Leçon n° 3 : Passer à la postérité
« ... et c'est avec une intense émotion, très cher Damoclès Belby, qu'il me revient de vous décorer de l'Ordre de Merlin, troisième classe, pour cette extraordinaire découverte. »
Le visage affichant une solennité de circonstance, le Ministre de la Magie épingla la prestigieuse médaille sur la poitrine de l'inventeur. Ému, Damoclès l'était sans nul doute beaucoup plus que Cornelius Fudge, comme en attestaient sa respiration embarrassée et les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Après des décennies d'espoirs déçus, après tous ces efforts et cet investissement tant temporel que financier, la consécration, enfin !
Fudge le gratifia d'une vigoureuse poignée de main avant de s'effacer pour le laisser prononcer quelques mots. Le cœur battant à tout rompre, Damoclès s'éclaircit la gorge ; la feuille de parchemin sur laquelle était rédigé son discours tremblait entre ses doigts.
« Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les secrétaires d'État, Mesdames et Messieurs les juges du Magenmagot, Mesdames et Messieurs les directeurs et directrices de départements du ministère de la Magie, Mesdames et Messieurs les journalistes, et vous tous, mes chères et chers compatriotes... »
Alors même qu’il prononçait les mots soigneusement choisis avec l’aide de Mavis, Damoclès commençait tout juste à mesurer l’ampleur de sa réussite : il avait bel et bien trouvé la gloire, il avait bel et bien sauvé le monde ! Certes, il ne s’agissait que des loups-garous, pas de la totalité du monde de la sorcellerie, et la troisième classe de l’Ordre de Merlin ne valait pas la première ; mais tout de même, ce n’était pas rien !
« C’est un héros ! s’écria le guérisseur-stagiaire Sanders depuis le parterre où il applaudissait bruyamment.
– L’un de mes meilleurs élèves, un très bon préparateur, déclarait le professeur Slughorn à un journaliste, consciencieux, persévérant, avec juste ce qu’il faut d’audace et d’imagination…
– … des commandes massives d’Europe centrale et balkanique, soufflait Weal Enys à l’oreille de son épouse. Dès l’accréditation obtenue, ç’a été la ruée !
– Excellent, excellent, se réjouit le Ministre en se frottant les mains. Avec cette potion, fini les accidents pendant la pleine lune, fini les contaminations et, à terme, fini les loups-garous ! Un problème séculaire résolu si tôt après le début de mon premier mandat : je n’en demandais pas tant ! »
Une ovation salua la fin du discours de Damoclès. Les flashes crépitèrent tandis qu’il quittait la tribune pour rejoindre Mavis, aussi rayonnante que le jour de leur mariage.
« Je suis si fière de toi, mon chéri ! s’exclama-t-elle en lui sautant au cou. Si fière ! »
Oubliant le monde qui se pressait autour d’eux, elle lui plaqua sur les lèvres un fougueux baiser qui fit le bonheur des photographes de presse. Peu habitué à de telles démonstrations publiques de passion, Damoclès en rougit jusqu’à la racine des cheveux, ce qui fit éclater Mavis de rire et acheva de leur gagner l’affection du public.
***
« J’ai participé à la conception de cette potion ! expliqua Lupin avec véhémence. Demandez à Damoclès Belby, il vous le dira !
– Je n’en doute pas, Remus, répliqua la directrice de Sainte-Mangouste, mais les consignes sont très claires : pour que l’hôpital prenne en charge le coût de votre traitement, vous devez vous inscrire au Registre des loups-garous. Ceci afin d’éviter les trafics, vous comprenez ?
– Les trafics ? répéta Lupin, incrédule. Quels trafics ?
– Des personnes indélicates pourraient vouloir se procurer gratuitement de la potion pour ensuite la revendre à de véritables loups-garous trop effrayés pour se signaler auprès de Sainte-Mangouste.
– S’ils ont peur de se faire connaître d’un hôpital, vous pensez bien que ces loups-garous-là ne signeront jamais le registre, répliqua aigrement Lupin.
– Je suis navrée, Remus, cette potion coûte extrêmement cher, le ministère exige de pouvoir suivre l’évolution de la demande… Mais Mary Enys me disait hier encore que son mari et elle offrent toujours une ristourne aux loups-garous ayant participé aux essais, pourvu qu’ils se fournissent directement auprès de leur laboratoire. Vous devriez…
– Aller mendier ? Ce ne serait pas une première, marmonna Lupin, amer. Rob Reynes, l’apothicaire, me fournirait des ingrédients à moitié prix si j’étais capable de la préparer moi-même, cette fichue potion. Parce que je suis un ami de Martha, sa fiancée. Vous trouvez ça juste, vous ? »
La directrice afficha une moue de compassion.
« Il faut être patient, dit-elle d’un ton apaisant. Lorsque les gens auront l’assurance que les loups-garous sous traitement ne sont plus dangereux, la situation s’améliorera. Vous trouverez un emploi stable…
– Vous croyez ? l’interrompit Lupin. Moi aussi, j’y ai cru, au début… Mais ça fait presque un an maintenant, et c’est toujours la même chose… “Vous êtes très aimable, Remus, très compétent et tout ce qu’on veut, mais vos absences à répétition, vous comprenez, ça n’est pas possible.” Personne ne vous accuse ouvertement, bien sûr, mais la menace est là : soit vous partez sans faire d’histoires, soit on soulignera que c’est toujours aux alentours de la pleine lune que vous êtes indisposé, et alors… Non seulement votre patron le saura, mais aussi vos collègues, votre propriétaire, vos voisins et les quelques amis que vous aurez réussi à vous faire. Et ils vous tourneront tous le dos, Tue-loup ou pas ! »
La directrice se mordit la lèvre. C’était la triste vérité, hélas, mais que pouvait-elle y faire ? Lupin émit un rire sans joie, étranglé, acide.
« Je ne sais pas si c’est Weal ou Mary Enys qui a eu l’idée de ce nom : Tue-loup, murmura-t-il. Ils ont mis dans le mille, en tout cas : si cette potion ne met pas fin à la transmission de la malédiction par les morsures accidentelles, elle nous fera tous mourir de désespoir. »
***
« C’est tellement aimable à vous de me recevoir, cher Damoclès, susurra Rita Skeeter. Vous et votre délicieuse épouse êtes encore si populaires, malgré votre retrait de la vie publique… »
Damoclès lui adressa un large sourire ; du moins le crut-il.
« Par ici, mon cher », fit Rita en agitant sous le nez de l’inventeur sa main aux ongles longs vernis d’écarlate.
Après plusieurs mois de vacances bien méritées aux Bahamas, puis un long séjour parisien pour se remettre desdites vacances, le couple Belby, toqué de loisirs moldus, s’était rendu aux sports d’hiver : une première, et peut-être aussi une dernière. Mavis s’était cassé la jambe pendant une descente à skis ; quant à Damoclès, la réverbération du soleil sur la neige l’avait rendu aveugle avant qu’il comprenne pourquoi les Moldus tenaient tant à s’équiper de lunettes ou de masques dès qu’ils mettaient le nez dehors. Fort heureusement, cette cécité ne serait que temporaire, lui avait-on affirmé ; d’ailleurs, il commençait déjà à entrevoir des ombres moins obscures que le noir dans lequel il vivait depuis deux jours.
« Vous m’avez l’air d’avoir amassé une jolie petite fortune, dites-moi, avec cette fameuse potion Tue-loup, lança Rita en détaillant d’un regard appréciateur le décor du chalet des Alpes suisses dans lequel étaient descendus les Belby.
– Ma foi, nous n’avons pas à nous plaindre », reconnut modestement Damoclès.
Il ne vit pas la Plume à Papote d’un vert criard s’agiter au-dessus du carnet que Rita tenait sur ses genoux, mais son crissement frénétique l’informa que ses quelques mots lui avaient donné matière à broder. Qu’est-ce qu’il lui avait pris, d’accepter cette interview ?
« Pour être tout à fait franche, je ne suis pas venue jusqu’ici pour vous embarrasser avec des sujets aussi triviaux que l’argent, affirma Rita en prononçant ce dernier mot avec un dégoût étudié. Je voulais connaître votre réaction devant les dérives de certains groupuscules lupins.
– Plaît-il ? » s’enquit innocemment Damoclès.
Le sourire de la journaliste dévoila toutes ses dents en or.
« Vous l’ignorez peut-être, feignit-elle de croire, mais il y a parmi les loups-garous de dangereux activistes. Assez peu en Grande-Bretagne d’après les données du ministère – à condition de s’y fier, naturellement… Mais à l’étranger, l’ampleur du phénomène commence à inquiéter les autorités. Ces gens affirment que la lycanthropie n’est pas une malédiction mais une espèce de nouveau pouvoir, presque équivalent à l’Animagie. Ils disent que, puisqu’ils peuvent contrôler ce soi-disant pouvoir grâce à la potion Tue-loup, la lycanthropie ne devrait pas être éradiquée mais, au contraire, encouragée. Comme s’il s’agissait d’un bienfait pour l’humanité, vous vous rendez compte ! » ricana-t-elle.
Damoclès s’humecta les lèvres, ne sachant trop que répondre sans que cela se retourne contre lui. Vraiment, quelle bêtise d’avoir accepté cette interview !
« Chère madame Skeeter, commença-t-il dans l’espoir d’éveiller sa bienveillance. Ma seule ambition en concevant la potion Tue-loup était de libérer les loups-garous de leurs pulsions bestiales afin qu’ils puissent mener la vie la plus normale possible au sein de la société magique, sans plus mettre personne en danger. Je pense avoir atteint cet objectif. La façon dont la potion Tue-loup est délivrée aux malades, de même que l’utilisation qu’ils en font, ne sont pas de mon ressort.
– Nous le savons tous, balaya Rita d’un revers de main. Ce que je vous demande, cher Damoclès, c’est si, à votre avis, la lycanthropie doit être combattue jusqu’à extinction totale. »
Damoclès déglutit avec difficulté. Sans le voir, il sentait le regard acéré de la journaliste scruter son visage pour en déduire ses pensées les plus secrètes. Le pays lui manquait, voilà pourquoi il avait accepté cette maudite interview.
« Je n’ai aucune hostilité envers les malheureuses personnes atteintes de ce trouble, se força-t-il à articuler. Mais, pour vous répondre clairement, je ne considère pas la lycanthropie comme un bienfait. C’est une malédiction qui doit être traitée à l’aide des remèdes adéquats jusqu’à sa disparition. »
Rita hocha la tête pendant que sa Plume à Papote prenait soigneusement en notes la déclaration de Damoclès, assortie de quelques fioritures.
***
Blotti près du feu dans sa grotte à flanc de colline, il mordit dans la tourte et déplia le journal. Fauchés dans une ferme sorcière, qu’il les avait. La plupart du temps, il se nourrissait en chipant chez les Moldus : sûr que les Aurors ne risquaient pas de le repérer dans un de leurs supermarchés. Mais un journal, de temps en temps, il aimait bien. Manière d’avoir des nouvelles du monde.
« Et quelles nouvelles », ricana-t-il dans sa barbe.
Dumbledore intronisé ceci, Fudge autoproclamé cela, résultats du Quidditch, carnet rose, politique internationale ; et là, interview de Damoclès Belby, Ordre de Merlin, troisième classe, par Rita Skeeter : « La lycanthropie est une abominable malédiction qui doit être éradiquée ». Il cracha dans le feu, faisant pétiller les flammes.
Il les avait prévenus, pourtant. Quelques mois après le lancement de cette foutue potion, il avait pris le risque de déposer un mot dans leur boîte aux lettres : quand on était en cavale, on ne pouvait pas se pointer comme une fleur à la poste sorcière pour envoyer un hibou.
« Surveille tes arrières, Belby, qu’il avait écrit. T’es tricard au pays, et partout où des loups pourront flairer ta trace, pareil pour ta bonne femme. On n’est pas des toutous à sa mémère qui se laissent castrer à coups de potions. Le grand méchant loup-garou pisse sur ton calmant à deux balles, petit bouilleur de chaudron. Un jour, tu sentiras ses crocs. Surveille tes arrières. »
Au moins, ils l’avaient pris au sérieux. Vendue, la jolie maison du gentil petit couple, et les tourtereaux, envolés, et pas près de revenir s’ils avaient deux doigts de jugeote. Avec le fric de la Tue-loup, ils ne vivaient pas dans une caverne, eux : Bahamas, Paris, Saint-Moritz et tout le reste. Grand bien leur fasse, et qu’ils en profitent. Mais se croire assez à l’abri pour faire les malins dans la presse, ça…
Un jour, dans un an ou un siècle, ici ou ailleurs, il les retrouverait. Lui ou un autre : faudrait pas croire que tous les loups-garous considéraient Belby comme un bienfaiteur de l’humanité. Il avait peut-être une jolie médaille et plus de pognon qu’il ne pourrait jamais en craquer, il ne dormirait que d’un œil jusqu’à ce qu’il sente les crocs du loup se refermer sur sa gorge pendant que sa bonne femme gueulerait d’horreur en se vidant de son sang.
« L’espoir fait vivre », grommela-t-il.
Mais c’était plus que de l’espoir, plus qu’une douce rêverie de coin du feu. De l’instinct, il aurait dit. L’instinct du loup. Un instinct qui ne trompait presque jamais, foi de Fenrir Greyback.