Août 1981.
Ce n’est pas en prenant des vacances qu’il est devenu colonel.
Nick Fury chiffonne la lettre d’Anderson, son supérieur au SHIELD, où une nouvelle politique des ressources humaines, soutenue par le service médical, impose aux agents de prendre deux semaines de vacances par an, pour leur bien-être. Mon cul ! Se dit Fury. Traquer les ennemis de l’Amérique et les débusquer, voilà qui contribue à son bien-être, et non se retrouver au milieu de nulle part, dans le trou du cul de l’Angleterre, à essayer de pêcher un saumon ! Il range la lettre dans sa poche, parce que la lire de nouveau ne ferait qu’augmenter la frustration énorme qu’il ressent à cet instant. En plus, il la connaît par coeur.
Il promène son regard sur les champs verdoyants où paissent paresseusement des moutons, adresse un énième hochement de tête aux troupeaux de golfeurs qui traversent son pont en le saluant et lui souhaitant une bonne pêche, pour rejoindre le green qui est derrière lui. Pourquoi les Anglais sont-ils donc si polis ? Il ignore les regards de ces golfeurs vêtus d’un bermuda bouffant et de chaussettes montantes qui se demandent pourquoi la voiture de Fury est garée là, comme une verrue dans ce si beau paysage. Et ils traînent tous un putain de caddie derrière eux. Ils ont la panoplie complète. Mais Fury n’a pas été embauché à la CIA après avoir quitté l’armée, ou au SHIELD après avoir quitté la CIA, en désobéissant aux ordres, alors, sans grande conviction, il accroche un appât sur l’hameçon de sa canne à pêche dernier cri, fait un lancer parfait dans la rivière réputée comme riche en saumons, et s’assoie sur son fauteuil pliant sur lequel il y a cette encoche super pratique, a assuré le vendeur du magasin, pour accrocher la canne et pouvoir boire sa bière.
Fury sort une bouteille de sa glacière et la décapsule à l’aide de l’autre accoudoir, où il existe un autre accessoire prévu à cet effet. Il n’est pas sur le sol britannique depuis douze heures que déjà il lutte contre l’envie de sauter dans le prochain avion. Mais dès qu’il le fera, Anderson le saura, et le retirera des missions dangereuses, tout ça pour prévenir un éventuel surmenage.
Fury soupire en portant la bouteille de bière à ses lèvres, et il fait une grimace en goûtant le breuvage. Déjà que les anglais ne sont pas réputés pour leur cuisine, mais il pensait qu’au moins ils étaient bons en bières. Ce n’est visiblement pas le cas.
Quelques heures plus tard, après avoir bu une deuxième bière dégueulasse, et réussi à avaler trois sandwiches qui n’ont aucun goût, Fury n’a pas pêché le moindre saumon, a dit bonjour une quarantaine de fois à des golfeurs qui lui ont délivré des dizaines de conseils de pêche, ou commenté la météo, ou souhaité une bonne journée. Fury se jure que le prochain qui lui dit bonjour, il le jette dans l’Itchen. D’ailleurs, c’est quoi ce nom de rivière, sérieusement ?
- Bonjour monsieur, faites attention, le temps tourne…
Devant le regard que lui lance Fury, le promeneur part sans demander son reste. Fury soupire et lève les yeux au ciel. Et effectivement, de lourds nuages gris se sont amoncelés au-dessus de la rivière, et d’étranges éclairs les parsèment. Fury compte dans sa tête pour savoir si l’orage est loin, mais aucun tonnerre ne se fait entendre. Il fronce les sourcils. Les éclairs ne sont pas de la bonne couleur.
Fury tourne la tête autour de lui, mais pas le moindre passant anglais. Ouf. Par contre, dans le ciel, il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond. Il a même l’impression d’entendre des cris. Les yeux toujours fixés au ciel, il tâtonne les poches de sa veste de pêcheur et trouve son téléphone AMPS*, il compose un des nombreux numéros qu’il a déjà mémorisés, patiente le temps que cela sonne, et quand un grognement l’accueille en guise de bienvenue, Fury annonce.
- Je suis le long de la rivière Itchen, à quatre cents mètres de Twyford, je vous signale des phénomènes atmosphériques étranges, monsieur…
- Fury, il est trois heures du matin chez moi, profitez de vos vacances et ne gâchez pas ma nuit.
Fury ouvre la bouche pour répondre, fulminant quand il se rend compte qu’Anderson lui a raccroché au nez.
Bien qu’il soit son supérieur, c’est quelque chose qui ne se fait pas. Surtout à lui.
En plus, cela lui rappelle les Balkans. Fury avait dû se débrouiller seul, alors que sa couverture était éventée, et qu’il avait dû s’exfiltrer seul, sans aucun soutien logistique ni ordre de ses supérieurs avec qui la communication avait été coupée. Et là, c’est pareil. Seul, sans ordres clairs, sauf qu’il est face à quelque chose qu’il ne comprend pas.
L’orage, si c’en est bien un, se rapproche, des éclairs de toutes les couleurs venant se répercuter dans les nuages, et, si Fury tend bien l’oreille, il entend bien des cris. Des mots hurlés mais c’est trop loin pour qu’il comprenne quoi que ce soit.
Maintenant les nuages sont juste au-dessus de lui. Il range à tâtons son téléphone mobile dans cette fichue veste de pêcheur qui a au moins le mérite de disposer d’une multitude de poches. Si ce n’était sa couleur kaki, Fury la garderait sans doute pour aller sur le terrain. Et elle est suffisamment large pour cacher son holster dans lequel il a rangé une arme à feu sur ses côtes, les cartouches sur son torse, son poignard à une cuisse, sans compter les deux autres lames accrochées à ses chevilles. Les saumons n’ont qu’à bien se tenir.
Fury regarde autour de lui, mais il n’y a toujours personne. Tant mieux. Il dégaine une de ses armes à feu dont il ôte la sécurité et regarde d’un œil perçant les nuages, comme s’ils étaient menaçant à son encontre particulièrement. Un cri plus aigu que les autres se fait entendre, suivi du bruit d’une explosion. Le tonnerre ? Définitivement pas un orage, tout ça.
C’est alors qu’il tombe de la viande*. Le premier choc mou sur le bitume détourne l’attention de Fury qui s’approche de quelques pas du paquet de bidoche sanguinolente enveloppé dans un linge. Non. Du velours. Fury penche la tête sur le côté alors que d’autres paquets tombent autour de lui, sur le bitume, dans le fossé. Dans cette foutue rivière – les poissons vont se régaler. Il pousse le paquet de viande du bout de la chaussure et grimace devant l’os blanc qui sort de là. Une épaule. Un bout de bois long et volumineux tombe plus loin dans le fossé, dans un bruit sourd.
Anderson peut aller se faire foutre, respectueusement. Fury ne le rappellera pas avant de savoir ce qui se passe là-haut. Il lève de nouveau les yeux au ciel où c’est un véritable feu d’artifice d’éclairs, de jurons, d’explosions et de cris. Maintenant qu’il plisse les yeux sur ce qu’il se passe juste au-dessus de lui, il suit du regard des silhouettes grises se mouvant à toute vitesse au milieu de ces éclairs de couleurs. Fury vise, hésite une seconde, avant de tirer et de vider sa cartouche dans l’air. Un cri de douleur lui répond, et d’un coup, le nuage d’éclairs se déplace à toute vitesse dans le ciel pendant que Fury relâche sa cartouche et en enclenche une autre. Il tourne la tête vers le green, remarque quelques golfeurs le nez en l’air et la bouche ouverte, puis suit des yeux un corps qui tombe du ciel, recroquevillé sur lui-même, avant de disparaître dans un claquement sonore, réapparaître quelques mètres au-dessus du sol et plonger dans la rivière.
Fury rappuie sur la sécurité de son arme, la range dans son holster et trotte jusqu’au fossé qu’il dévale avant de sauter à pieds joints dans la rivière. Il reste un instant considérer le corps qui flotte, avant de le rejoindre à grandes enjambées et de s’arrêter de nouveau, l’eau lui arrivant aux cuisses. Ça respire, ça marmonne, ça saigne, et c’est une femme. Un regard noir se pose sur lui et Fury attrape les pans de son étrange manteau, ignorant les mains qui dessinent dans l’air des arabesques, et la jeune femme qui murmure en claquant des dents. Il la hisse hors de l’eau, la porte comme un sac de patates, et sort de la rivière, ne faisant pas attention à un autre geste de sa main qui expédie un balai qui tombait droit sur eux dans les arbres longeant la rivière dans un claquement sonore. Alors qu’il ouvre la porte côté passager de sa voiture de location, y enfourne la jeune femme, le regard de celle-ci se dirige vers le nuage d’éclairs qui s’éloigne, et elle esquisse une grimace de douleur avant de se reprendre.
- Vous êtes qui ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
La jeune femme, peinant à rester assise, continue de faire danser ses doigts sur son corps, en marmonnant, une douce chaleur émanant de ses mains.
- Je comprends rien à ce qu’il se passe là-haut. Vous parlez en latin ?
Fury hésite sur le dernier mot avant de soupirer devant son silence. Il pose sa grande main à plat sur le ventre de la jeune femme qui sursaute en grognant de douleur. Bien que trempée, ses vêtements sont poisseux de sang.
- Permettez-moi. J’étais dans l’armée, j’en ai vu d’autre…
Les doigts de Fury entreprennent de défaire les boutons de la robe de la femme, donc les mains viennent saisir ses poignets comme des serres.
- Non !
Fury observe son visage creusé par la douleur, sa peau chocolat au moins deux tons trop pâles, sa bouche qui n’est qu’un trait fin dans son visage.
- Vous pissez le sang. Si je n’arrête pas l’hémorragie, vous allez d’abord vous évanouir, et ensuite, votre coeur va avoir des ratés avant de s’arrêter. C’est ça que vous voulez ?
La jeune femme lâche les poignets de Fury qui continue de défaire les boutons de sa robe. Son torse et son ventre sont profondément lacérés, mais, étonnamment, les blessures ont l’air propres et anciennes.
- Vous en avez d’autres, ailleurs ?
Mais elle a repris la danse de ses mains au-dessus de son corps, et continue à marmonner ou chantonner en latin, avant de s’arrêter et vaciller. Sa respiration se fait plus ample, et elle plonge sur le côté, Fury la retenant contre lui avant de la plaquer contre le dossier du siège et d’attacher sa ceinture pour la maintenir. Il tâtonne ses poches, trouve un bâton ouvragé brisé et dont il s’échappe des fils argentés, un bout de papier épais, et un gant en cuir. Aucun papier d’identité. Fury pose sa main sur sa joue, sa gorge. Elle est frigorifiée et frissonne violemment. Il jette un dernier regard à ses blessures avant de blêmir. Il est convaincu qu’elles étaient plus moches il y a quelques minutes. Fury attrape le plaid qui est à l’arrière de sa voiture et la couvre, avant de grimper à la place du conducteur, de regarder le troupeau de golfeurs qui a toujours le nez en l’air, et de démarrer pour quitter le pont, en abandonnant ses affaires derrière lui.
La pêche, c’est pas son truc, de toute façon.
Les vacances non plus.
- Meadowes, c’est une dure à cuire.
La voix de Fol’Oeil résonne, et Dorcas fronce les sourcils. Des éclairs éclatent partout autour d’elle. Avada Kedavra, maléfices cuisants, et ce monstre de Dolohov qui a fait bouillir puis exploser Fenwick en une pluie sanglante.
Des voix lointaines peinent à lui parvenir, brouillées par un bourdonnement constant, et quelque chose sonne régulièrement, amplifiant la migraine qui l’assaille. Dorcas se sent engourdie, tremble de froid, mais a pourtant l’impression d’avoir le corps en feu. Quelque chose de frais passe sur son visage, sa gorge, ses épaules, et les voix continuent de parler au-dessus d’elle alors qu’elle est en pleine bataille, en plein ciel.
- Meadowes, c’est une dure à cuire.
L’affirmation de Fol’Oeil, le meilleur Auror de son temps, est devenue en quelque sorte son mantra, dans les situations d’urgence, pour regagner de la motivation, se réassurer sur ses compétences en duel, se dire qu’elle rentrera chez elle saine et sauve après une mission. Chez elle, là où il n’y a plus personne depuis si longtemps. Un appartement impersonnel dans lequel elle ne fait que manger et dormir.
Mais la douleur est trop forte.
Quelque chose la pique au bras et elle se sent encore plus vaseuse. Elle a l’impression de tomber et des bruits de choses métalliques qui rebondissent au sol lui donnent encore plus mal à la tête.
- Détendez-vous.
Dorcas le sait, ce qui s’est murmuré sur elle et ses parents. Les sorciers doutaient de sa capacité à être brillante parce que, pour une simple erreur de dosage, ses deux parents ont fait s’écrouler leur maison dans un banal accident de potion. Et ils en sont morts tous les deux. Mais pas elle, qui jouait dans le jardin, trépignant d’impatience à l’idée de prendre le train pour la première fois de sa vie, pour Poudlard.
Alors, elle a été brillante, elle le devait. A la mémoire de ses parents, et pour elle-même. Et pour faire taire les mauvaises langues.
- Meadowes, c’est une dure à cuire.
Un sanglot lui déchire la gorge et elle se tord de douleur, physique et morale. Elle a été distraite. C’est pour ça que Fenwick est mort. Alors qu’il avait, chez lui, sa femme et sa fille, à peine née. Fenwick avait quelqu’un auprès de qui revenir le soir, une raison de survivre aux missions les plus dangereuses. Mais quand Lord Voldemort lui-même a poursuivi dans le ciel Dorcas, sa peur a tout balayé. Démenti l’affirmation d’Alastor sur ses compétences, traîné dans la boue le Choixpeau qui l’a répartie dans la maison des audacieux, donné raison aux mauvaises langues.
Et Dorcas s’est sentie tomber. Un éclair, Fenwick a hurlé, et elle aussi sans doute. Un claquement dans l’air, et le maléfice de mort de Voldemort l’a frôlée, avant qu’elle en reçoive un autre, informulé et inconnu, en pleine poitrine.
Et elle s’est sentie tomber
- Détendez-vous, tout va bien.
Fenwick ne rentrera pas chez lui, ce soir. Mais Dorcas si, alors que personne ne l’attend.
- Meadowes, c’est une dure à cuire.
Il a eu tort, Alastor. Il n’a fallu que l’apparence maudite de Lord Voldemort pour faire dégonfler le courage supposé de Dorcas, la rendre aussi peureuse qu’une gamine qui se cache de l’orage sous ses couvertures, et lui faire oublier tout ce que Maugrey lui a appris, lui qui a placé tant d’espoir en elle.
- Tout va bien, mademoiselle.
Menteurs.
Je suis une dure à cuire.
Pourtant, elle a l’impression d’avoir le coeur et le corps en miettes. Dorcas papillonne des yeux et son regard se fixe sur un plafond à la blancheur aveuglante. Elle fronce les sourcils, ayant du mal à comprendre où elle est, l’esprit curieusement ralenti, le corps cotonneux. Cela ne bouge plus autour d’elle. Elle a l’impression de ne plus être dans le même endroit. Ses oreilles ne bourdonnent plus.
Dorcas se redresse en grimaçant dans son lit. Elle semble être dans une chambre d’hôpital, mais cela ne ressemble en rien à Sainte-Mangouste où elle est allée un peu trop souvent ces derniers temps quand l’un des membres de l’Ordre était blessé. Ou quand les corps des Prewett ont été ramenés.
Une de ses mains cogne une sorte de barrière longeant son lit, et elle grimace en se rendant compte qu’elle a une aiguille enfoncée dans la peau de son avant-bras, là où les veines courent, avec au bout, un fin tuyau transparent qu’elle suit du regard, jusqu’à un sac d’eau accroché à un pied métallique.
Nacl.
C’est quoi ce truc de moldu ?
Dorcas détache délicatement le papier maintenant l’aiguille dans son bras, et l’extirpe en plissant ses lèvres, de sa veine. Cela ne saigne presque pas. Elle se rend alors compte qu’elle ne porte pas sa robe ni son manteau, mais une sorte de chemise de nuit blanche avec des motifs bleus. Elle lève ses yeux et parcourt du regard la chambre, mais ne voit pas ses affaires. Sa main vient gratter sa peau sous sa clavicule, et Dorcas remarque que d’autres fils la relient à une sorte de boîte électrique qui montre une courbe verte qui ressemble au tracé d’une montagne. Dorcas enlève tous ces trucs ronds et collants qu’on lui a mis sur la poitrine, essaie de baisser une des barrières, mais, n’y arrivant pas, elle l’escalade. Quand elle finit par terre, essoufflée par l’effort et la tête qui tourne, ses mains sont tellement serrées autour des barreaux qu’elle craint de s’écrouler si jamais elle les lâche.
Il faut d’abord qu’elle sache où elle est, et ensuite où sont ses affaires, et surtout sa baguette. Parce que si les Mangemorts doivent débarquer, elle ne se laissera pas avoir si facilement.
Quand elle a repris sa respiration, elle se dirige vers la fenêtre dont les stores sont baissées, puis rabat sa chemise de nuit sur son dos, constatant avec effroi qu’elle a les fesses à l’air. Si elle doit mourir aujourd’hui, ce sera dignement. Dorcas, une main dans le dos, écarte les stores de son autre main et ses yeux s’écarquillent de surprise.
Elle qui s’attendait à voir les bâtiments vieillots de Londres, se trouve dans une ville aux immenses gratte-ciels. Elle balaye la rue de son regard, cherchant le moindre indice, lisant de la publicité pour des spectacles sur des tableaux immenses et éclairés, accrochés à certains immeubles, et quand elle tombe sur la statue d’une femme brandissant une flamme, son coeur manque un battement, et elle se met à rire doucement.
Quand plusieurs personnes habillées de blanc entrent précipitamment dans sa chambre suivies par l’homme, tout habillé de noir, qui l’a sauvée, Dorcas rit encore plus fort.
Mais quand elle se laisse tomber par terre, rassemble ses deux mains devant son visage, oubliant toute pudeur, son rire hystérique se mêle de larmes.
Elle est à New-York.
Elle est à New-York.
Qu’est-ce qu’elle fait à New-York, par Merlin ?