Dennis a pris appui sur l’autel immaculé où la centaine de noms gravés presqu’un siècle en arrière luit sous les assauts du soleil printanier. Des centaines, peut-être des milliers d’yeux sont braqués sur lui, mais en vérité il n’a rien à leur dire.
Harry est décédé depuis plusieurs années, paisiblement, choyé et entouré et aimé par ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants. Avant lui étaient partis Kingsley, bien sûr, et Molly et Arthur, et Augusta Londubat, et Hagrid, Minerva, Horace, Filius, Sybille, Pomona, Abelforth de sa belle mort, Olivier Dubois et Cho Chang prématurément, Bill Weasley, quelques mois à peine après ses parents, et un jour, Hermione. Après quoi ils s’en étaient tous allés. Ron, Neville, Seamus, Lavande, Dean, Parvati, Padma, Anthony, Michael, Justin, Ernie, Susan, Angelina, Hannah, Lee, George, Katie, Alicia, et Percy et Fleur et Charlie, tous. Seule Ginny vit encore, et Luna aussi, mais elles ont quitté le pays depuis longtemps, pour vivre enfin dans leur vieillesse et à l’autre bout de monde l’amour qu’elles avaient cru platonique pendant leurs jeunes années.
Et aujourd’hui, cela fait quatre-vingt-dix-huit ans.
Le Ministère n’a plus personne, plus un combattant, plus un survivant pour dire l’indicible, pour raviver le souvenir. Ils ont fait appel à lui – Dennis Crivey – et il a su tout de suite que ça n’était qu’un choix par défaut. Il est venu quand même. Parce qu’ils lui ont dit que c’était important. Parce qu’ils ont parlé de Colin. Parce qu’après lui plus personne, certainement, ne parlera de Colin.
Mais près de cent années ont passé.
Et à Dennis Crivey il ne reste : que des regrets.
Il affronte les regards, le murmure discret d’une foule qui s’impatiente, ne souffle pas un mot. Il sait, pourtant, il sait ce qu’ils attendent, il sait par cœur les mots qu’on a écrits pour lui, mais sur l’autel danse une sittelle et Dennis les revoie tous sous la tonnelle.
Son père l’avait érigée pour ses garçons turbulents, face au bois qui s’étendait derrière la ferme et parfois, quand le lait était tiré, quand les bêtes étaient rentrées et le soleil encore levé, il prenait Colin et Dennis sur ses genoux, leur apprenait le nom des passereaux qui pépiaient entre les conifères ou dans la terre. Les sittelles étaient devenues leurs préférées lorsque Colin en avait photographié une, en plein vol, sa gorge blanche son flanc orangé et son croupion tacheté qui supportait douze plumes en éventail.
Dennis sait ce qu’on attend de lui.
Il sait le portrait qu’espère son auditoire, ce qu’ils croient savoir des déboires d’un enfant, ce qu’ils imaginent être son tourment et surtout, sa fierté. Il sait qu’il doit leur dire : Colin est un modèle, Colin est le courage, ce qu’il a fait est essentiel et traversera les âges, Colin est un héros.
Mais mourir à seize ans ça n’est pas beau, ça n’est pas grand, c’est encore moins inspirant.
Mourir à seize ans, à l’aube de sa majorité, mourir dans sa vingtaine et sa trentaine et toutes ces décennies avant la nuit claire, c’est enlever la couleur sous les paupières de sa mère. C’est affamer les oiseaux qu’un père hagard n’a plus le cœur à nourrir l’hiver. C’est gâcher un talent inouï pour la photographie. C’est des lettres qui s’empilent et de la poussière qui s’accumule dans un lit sanctuarisé que plus personne n’ose toucher. C’est des sillons blancs permanents sur les joues pâles d’un petit frère déboussolé. C’est des murs vieillis, et vides, où l’on devine encore le contour des portraits arrachés dans les larmes, dans les cris aussi, mais dans les larmes toujours. C’est n’avoir jamais bercé son enfant. C’est n’avoir jamais brandi son diplôme devant les mines épanouies de ses parents réjouis. C’est n’avoir jamais soufflé mille bougies. C’est n’avoir jamais bu de café noir. C’est n’avoir jamais dansé sur un comptoir. C’est n’avoir jamais appris à jouer de la guitare. C’est n’avoir jamais célébré le mariage de son frère. C’est n’avoir jamais pleuré son divorce. C'est n'avoir jamais passé son permis pour sillonner les routes écossaises. C'est n'avoir jamais fait ce tatouage dont l'on rêvait. C'est n'avoir jamais patiné, jamais plongé, jamais braillé dans un concert, jamais appris une autre langue que l'anglais. C’est n’avoir jamais eu le temps de dire Je t’aime et d’en mesurer toute la portée. C’est n’avoir jamais voyagé.
C’est un gâchis.
Et Dennis qui a aimé, chéri, haï, Dennis qui a craint, perdu, regretté, Dennis qui a arraché, conquis, gagné, Dennis qui est tombé Dennis qui s’est relevé, Dennis qui a grandi, Dennis a voyagé, Dennis sait.
Il sait que dans les montagnes pakistanaises la sittelle du Cachemire a le ventre rouge et or le plus éclatant. Il sait distinguer la sittelle corse de la sittelle kabyle à la longueur de leur calotte noire. Il sait que Colin aurait gravi l’Himalaya à mains nues pour apercevoir rien qu’un instant une sittelle superbe devant ses yeux d’éternel enfant. Il sait que, des multiples images qu’il a ramenées de ses voyages, son père a préféré la sittelle des Philippines. Il sait que leur mère n’en a jamais trouvé de plus belle que leur sittelle torchepot.
Dennis sait ce qu’il doit dire, faire, narrer la bravoure de son frère, raconter l’intrépide à une assistance abreuvée aux récits romantiques des héros qu’elle perçoit comme des reliques, raconter le sacrifice à une société qui se complait dans la commémoration des enfants qu’elle a envoyés mourir pour elle.
Dennis sait ce qu’a été Colin : un enfant qui fuyait la ferme et ses corvées, quand il le pouvait, son appareil en bandoulière, ses rêves dans la lanière. Un enfant qui revenait, toujours, délester son frère encore plus frêle que lui de ses tâches avec les vaches. Un rire éclatant. Un garçon envahissant, un tantinet égocentrique, le cœur sur la main, qui offrait à ses camarades les bonbons de ses parents et à sa mère et son père les confiseries de ses amis. Un sourire sincère, des yeux rieurs. Un garçon qui aimait les filles comme il aimait les garçons. Un jeune homme qui avait embrassé Demelza Robbins derrière le terrain de Quidditch. Colin-le-petit, Colin-le-laitier, Colin-l’excentrique, Colin-le-sorcier, Colin-le-grand-frère-adoré, Colin-le-passionné, Colin-le-Né-de-Moldus, Colin-le-résistant et Colin-le-combattant, Colin l’aimé, le regretté, Colin n’avait ce jour et devant les tambours pour plus grande qualité que celle d’être tombé.
Et si telle doit être la plus belle des qualités de son frère décédé alors Dennis préfère aux fêtes artificielles ses sittelles adorées.
Alors Dennis préfère se retirer dans une pirouette, un bruissement qui fait comme un battement d’ailes, celui d’une sittelle qui nichait dans le bois et qui sait mieux que toutes celles et ceux réunis ce jour-là ce qu’a été Colin et ce qu’a été la guerre et ce qu’a été la vie sans un frère.