remplissant les blancs de cette phrase, Abelforth acquiesça. Si Grindelwald gagnait, Albus mourait. Si Albus gagnait, Grindelwald mourait, et Albus mourait avec lui.
Son frère était fondu jusque dans la chair avec ce putain de monstre.
- - Je vais mourir, répéta Albus, et ses mains se tordaient, et il regarda à nouveau Abelforth avec ses yeux-abysses. Le désespoir tachait l’air, âcre.
Un bref instant, Abelforth ressentit quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti pour son frère, son frère honni qu’il s’était juré de toujours faire payer pour la mort de leur sœur.
Un bref instant, Abelforth eut pitié.
Comme les puissants tombent.
Il ne voulait rien de plus que de fuir loin de cette pièce qui suintait trop. Mais le souvenir pesait entre eux comme une chaine. Les gouffres béants jamais comblés. Les plaies jamais refermées. Il y a beaucoup de pus entre les frères.
Peu de pardon.
Il resta. A deux, ils allaient passer cette nuit.
Puis viendrait le matin.