Maria sentait son cœur battre d'angoisse contre sa poitrine alors qu'elle s'efforçait de tirer l'aiguille sans trembler. A la peur qui les tenait chaque jour venait à présent de s'ajouter la solitude.
Flonie s'était effondrée en fin d'après-midi, terrassée par une toux de tous les diables et une fièvre intense qui l'avaient laissée incapable de se relever, après plusieurs jours à souffrir sans recevoir le moindre soin ni avoir droit au moindre repos. Et pour l'avoir ramenée jusqu'à la paillasse qu'elles partageaient dans leur dortoir crasseux, Maria avait reçu dix coups de baguette de la part de Frau Meister lorsqu'elle était revenue à l'atelier.
Mais peu importe, son amie était si faible qu'elle n'aurait pu envisager de l'abandonner à son sort, même face à l'implacable directrice de l'orphelinat de Thalbach. Et puis la brûlure des coups n'était rien à côté de la peur croissante qui l'envahissait depuis plusieurs jours.
Grimaçant de douleur et poussée avec rudesse par Frau Meister, Maria regagna son poste où elle devait rapiécer le linge, et c'est sans un mot qu'elle mania l'aiguille toute l'après-midi. Son dos la brûlait, ses membres étaient endoloris par l'exposition au froid de l'hiver, le mauvais sommeil et le travail harassant. Quant-à l'angoisse, elle lui nouait l'estomac. Pourtant, pas question de se plaindre ou de laisser paraître la moindre faiblesse malgré la colère et l'humiliation.
Combien d'heures passèrent ainsi ? Elle ne le savait pas mais c'est toujours sans un mot qu'elle quitta son siège en même temps que les autres, alors que la nuit était tombée depuis longtemps. Un bol de soupe froide plus tard, elle se dirigeait vers son dortoir sans s'attarder contrairement aux autres.
Le froid et le silence la saisirent dès l'instant où elle passa la porte. Le cœur battant, elle murmura :
- Flonie ?
Pas de réponse. Flonie devait être endormie, elle l'était forcément et c'est d'un pas mécanique qu'Anna avança jusqu'à son lit, insensible au bruit des pas des autres filles qui arrivaient derrière elle, pressées par les surveillantes.
Le visage de son amie était livide, totalement immobile et aucun souffle ne soulevait sa poitrine lorsque Anna arriva devant elle et s'effondra au pied de la paillasse à la vue du corps sans vie. Les yeux entrouverts de la fillette fixaient sans le voir un point au plafond et, lorsqu'elle lui toucha le visage, Anna sentit la peau glacée sous ses doigts.
- Flonie, non... Murmura t-elle d'une voix rauque.
- Qu'est-ce qui se passe ? Demanda soudain une voix derrière elle. Par tous les saints... Elle est morte !
Derrière Anna, l'ensemble des filles qui venaient d'entrer dans le dortoir se mit à pousser des cris d'horreur tandis qu'elle-même sentait les larmes de rage et de tristesse couler le long de ses joues. Impuissante et soudain brisée, elle était totalement incapable de bouger.
On avait laissé Flonie mourir, sans même tenter de la soigner. On l'avait laissée seule et livrée à elle-même pour affronter ses derniers instants.
- Allons, poussez-vous un peu Maria !
Une main de fer l'écarta sans ménagement et la fillette tomba sur le sol à côté de la paillasse. Frau Meister venait à présent de s'approcher du lit de mort de Flonie et l'absence totale d'émotion avec laquelle elle parla acheva de faire perdre ses derniers moyens à Maria :
- Faible constitution... C'était à prévoir avec les grippes qui sévissent...
Maria n'eut que le temps de se sentir bondir. Sous l'effet de la colère, elle se jeta sur la directrice avec plus de force que ce dont elle se serait crue capable, surtout après avoir été rossée dans l'après-midi. Elle projeta violemment Frau Meister au sol, loin de leur paillasse, atterrit à califourchon au dessus d'elle et commença à la rouer de coup.
- Maria ! Arrête ! Hurlait-on derrière elle.
Peu importe. Maria ne savait pas ce qui lui donnait cette soudaine énergie ni pourquoi les douleurs de ses membres avaient soudainement disparu. Mais elle s'en moquait complètement :
- Tu vas payer pour Flonie, vieille pourriture ! Hurla t-elle complètement hors de contrôle tout en continuant d'essayer de frapper le visage de la directrice qui se défendait de plus en plus difficilement.
On l'empoignait pour tenter de la tirer en arrière, sans succès pour le moment... Du moins jusqu'à ce que deux bras puissants se referment sur sa poitrine, emprisonnant ses bras :
- Calme-toi ! Ordonna la voix basse du père Jonas, le factotum de l'orphelinat, tandis qu'il l'écartait du corps de Frau Meister.
Celle-ci se redressa et il lui demanda :
- Tout va bien, Madame la directrice ?
Frau Meister se relevait déjà, avec une vigueur impressionnante pour quelqu'un qui vient d'être jeté au sol. Maria savait déjà qu'elle allait payer sa conduite, mais elle était si furieuse que s'y résoudre lui était à présent totalement insupportable.
D'un coup de pieds bien placé, elle frappa la rotule du père Jonas qui poussa un horrible hurlement alors qu'un craquement se faisait entendre. Il lâcha Maria qui s'enfuit en courant vers la sortie du dortoir, poussant sans ménagement les autres devant elle. La vision furtive du corps immobile de Flonie refit couler ses larmes mais ne la ralentit pas. Au contraire, ce fut comme une décharge électrique dans tout son corps et elle n'en courut que plus vite.
Comme dans un rêve, elle pouvait voir les autres tenter de l'arrêter de manière dérisoire. C'était comme si leurs mains avaient glissé sur elle, personne n'était capable de l'agripper à présent. L'impact de ses pas faisait ployer les mauvaises lattes du plancher et résonnaient dans tout l'orphelinat, se répercutant contre les murs de pierre. Pourtant tout défilait autour d'elle à une vitesse hallucinante.
« Tu es magique, Maria ». Les paroles de Flonie résonnaient inlassablement dans sa tête tandis qu'elle fuyait éperdument.
Elle devait quitter cet endroit, pour toujours. Même si cela devait être la dernière chose qu'elle ferait de sa vie mais quelque-chose lui disait que celle-ci ne se terminerait pas cette nuit.
Toujours courant, elle traversa l'étage des dortoirs, dégringola les escaliers sans se soucier de bousculer qui que ce soit et faillit percuter le père Joseph en atterrissant dans le hall :
- Maria, que vous arrive t-il ? Demanda t-il d'une voix douce mais alarmée qui résonna à ses oreilles comme s'il s'était trouvé bien plus loin.
De toute manière, Maria ne risquait pas de s'arrêter pour écouter le vieil homme, pas avec la bande qu'elle avait à ses trousses en tout cas. Car elle entendait distinctement un bruit de course qui se rapprochait d'elle et c'est éperdue qu'elle sortit par la porte principale, écarta une surveillante d'un coup de poing, traversa la cour pavée et se jeta contre les grilles pour grimper au dessus, toujours insensible à la douleur dans ses membres.
Il ne lui fallut que quelques mouvements souples pour parvenir en haut, et par miracle elle ne s'empala pas sur les pointes qui ornaient le bout des barreaux destinés à les empêcher de fuir, quitte à les tuer.
Quelques secondes de plus à peine, et elle était parvenue de l'autre côté et atterrissait sur le sol. Là encore elle courut, bien que son souffle soit déjà assez court. Elle dépassa les champs, les quelques maisons qui entouraient l'orphelinat et s'enfonça dans la forêt.
Ce n'est que quelques minutes plus tard qu'elle s'autorisa à s'effondrer, aspirant l'air froid de l'hiver sans prendre garde à l'humidité qui suintait sur ses habits, enveloppée de l'odeur et du bruit des sous-bois.
Elle était enfin libre, ravagée par la tristesse et la colère, sans le moindre toit pour s'abriter, seule et probablement pourchassée.
Mais elle était libre, et pour soulager sa peine immense, elle voulait croire que c'était tout ce qui comptait à présent.