Harry dormait paisiblement dans son berceau, soigneusement recouvert de plusieurs couvertures. James était enroulé dans la sienne, les paupières fermées, mais Lily savait qu’il ne dormait pas. Il attendait simplement que le temps passe, que tout ça finisse, la guerre, les exactions, les lois raciales, le confinement obligé pour lui et sa famille tandis que ses amis tombaient les uns après les autres – tout ça, quoi. Ca faisait tellement longtemps qu’il passait le plus clair de ses journées, ainsi.
Lily les regardait, lentement, longuement. Tout semblait figé, même son souffle à elle, même sa posture, debout, près de la fenêtre, emmitouflée sous un châle, le coulis d’air du dehors s’incrustant contre elle, qui ne frissonnait même pas. Pas un mouvement.
Dans sa tête, il n’y avait rien d’autre que le sentiment d’avoir passé une journée de plus, d’avoir survécu plus que vécu une journée de plus, et c’était bien l’essentiel, même si elle en était de moins en moins sûre chaque jour. Pour Harry, sûrement, tout du moins. Mais pour James, non, certainement pas. Non pas que l’Ordre du Phénix et ses missions périlleuses fussent des raisons d’être joyeux, mais au moins, il y avait de l’action et de la réflexion. Peut-être que c’était mieux pour James de mettre plein de choses négatives dans sa tête qui venaient d’ailleurs plutôt que de lui-même.
Le seul mouvement visible au-dedans de cette chambre sombre et froide venait des lumières clignotantes des guirlandes de la rue qui longeait la maison. Elles imprimaient régulièrement leurs tâches jaunes sur le dessus de lit, soulignaient l’épaule de James, léchaient la coque du berceau, et mouraient sur la poignée métallique de la porte. C’était Noël, et le premier Noël de Harry, mais au-delà de ça, c’était surtout le premier Noël sans les amis, sans la famille, sans la vie. Avec tout ce vide, ce morceau de vie qui reste ressemble déjà un peu à la mort, avait dit James. Je fais des jolies phrases pour tuer le temps et espérer que l’esthétique touche un peu mon cerveau, ma sensibilité qui s’est abîmée dans ce grand trou. C’est beau je fais de la poésie de dépressif.
Lily ferme les yeux, elle voudrait chasser ces images de sa tête, ces images qui s’agitent devant ses yeux comme des feux follets, comme les lumières des guirlandes du dehors sur les corps inertes du dedans – la mémoire des visions, la mémoire des sons, ça te rattrape une sensibilité in extremis mais des fois ça te remet en pleine figure tout ce que tu voudrais oublier et tu ne peux pas y échapper, même en ouvrant grand les yeux.
De toute façon, même en ouvrant les yeux, il n’y qu’un semblant de vie sous les yeux de Lily. Peut-être que c’est ça le vide dont parle James ? Elle n’en sait rien, elle ne le perçoit pas, elle. Chance, ou pas, peu importe, on s’en fout, si Voldemort vient demain, que tu souhaites la mort ou non, il va te la donner, et pourtant, s’il vient demain, tout d’un coup James se souviendra qu’il est en vie, qu’il ne veut pas la mort encore, et surtout tout ça pour Harry. Ce serait beau un vrai Noël, pas un Noël d’hypocrites attablés mais il ne faut pas penser maintenant à Pétunia qui doit arroser le chapon avec son jus, juste un vrai Noël de gens qui s’aiment, même en pyjama en mangeant des pâtes, mais avec une bougie, des guirlandes et une esquisse de sourire, peut-être esquisse mais surtout sincère.
Et, dans le silence d’une nuit mortifère et bleue d’un Noël gelé, une mélodie s’est élevée et a couru dans les rues du village. C’était un de ces canons conçus pour chanter la gloire à Dieu, l’immortalité, cette chose que Voldemort voulait et que James ne voulait pas, composé par l’humain faible mais suffisamment tout-puissant pour concéder que ça, c’est un chant de louanges vrai et intemporel. Et la mélodie est entrée doucement par les fenêtres et a toqué au tympan de Lily avec ses mélopées envoûtantes et ses lettres aigües et modulées.
La première chose qui s’est mise en mouvement ce sont les tripes de Lily, et peut-être aussi celles de James parce qu’il a vraiment bougé, il s’est retourné et il a vu Lily, pâle, l’arrière du crâne accolé à la vitre de la fenêtre, les guirlandes qui font briller ses yeux, même de loin, et surtout, deux ou trois larmes qui coulent doucement sur sa joue, un clignement d’œil pour qu’elles descendent plus vite et son nez qui se retrousse quand elle renifle, une fois, puis une deuxième fois plus franchement.
Ce chant est beau et émouvant. Il sonne vivant, surtout. Peut-être que James s’est penché un peu sur le grand trou en foutoir de sa vie confinée, mais en tout cas il a pu ramasser par terre, pas trop bas, un petit morceau de sensibilité et il y a eu une lueur dans ses yeux. C’est comme pleurer quand tu as déjà épuisé ta réserve de larmes, parce que quand tu es fatigué, crevé, épuisé, c’est dur de maintenir la vanne fermée. Donc James a pleuré, et d’avoir le cœur ému comme ça, ça l’a mu, si on peut le dire ainsi, et il s’est levé, oh lentement, longuement, mais il s’est levé.
Dehors il y avait un autre chant tout aussi langoureux et chaud qui a commencé à courir après l’autre qui s’était déjà perdu dans les oreilles des âmes esseulées ; et il y en aurait d’autres, car la porte de l’église est ouverte, et parce qu’il y aura encore deux offices jusqu’à la fin de la nuit. Les sorciers ne croient pas comme les Moldus, car ils ont une mystique de la prédestination, mais là, James pourrait presque dire que les Moldus lui ont rendu un brin d’espoir.
Pas de quoi tenir toute la guerre, mais de quoi descendre dans la cuisine avec Lily et Harry, préparer des pâtes, allumer un feu dans la cheminée, et, cahin-caha, dans le désordre mais c’est pas grave, c’est rien que la vie, et puis c’est toute la vie de James ça, le désordre, fêter un peu Noël à leur façon.
Après, ils se sont enroulés sous un plaid, tous les trois, Harry entre ses parents, face à la cheminée mordorée, et ils ont fait une esquisse de sourire, peut-être même une esquisse de baiser, et ils ont dormi. Pas forcément du sommeil le plus apaisé, pas forcément du sommeil le plus réparateur, mais ce bon feu, ces présences aimées, et ce chant qui caresse les oreilles au loin et auquel s’associe les craquements sonores des bûches, ça fait du bien.
Ce n’était peut-être pas le meilleur Noël, mais ça valait le coup d’y être, de sentir les corps de l’enfant et de l’autre en se tenant chaud comme une compagnie de pingouins sur la glace. C’était le dernier Noël, on l’a su après. C’était donc la dernière fois qu’ils étaient émus par un cantique de Noël, émus aux larmes même, et il n’y a rien de plus beau que d’être ému aux larmes par un truc aussi vivant et chaud que l’humain sait produire comme l’art.