La nuit est tombée depuis longtemps sur le Wiltshire. C'est un des hivers les plus froids que ses habitants ont connu : le comté entier est recouvert de givre, et le manoir des Malefoy n'a pas été épargné.
En passant rapidement devant leur imposant portail en fer forgé, on pourrait croire le domaine inhabité : le jardin et les allées de graviers blancs, abandonnés depuis longtemps par les paons qui s'y pavanaient autrefois, sont ensevelis sous les ronces, et la façade, avec ses grandes fenêtres à croisillons, est assaillie par le lierre. Un peu plus loin, un bassin d'eau stagnante regrette la fontaine qui s'est tarie.
Le seul signe de vie est cette lumière vacillante, en haut d'une des innombrables tourelles du manoir, allumée sans discontinuer depuis plusieurs nuits. Derrière la neige bleutée qui s'accumule sur le rebord des fenêtres, malgré l'heure tardive et le calme de la campagne environnante, un homme s'affaire, le front soucieux.
Un désordre inimaginable règne dans la petite pièce calfeutrée. Sur les murs, les nombreux portraits ont été recouverts de draps, afin de neutraliser les bruyants personnages qu'ils représentaient. Le sol est jonché de boulettes de papier, toutes couvertes de la même écriture hésitante. Un homme aux cheveux blonds et au menton pointu est penché sur un grand bureau en bois sculpté, recouvert de lettres froissées, de photos jaunies et de vieux articles de journaux. Devant lui, une chandelle brûle depuis si longtemps que la cire déborde du bougeoir et commence à s'étaler sur le bureau, au milieu des nombreux documents qui s'y trouvent.
Pour la centième fois, toujours avec la même détermination, Drago réécrit les mêmes mots en haut d'une feuille blanche :
Mon cher Scorpius, mon cher fils,
Drago s'interrompt aussitôt. Il lève sa plume, et inspire profondément. Cette feuille fragile, qu'une brise légère pourrait emporter, c'est sa planche de salut, la dernière chance qu'il a de se réconcilier avec son fils unique. Il ne peut pas se permettre de la gâcher.
Mon cher Scorpius, mon cher fils,
Tu es peut-être curieux de découvrir ce que contient cet épais ouvrage, que je t'adresse après des années de silence. Ou bien, peut-être es-tu exaspéré, peut-être même n'as-tu tout simplement pas pris la peine de l'ouvrir et laissé mes mots se perdre dans l'oubli.
Mais si tu as réussi à surmonter ton aversion pour moi, si tu as su déchirer le paquet qui l'enrobait et ouvrir son épaisse couverture, si tu arrives à supporter la vision de mon écriture trop pointue, un peu tremblée à l'idée d'accrocher ton regard, je t'en prie, continue : ce que tu vois là est le fruit d'un long travail, entamé quelque temps après ton départ du manoir, qui m'a à la fois demandé beaucoup de courage et donné beaucoup d'espoir.
N'aie pas peur, cette lecture ne t'engage à rien. Je n'exigerai pas de toi que tu reviennes, ou que tu me pardonnes ; accueille simplement ceci comme un cadeau de départ qui se serait un peu égaré en chemin.
Oui, un cadeau, car s'il y a une chose que je te souhaite, c'est qu'après avoir lu ceci, aucun secret ne fasse plus peser sur toi le moindre doute, et que ta route soit dégagée de tout questionnement. Pour cela, il me faudra traiter d'un passé heureusement révolu, et c'est vrai, tu connais déjà un peu l'histoire dont je vais te parler, puisque c'est celle de notre famille ; mais on te l'a brossée si grossièrement, et en omettant tant de choses dont je suis aujourd'hui l'unique dépositaire, que j'ai voulu, pour toi, en éclairer les larges zones d'ombre.
Voilà donc, à peu près, à quoi ressemble ce récit : des secrets bien gardés, de longs combats intérieurs, de longues fuites, de la douleur et de la haine, qui creusent un interminable tunnel que je n'aurais pas souhaité te faire traverser si quelques victoires ne s'étaient pas tenues au bout de celui-ci.
Il ne me reste qu'à te souhaiter du courage, mon garçon, pour cette lecture à la fois instructive et vertigineuse ; et j'espère de tout cœur que tu en ressortiras aussi grandi que moi.
Drago se recule dans son siège, et relit la lettre d'un peu plus loin, comme si cela pouvait lui permettre de l'améliorer. Puis il hoche la tête, épuisé : celle-ci fera l'affaire. De toute manière, il ne fera pas mieux.
Il pose la lettre sur le manuscrit vierge, et passe la main sur l'imposante pile de feuilles blanches et lisses. Certes, il peut se féliciter d'avoir accompli la première étape : la machine rouillée s'est remise en marche. Mais maintenant, il faut que le résultat soit à la hauteur de ses promesses.
Avant de se laisser gagner par le découragement face à l'écrasante tâche qui l'attend, il s'octroie un petit somme : il croise les bras sur le bureau encombré, et y enfouit son visage. En quelques minutes, ses pensées s'envolent vers une époque lointaine, avant même sa propre naissance, et plus précisément vers un beau jour de juin, où les premiers ennuis ont commencé à s'abattre sur sa famille maternelle...