« 28 Juin 1919 : Les autorités moldues signent le Traité de Versailles. »
Rumpel Schwarzenberg soupira, tout en arrangeant ses longs cheveux couleur crépuscule en deux tresses. Face à la glace encore inerte qui était posée sur le mur décrépi de sa chambre, son reflet lui renvoya un regard désemparé.
Elle ne savait pas encore comment elle ensorcellerait cette glace qu'elle avait payé une bouchée de pain, peut-être d'un simple charme embellissant afin de pouvoir vendre l'objet comme miroir mural à une quelconque rentière qui l'utiliserait pour choisir ses coiffures.
De toute manière, elle-même n'en avait pas vraiment besoin pour s'apprêter, et encore moins pour se rassurer sur ce qu'elle valait.
Rumpel s'était levée tôt ce matin-là, espérant trouver un peu de tranquillité dans sa propre maison, mais les hommes l'avaient finalement devancée et c'est avec une certaine appréhension qu'elle songeait à les rejoindre en ce début de matinée.
Au dessous de ses pieds, à travers le plancher, elle entendait la voix nette et ferme d'Anton Klein qui s'exprimait depuis le salon et elle ne put s'empêcher d'émettre une moue sceptique à ses paroles. Même la voix de son acolyte de longue date ne pouvait donner aucune saveur positive aux nouvelles qu'il énonçait.
Cela faisait des mois que cette affaire traînait et que le conflit menaçait de repartir, au prix de millions de vies, sans parler des maladies affreuses qui ravageaient les mondes sorciers comme moldus après les déchaînements d'une violence sans nom qui avaient déchiré l'Europe toute entière.
Alors, en quoi cette signature pouvait-elle effacer ou même régler quoi que ce soit dans le monde ?
Ce n'était pas ses « invités » qui diraient le contraire. Car s'ils s'étaient réfugiés auprès d'elle dans sa sinistre demeure familiale, ce n'était pas pour rien. Au dehors, aucun endroit n'était plus sûr pour les sorciers et les temps troublés n'invitaient pas à voyager. C'était difficile et dangereux pour tout le monde.
Achevant de se coiffer en fixant un ruban sur sa seconde tresse, Rumpel ouvrit le tiroir de sa coiffeuse, en sortit un petit miroir rond d'apparence extrêmement ancienne et se contempla longuement dedans. Son visage se refléta, blafard comme toujours depuis sa prime jeunesse, les traits tirés par la fatigue et la tristesse qui l'animaient depuis quatre ans, les sourcils froncés de colère et une légère ride se formant entre eux.
Elle affrontait toujours son propre reflet avant de quitter sa chambre. C'était son rituel du matin et tant pis s'il différait de celui des autres femmes. Elle-même n'avait pas besoin de flatterie pour se donner du courage.
Rumpel savait que l'objet qu'elle tenait en main, dont on disait qu'il avait appartenu à un mage noir, ne lui rendait pas justice mais après tout c'était totalement le but recherché et elle savait ainsi quelles étaient ses propres faiblesses.
Et puis, n'était-ce pas son visage marqué et la peine qu'elle ressentait qui avaient fait revenir Anton à elle ? N'était-ce pas par pitié qu'il avait choisi de la retrouver ?
En bas, les hommes continuaient de parler :
- La situation est très tendue, intervint alors Grigori qui avait laissé Anton lire le titre de l'article à voix haute mais ne semblait pas disposé à en entendre davantage.
Du moins à en juger par le bruit soudain d'un journal froissé qu'avait entendu Rumpel, autant que par le ton très dur qu'il employait pour parler à celui qu'il considérait comme son rival.
Grigori Raspoutine II pouvait en effet se méfier d'Anton, songea tristement Rumpel et jetant un dernier regard à son miroir. Car il était loin de posséder les mêmes qualités que lui et, s'ils n'avaient pas été ensemble lorsque le moldu était revenu, c'est à Anton qu'elle aurait ouvert son lit et à personne d'autre.
Mais Grigori, le jeune professeur de Durmstrang, était pourtant l'amant actuel de la jeune femme qui l'avait recueilli quelques mois plus tôt, lorsqu'il s'était traîné jusqu'à sa porte après avoir eu quelques problèmes en Russie soviétique. C'était en désespoir de cause qu'il s'était installé ici, échouant à obtenir le moindre soutien dans le reste de l'Europe et n'étant pas en mesure pour le moment de rejoindre Durmstrang.
Rumpel ne s'était d'ailleurs pas demandé longtemps pourquoi il avait tous ces ennuis, car le mimétisme auquel se livrait le mage autant que son caractère effroyable devaient former des centaines de bonnes raisons pour lui de se faire des ennemis.
Pour le reste elle ne parvenait pas à déterminer si, comme il le prétendait, il était bien le fils du célèbre Raspoutine. Mais peu importe au fond. A vrai dire, il paraissait même un peu trop âgé pour cela. Cependant il s'inspirait sans vergogne de la figure mystique qui était restée très défavorablement connue dans le monde magique d'Eurasie, et c'était également un sorcier sibérien sans doute très porté sur le chamanisme.
Cela au moins était à peu près sûr.
Quant-à ses qualités d'amant, elles était acceptables, mais guère plus à vrai dire car son caractère lui interdisait toute remise en question.
Ce qui était moins évident en revanche, c'est pourquoi Durmstrang ne mettait pas un peu plus de zèle à le rapatrier. Grigori était en effet connu pour ses dons immenses en potions, un tel traitement ne s'expliquait donc pas aux yeux de Rumpel.
Soit les problèmes en Europe de l'Est étaient plus importants qu'elle ne le pensait, soit l'école Durmstrang elle-même avait de sérieux ennuis. Mais avec les Sociétiques au pouvoir, la deuxième option n'était pas improbable.
Mais trêves de discussion, égaler Anton et inspirer à sa maîtresse les mêmes tendres sentiments, Grigori ne devait pas y songer... Car ses manières épouvantables lui avaient définitivement fait perdre toute affection sincère de la part de la jeune femme et, si celle-ci ne le chassait pas, c'était uniquement parce qu'elle le craignait un peu au fond.
Que valait exactement cet homme ? Elle n'était pas sûre de vouloir connaître la réponse, quand-bien-même elle se savait redoutable sur plusieurs plans. Car elle avait entendu parler de lui lors d'une visite effectuée dans l'école du Grand Nord, et rapidement compris à quel point il inspirait la crainte, même aux plus chevronnés des enseignants.
Clair qu'il n'était pas de la même trempe que ses deux oncles qu'elle avait liquidés quelques années plus tôt pour se venger de leurs mauvais traitement et du fait qu'ils aient tenté de la dépouiller de son héritage.
Avec Rumpel, et malgré les antécédents de la jeune femme qu'il avait devinés sans aucune peine, Grigori se montrait en effet dur et cassant, considérant qu'en temps que femme elle devait avant tout lui obéir et ne la craignant pas de toute évidence. Il était son conjoint après tout et, dans son esprit très fermé, l'égal de son mari. Pas besoin de cérémonie pour cela.
Quant-à comprendre qu'elle n'avait pas les mêmes mœurs que lui, on n'y était pas encore... Cela dit, il pouvait sans doute lui être utile et c'est ce que Rumpel ne perdait pas de vue pour se consoler.
Pouvait-il, par exemple, l'aider à retrouver sa fille qui avait disparu quatre ans auparavant ? Il jurait en tout cas que cela était dans ses cordes, et on ne pouvait nier qu'il y travaillait. C'était déjà cela de pris.
Tous y travaillaient même ici, sous la direction du mage sibérien. Mais avec toute la société qui vivait actuellement chez Rumpel, les conflits et chicaneries n'étaient pas rares quoique tout ce beau-monde ait accepté, au moins sur le principe, la cohabitation pacifique.
En revanche, tout le monde et même Anton s'accordait à dire que c'était les moldus qui avaient provoqué le chaos actuel. Et en cela, ils soutenaient les discours d'une figure montante au profil très sombre du monde germanique : un certain Gellert Grindelwald, âgé de 36 ans et revendiquant des idées de plus en plus hostiles au principe du Secret magique.
Rumpel l'approuvait, et ses compagnons également... jusqu'à Martina, leur petite benjamine qui n'avait que huit ans mais promettait déjà de devenir une de ses ferventes partisanes.
Les moldus n'avaient assuré en rien dans cette histoire d'enchaînement d'alliances qui avaient plongé l'Europe dans un des plus effroyables cataclysmes de tous les temps. Et Rumpel qui y avait perdu plus que sa propre vie n'était pas disposée à leur pardonner si facilement.
Bien-sûr pour Anton, elle pouvait faire une exception puisqu'il n'avait rien à voir avec toute cette horreur. Il avait subi la guerre comme n'importe qui d'autre et qu'il en soit revenu vivant relevait déjà du miracle. Rumpel le savait.
Lorsqu'elle examinait son esprit, à son insu, elle y repérait sans peine les effroyables stigmates que lui avait laissé l'affreuse Bataille de Verdun, où encore celle de la Somme dans laquelle il avait été envoyé en renfort à la fin de l'été 1916, avant d'être blessé, laissé infirme et d'avoir pu rentrer chez lui en temps que réformé.
Mais pour une sorcière, l'infirmité n'était rien et c'est en quelques coups de baguette qu'elle lui avait rendu pratiquement tout l'usage de sa jambe lorsqu'il était revenu vers elle.
Si seulement il avait eu l'idée de le faire avant... Sans doute seraient-ils plus heureux qu'aujourd'hui tous les deux. Beaucoup plus heureux que pris au piège dans cette communauté glauque qu'elle avait formée autour d'elle faute de mieux.
Rumpel soupira encore, le cœur lourd à cette idée et regarda son reflet dans la grande glace qui lui renvoya cette fois-ci une image assez flatteuse. Elle était prête à présent, inutile de retarder encore le moment où elle rejoindrait les autres.
Elle se leva de son siège et quitta la chambre qu'elle partageait avec Grigori depuis quelques mois pour rejoindre le reste de son cercle qu'elle entendait discuter du Traite de Versailles à n'en plus finir.
C'est donc sur sur ces nouvelles, abondamment relayées par les Gazettes magiques de toute l'Europe que s'ouvre notre histoire.
Lorsque Rumpel descendit rejoindre les hommes au salon, Anton avait posé le journal froissé par Grigori et un autre compère était justement en train de le lire, ou plutôt de le déchiffrer avec peine car il ne parlait que quelques mots d'allemand et lisait encore moins cette languer.
Mais dans sa maison, au milieu d'un nombre important d'invités, ou plutôt de réfugiés qui vivaient plus ou moins avec Rumpel depuis quelques semaines ou quelques mois, Hassan Allali ne faisait pratiquement pas tâche.
En effet, il était assis entre Hans Hass et Elie Adrian, deux aurors respectivement allemand et français qui s'étaient rencontrés également lors de la Bataille de Verdun, choisissant finalement de fraterniser et de déserter plutôt que de continuer à s'entre-tuer au milieu des moldus.
A les en croire, c'était une attaque d'inferis qui les avait rapprochés. Ce fait par contre restait très curieux et difficilement crédible. Rumpel allait plutôt jusqu'à penser que les deux hommes restaient trop marqués et trop honteux de leur « trahison » à leurs camps respectifs pour pouvoir envisager un retour parmi les leurs.
A partir de là, Hans avait reconnu Anton qui faisait partie du même régiment que lui avant d'être réformé, et ils avaient élu domicile chez Rumpel dès la fin de l'année 1918, après des mois de cavale.
Ayant pénétré sans bruit dans la pièce, Rumpel s'assit non loin d'eux dans le salon défraîchi de sa demeure, sur la dernière chaise disponible et nota le regard d'envie que lui lançaient les deux hommes.
Cela ne l'inquiétait pas, elle avait en effet l'habitude et savait gérer ce genre de choses.
Il faut dire que depuis son adolescence, elle était plutôt jolie, une qualité qu'elle avait appris à cultiver et à exploiter pour servir au mieux ses intérêts.
Aujourd'hui, elle portait ce qui aurait pu s'apparenter à une tenue germanique ou alpine traditionnelle, à quelques détails près.
En effet, son ample jupe vert d'eau était très longue, elle tombait sur ses pieds et était brodée de motifs ésotériques noirs propres à effrayer les moldus superstitieux. Son corsage noir avaient des manches bouffantes qui se resserraient brusquement sur les avants-bras, couvrant ses poignets mais laissant une large part de sa poitrine apparente. Un corselet en cuir de dragon achevait de modeler sa silhouette et de mettre en valeur cette forme en sablier qu'elle avait su cultiver et qui plaisait tant aux hommes. Pour le reste, elle ne portait pas de tablier mais une longue cape de velours assortie à sa jupe, ce qui lui donnait un air largement plus aristocratique que paysan.
L'effet était encore accentué par ses longs cheveux clairs et ondulés qu'elle avait aujourd'hui rassemblés en deux nattes souples ornées de rubans assortis tombant jusque sur ses hanches. Son joli visage était légèrement mais soigneusement maquillé, ses yeux bruns pailletés de vert brillaient de malice et un air de nonchalance quelque-peu désinvolte aurait presque pu lui donner un air mutin.
Pourtant, son regard restait étrangement dur ce matin, alors que Martina lui servait son thé et qu'elle sentait les regards de tous se poser sur elle à présent qu'on se rendait compte qu'elle était entrée, attendant qu'elle prenne part à la conversation.
Car aussi autoritaire que puisse se montrer Grigori, il n'était un secret pour personne qu'elle était et demeurait la seule maîtresse de cette maison. Et si elle avait un sens aigu de l'hospitalité, chacun ici était bien conscient que tout cela ne serait pas éternellement gratuit, son amant le premier.
Sans doute était-ce pour cela que, sous ses dehors bruts et malgré un rapport de forces évident, il prenait soin de rester dans ses bonnes grâces.
Peut-être est-ce pour cela que, ce matin-là, il demanda à Rumpel d'une voix veloutée :
- Que penses-tu mon amour, de tout ce qui se passe dans le monde ?
Rumpel ne répondit pas tout de suite, bien que le silence se soit fait autour d'elle. Elle porta d'abord sa tasse de thé à ses lèvres et souffla lentement dessus.
La chaleur et l'odeur caractéristique du breuvage lui firent du bien :
- Vous savez, dit-elle. Ce n'est pas tellement les nouvelles du monde qui m'intéressent... Depuis quatre ans ce n'est plus du tout le cas même. Je ne vis que de souvenirs.
De souvenirs et de rancune, songea t-elle amèrement sans répondre aux regards pleins de commisération des membres de son cercle.