Tableau de chasse
« Par les cent yeux d'Argos, ces crapules ne reculent vraiment devant rien ! »
Maugrey Fol Œil tempêtait tout seul dans son salon, son œil magique roulant dans son orbite sous l'effet d'une émotion récente. Sur le seuil de la porte d'entrée entrouverte, un bouquet de fleurs finissait de se consumer sur le paillasson, foudroyé par un maléfice de l'ancien Auror désormais à la retraite. Des roses, se souvenait-il. Couleur de sang. Avec des tiges vertes entourées d'un ruban de satin lui aussi écarlate. Les épines en étaient certainement empoisonnées, à moins que le bouquet lui-même ait été imprégné d'un sortilège mortel. Il n'avait heureusement pas été assez bête pour le ramasser.
Il envisagea d'aller questionner ses voisins pour savoir si l'un d'eux avait vu la personne qui avait déposé le bouquet piégé sur son paillasson, sonné puis disparu avant qu'il ait ouvert la porte. Mais ils avaient tous peur de lui : une visite impromptue autant qu'inquisitrice ne ferait que les terrifier un peu plus. Ça pourrait lui valoir des ennuis avec le ministère. Après l'année qu'il venait de vivre, enfermé dans sa propre malle par un faux défunt mais vrai Mangemort sadique – comme si tous les Mangemorts ne l'étaient pas – il n'avait aucune envie de mettre sa quiétude plus en danger qu'elle ne l'était déjà. De toute façon, ce n'était pas une énième tentative de meurtre qui allait lui faire peur !
Quand même, un bouquet de roses... En voilà, une idée tordue ! Si encore il avait été une jolie jeune fille, il aurait pu croire qu'un galant anonyme lui ait envoyé des fleurs, mais là... On le croyait donc totalement gâteux ? Ou fallait-il y voir un message ?
***
« Des roses ! Vous le croyez, Albus ? Des roses !
- Très étonnant, en effet, commenta Dumbledore. De quelle couleur étaient-elles ?
- Rouges. Vous pensez que c'est important ?
- Sait-on jamais, mon cher Alastor, sait-on jamais... »
Dumbledore était venu prendre le thé en même temps que des nouvelles de son vieil ami, et Fol Œil venait tout juste de lui raconter l'incident de la veille. L'ancien Auror en était encore tout retourné : même si c'était pour le tuer, c'était tout de même la première fois qu'on lui offrait des fleurs !
Les deux sorciers sirotaient paisiblement, l'un sa tasse, l'autre sa flasque, tout en réfléchissant à voix haute à la signification probable de cette étrange arme du crime, quand un tap tap tap ! tout proche les fit sursauter. Mu par les réflexes de toute une vie, Maugrey se jeta par terre en tirant sa baguette, roula derrière le canapé et se dressa sur les genoux en hurlant « Stupéfix ! » ; le sort ricocha contre le mur, Dumbledore ne l'évitant que d'extrême justesse.
« Où sont-ils ? Où sont-ils ? » cria Maugrey en jetant des coups d'œil affolés partout autour de lui.
Mis à part eux deux, le salon était vide. Maugrey se releva lentement, tous ses sens en alerte, tandis que Dumbledore s'approchait de la fenêtre.
« Alastor, lança-t-il par-dessus son épaule, si vous réagissez toujours ainsi, la poste sorcière ne fera plus suivre votre courrier. »
Il ouvrit la fenêtre, tendit le bras, et un hibou moyen duc vint s'y percher. Très tranquille, Dumbledore ramena l'oiseau à l'intérieur en le caressant d'une main légère.
« Il porte un paquet, observa-t-il. Pour vous, sans aucun doute.
- Jetez-le dehors avant qu'il explose ! s'exclama Maugrey, horrifié.
- Allons, allons, Alastor », fit Dumbledore d'un ton apaisant.
Sous le regard extrêmement désapprobateur d'un Maugrey qui s'était réfugié à l'autre bout de la pièce et braquait sa baguette sur l'objet du délit, Dumbledore détacha le paquet de la patte du hibou. Il dénoua la ficelle qui l'entourait, déplia lentement le papier brun et révéla...
« Des chocolats à la liqueur ! Et d'excellente marque, vous pouvez me croire !
- Empoisonnés ! lança Maugrey sans s'approcher. Mettez-y le feu !
- Voyons, Alastor, des chocolats empoisonnés dans une boîte en forme de cœur ?
- Une boîte rouge ! Vous aviez raison, Albus : la couleur, c'est une signature ! Mettez-y le feu, nom d'un dragon, avant que l'acide ne vous ronge les mains ! »
***
Cette nuit-là, Maugrey tournait et se retournait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Deux tentatives de meurtre en deux jours : il y avait de quoi être perturbé. D'autant plus que Dumbledore ne voulait pas y croire. Selon lui, il n'y avait aucune preuve que les roses aient été piégées. Il avait refusé de brûler la boîte de chocolats, préférant l'emporter avec lui pour l'analyser.
« Ce serait vraiment dommage de les jeter s'ils sont inoffensifs, avait-il plaidé. Je vous assure que, lorsqu'ils ne sont pas empoisonnés, ils sont tout à fait succulents. »
Dans le paquet qui avait enveloppé la boîte, ils avaient trouvé un mot : « Pour Alastor, mon roc inébranlable. À toi pour toujours, fidèle à jamais. »
« Oh oh ! avait toussoté Dumbledore. Se pourrait-il que vous ayez un admirateur ? »
Maugrey en grommelait encore dans sa barbe. Des fleurs, des chocolats, et maintenant un billet doux : mais pour qui le prenait-on ? À quoi jouaient donc ces satanés Mangemorts ? Il avait beau considérer l'affaire sous tous les angles, il n'y découvrait aucun sens. Si ces cadeaux étaient véritablement empoisonnés, comme il le croyait, son aspirant assassin le prenait pour un abruti, à moins d'en être un lui-même, dans le genre carabiné. Et s'ils ne l'étaient pas... Maugrey frémit. La perspective était terrifiante.
Un nouveau bruit suspect le tira de ses réflexions. Immobile dans le noir et la sécurité toute relative de son lit, l'ancien Auror tendit l'oreille. De la musique ? Oui, c'était ça ; quelque chose qui ressemblait à une guitare, peut-être. Et puis...
« Love me tender, love me sweet, never let me go... »
Une voix d'homme, grave et profonde, douce et chaude comme un velours couleur de nuit. Ou d'écarlate. Elle provenait de son jardin, en bas, sous sa fenêtre.
Sans un bruit, Maugrey se glissa hors des draps et rampa jusqu'au mur. Accroupi pour rester hors de vue, il écarta très légèrement le rideau ; un rayon de lune tomba sur la baguette qu'il tenait à la main. Dans un murmure, il lança un sort qui entrouvrit à peine la fenêtre. La chanson monta vers lui plus forte, tendre, sinueuse comme un serpent. Une sérénade ensorcelée, était-ce possible ? Maugrey plaqua son dos contre le mur pour se relever tout en restant invisible. La main serrée sur sa baguette, il se lécha les lèvres, compta mentalement jusqu'à trois puis pivota pour faire face à la fenêtre, l'ouvrit en grand, pointa sa baguette vers le bas et hurla un maléfice avant de se rejeter en arrière, déployant boucliers et contre-sorts pour parer à toute riposte.
Mais la riposte ne vint pas. L'ennemi était, provisoirement en tout cas, vaincu.
***
« Mon cher Sirius, permettez-moi de vous dire que vous avez été bien imprudent. Si Severus ne m'avait pas averti que vous étiez sorti ce soir – contrairement à toutes mes recommandations – personne ne vous aurait trouvé, et le maléfice d'Alastor aurait eu raison de vous.
- Ce sale cafard de Rogue ! pesta Sirius tandis que Dumbledore badigeonnait son torse meurtri d'un onguent contre les brûlures. Il a fallu qu'il me dénonce...
- S'il ne l'avait pas fait, vous seriez mort, répliqua tranquillement Dumbledore. Vous devriez le remercier. »
Ils étaient rentrés tant bien que mal au square Grimmaurd dont Rogue était déjà parti, heureusement pour lui et pour la fierté de Sirius. Par chance, l'Ordre y avait entreposé tout un stock de potions curatives, pour le cas où il aurait fallu soigner quelqu'un en urgence et dans la clandestinité.
« Comment avez-vous su où me trouver ? » demanda Sirius.
Dumbledore eut un sourire amusé.
« Ce n'était pas bien difficile à deviner. Savez-vous, mon garçon, que vos petites attentions ont grandement inquiété Alastor ?
- Il s'y fera, assura Sirius. Je ne lâcherai pas, vous savez. J'ai passé douze ans à me reprocher de ne jamais avoir tenté le coup. Je ne laisserai pas passer cette chance.
- Je comprends, dit Dumbledore d'une voix douce. Mais je ne pense pas qu'avancer masqué soit la meilleure stratégie à adopter quand il s'agit d'Alastor. La prochaine fois pourrait vous être fatale. »
Il referma soigneusement le pot d'onguent et tira de sa poche une longue bande de tissu blanc qu'il entreprit d'enrouler autour du torse de Sirius pour protéger ses blessures.
« Par ailleurs, reprit-il, vous est-il déjà venu à l'esprit qu'il pourrait ne pas être intéressé ? »
Sirius eut un reniflement incrédule.
« Je ne vois pas pourquoi. Maugrey n'a jamais fait mystère de ses préférences. Et je vous l'ai dit, je ne lâcherai pas. Personne ne m'a jamais résisté longtemps. Personne.
- Ludo Verpey, j'entends bien, Gilderoy Lockhart également, dit Dumbledore en coinçant l'extrémité de la bande sous une épaisseur de tissu. Hagrid, sans problème. Garrick Ollivander, à la rigueur, j'imagine. Mais séduire Alastor Maugrey ? Là, je vous trouve bien présomptueux, mon garçon ! »