“No live organism can continue for long to exist sanely under conditions of absolute reality”
― Shirley Jackson, The Haunting of Hill House
Dominique compte les minutes, les secondes. Elle ferme les yeux, juste le temps de trois battements de cils. Le monde ne se tait pas. Le monde ne se tait jamais. A droite du canapé, sa mère arbore une nouvelle parure resplendissante. Ses cheveux qu’elle rejette toutes les demi-secondes font un bruit de frisson démesuré. A gauche du canapé, son père parle à Granny. Quand il articule exagérément pour que Granny comprenne, alors même qu’elle est à milles lieux de son propre esprit, sa langue frotte contre ses dents, avec un affreux crissement. Granny hoche stupidement la tête. Ça fait trois ans que c’est le seul geste qu’elle sait faire. Il n’y a plus aucune lumière dans les yeux de Molly Weasley. Elle hoche, hoche, hoche la tête comme un pantin sage, ses os craquent comme des coups. A gauche de Granny, Grand Père regarde ses mains comme s’il avait oublié ce qu’il était censé en faire. La peau serrée contre la peau, c’est un glissement lisse et dissonant. Dominique rouvre les yeux.
Tous les monstres familiers remplissent le salon du Terrier.
A droite de Granny, le pire d’entre eux, c’est Victoire. Le rire étudié de Victoire est poli et tranchant comme du papier de verre. Il enfle et ricoche sur tous les murs, fait saigner les tympans. Dominique laisse ses ongles s’enfoncer dans ses paumes, elle respire.
L’Ennemie rit toujours. Le verre éclate entre les mains de Dominique.
Les bruits s’arrêtent. Les monstres se tournent vers elles. Ils ont les yeux grands ouverts et la bouche curieuse. Ce sont les monstres qui ont avalé Louis, c’est son sang sur le tapis, son cri noyé par leur déni.
Dans le jeu des familles, Dominique est la carte la plus spéciale. Dominique est la Folle.
Victoire, elle, est la Sainte Madone.
C’est Victoire, d’ailleurs, qui jette négligemment un Reparo. Le verre se reconstitue dans la main de Dominique. C’est Victoire qui module d’entre ses lèvres un rire léger et grinçant, et fait virevolter sa robe avec indolence. Aussitôt, le monde se recentre sur Victoire. Victoire fait tourner le monde. Dominique a la nausée. Elle s’éclipse dans la cuisine. La cuisine porte dans l’air l’odeur de Granny.
Dominique inspire à pleins poumons cette odeur de son enfance.
Victoire l’a suivie dans la cuisine. Débarrassée de son rire, son visage est figé sous le maquillage. Elle regarde Dominique avec toujours les mêmes yeux bleu glacé. Ces yeux n’ont pas changé, Dominique a beau battre des cils, elle n’y trouve pas la moindre faille, la moindre fêlure. Victoire est l’Invincible. Pourtant, aujourd’hui sur le masque de Victoire il y a une anomalie.
Dominique recule. Victoire ouvre la bouche et les illusions s’écroulent. Il y a des cernes sous ses yeux. Quelque chose de tendu dans sa posture habituellement lascive.
- Arrête de me regarder comme ça, elle lâche d’une voix sèche, rauque sur les bords.
Puis elle tord ses lèvres en un sourire méchant.
- Tu n’as pas fini de faire ton cirque de tarée ?
Dominique bat des cils. Elle fuit le regard perçant de sa sœur, elle fuit son venin, elle fuit la cuisine. Elle débouche dans le salon. Son père lui sourit. Louis est toujours étendu sur le tapis, immobile et sans vie. Dominique bat des cils. Louis se relève d’un bond, il sourit, un sourire immense et plein de dents.
- Domi, Domi, DOMI !!
Il saute dans les bras de Dominique, il s’agrippe. Il a les yeux blancs et pourris.
Dominique hurle.
- Dominique. Dominique. Tu m’écoutes quand je te parle ? J’ai dit d’arrêter de faire ton cirque.
Dominique bat des cils. Elle n’a pas quitté la cuisine. Victoire la regarde avec un mélange d’incrédulité et d’agacement. Elle pousse un long soupir.
- Dominique ? Réponds, s’il te plait. Tu es fatigante.
Quelque chose sort de la bouche de Dominique et elle s’écoute demander :
- Où est Teddy ?
Victoire la gratifie d’un coup d’œil méprisant.
- Je te l’ai dit tout à l’heure. Il est en réunion. Il ne pouvait pas venir. Je te laisse cinq minutes avant que tu nous rejoignes au salon et que tu fasses meilleure figure.
Dominique aurait beaucoup de choses à rétorquer. Au lieu de ça, elle dit :
- Et Louis ?
Victoire ne prend même pas la peine de répondre, quelque chose d’indéfinissable dans la courbe de son rictus. Elle dépasse Dominique et sort.
Dominique laisse le vertige qui va avec
Teddy
Et
Louis
L'envahir.
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Dominique émerge de l’oreiller. Il y a quelque chose qui agite tous ses sens, comme un picotement désagréable. Désorientée, elle se redresse dans le lit. Ses narines captent un parfum légèrement étrange. Le sommeil frotte ses épaules, chuchote à son oreille, et elle cède à ses sirènes. Elle replonge. La lucidité ne dure jamais longtemps.
Quand elle se réveille de nouveau, la chambre est plongée dans des ténèbres moelleuses. Quelque chose picote ses sens, sans qu’elle parvienne à déterminer quoi. Comme un parfum… la pensée s’évapore vite. A la place, son regard est attiré par quelque chose sur la table de chevet. Son téléphone brille à intervalles réguliers. Elle tend la main, le ramasse, le fixe avec curiosité. C’est sa tante qui a modifié les paramètres du téléphone pour que Dominique puisse l’utiliser même avec la magie brouillant les signaux.
(Sa tante aimait lui raconter des histoires. Dominique aimait les chimères.)
Le téléphone continue de briller, puis s’éteint brutalement. Dominique l’allume. Les notifications lui jaillissent à la figure. On l’a appelée 7 fois.
Le sommeil frotte ses épaules, chuchote à son oreille, et elle cède à ses sirènes. Elle replonge. La lucidité ne dure jamais longtemps.
Un éclat brillant transperce ses paupières. Elle les ouvre avec peine. Elle baille. Quelque chose monte à son nez. Un parfum… elle ne parvient pas à l’identifier. Quelque chose d’autre la sollicite déjà. Un poids dans sa main. Elle baisse les yeux. Ses doigts sont serrés autour de son téléphone. Elle ne sait pas pourquoi elle le tient. Elle s’apprête à l’allumer mais une voix retentit, paniquée, dans la chambre.
C’est la voix de sa mère. Elle sursaute. En face du lit, un cygne scintille, et du bec du Patronus la voix surgit. Elle met un temps infini avant d’atteindre les oreilles de Dominique. Ce sont des cris paniqués qui la supplient de revenir de toute urgence.
Dominique ne bouge pas. Le patronus de son père se matérialise à son tour dans la pièce. Le faucon bat des ailes furieusement. Bill Weasley sonne aussi paniqué que sa femme.
Dominique sent un frisson s’enrouler autour de sa colonne vertébrale. Elle allume le téléphone. 7 appels manqués.
Ils sont tous de la même personne. La même personne qui n’a jamais eu de téléphone, la même qui n’a jamais appelé Dominique de sa vie. L’Ennemie.
Les patronus de ses parents continuent de parler, leurs voix se confondent dans un magma-cacophonie. Une seule phrase émerge du bruit. Dominique bat des cils.
- Victoire a disparu.
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