La première fois que son père lui avait expliqué ce qu’était une grève, Lily avait sept ans. Elle et Pétunia étaient assises toutes les deux sur le miteux canapé du salon, les genoux ramassés contre elles pour conserver leur chaleur corporelle, et leur maman leur avait apporté un gros plaid dans lequel elles étaient enveloppées. Elles se faisaient des messes basses, se racontaient des historiettes, et rêvaient de la neige dehors. Elles attendaient leur petit cadeau d’enfants sages – oh leurs parents n’étaient pas bien riches, c’était souvent des chaussettes, des culottes, ou alors leur maman détricotait des pulls et des gants trop petits ou usés pour récupérer la laine et leur faire un cadeau comme neuf et à leur taille.
Mais ce Noël, il n’y eut rien du tout.
Pétunia se contenta de baisser les yeux à l’annonce de la nouvelle, elle était assez vieille pour avoir compris que c’était l’argent, tandis que Lily, curieuse, voulut savoir pourquoi.
« Et bien, je vais vous raconter une histoire, dit Ginger. »
Il prit les deux fillettes dans ses bras (ho ! hisse !), s’assit lui-même dans le canapé et en plaça une sur chaque genou (heureusement que j’ai que deux merveilleuses petites filles, comment je ferais si j’en avais trois ? Et Pétunia proposait un troisième genou !).
« Les enfants ayant été sages toute l’année, et les enfants étant aussi nombreux, il y eut beaucoup de travail tout au long du mois de décembre pour les fabriquer. Cela demande des matières premières, c’est-à-dire du bois pour les petits chevaux à bascule, du plomb pour les petits soldats en plomb, des tissus pour les petites poupées, etc… Il faut les acheter en quantité suffisante, car il faut contenter tous les enfants, et donc, avoir de quoi fabriquer tous les cadeaux ! Ensuite, il faut les fabriquer : tailler le bois, fondre le plomb, couper le tissu… Puis les emballer, et enfin le soir de Noël, il faut les distribuer !
Mais comment tout ceci fonctionne-t-il ? C’est assez simple ; il y a des lutins qui sont chargés de recevoir les lettres des enfants sages, ils font le tri. Il y a ensuite des équipes qui sont dédiées à la fabrication exclusive des chevaux de bois : il y a en a une qui s’occupe d’acheter le bois, une qui s’occupe de le tailler, une de les emballer. C’est pareil pour les autres jouets, les soldats et les poupées. Toutes les équipes qui achètent discutent entre elles, pour savoir combien en tout combien elles vont payer. C’est pareil avec les autres équipes. Vous comprenez ?
— Oui Papa !
— Bien. Mais, maintenant, vous pourrez me dire, mais comment on sait à qui on doit parler dans les autres équipes ?
— Oui Papa !
— Et bien il y a un principe de hiérarchie : supposons qu’il y a cent lutins en tout. Le chef des lutins est le Père Noël. Le Père Noël ne discute qu’avec, par exemple, cinq lutins. Chacun des cinq lutins s’occupe donc de vingt lutins. C’est clair ?
— Oui Papa !
— Et maintenant, prenons vingt lutins. Il peut y avoir deux équipes de dix, chacune dirigées par un lutin. Au total, nous avons donc une pyramide avec le Père Noël, qui dirige cinq lutins, chacun d’entre eux dirige deux lutins, et tous ces lutins-là dirigent eux-mêmes dix lutins. Vous voyez l’idée ?
— Oui, c’est un peu comme à l’école, on a les maîtresses, puis la directrice qui dirige les maîtresses ! »
(Convenez que Ginger fut un peu étonné du rendu de sa prestation à ce stade de l’explication. Confondre l’école avec une entreprise, non mais !).
« Mais vous voyez la masse de cadeaux qu’il faut faire ? Les lutins ont beaucoup de travail ! Alors, que font-ils ?
— Ils travaillent beaucoup Papa !
— Oui, c’est vrai. Mais pourquoi travaillent-ils beaucoup ? Après tout, ce ne sont pas leurs cadeaux !
— Parce qu’ils sont obligés, Papa !
— Par qui ou quoi ?
— On travaille pour gagner de l’argent pour acheter à manger Papa !
— Oui Pétunia ! Mais l’argent qu’ils gagnent, qui le leur donne ?
— Les parents qui achètent les cadeaux ?
— Non, Lily. En fait, ce qui se passe, c’est que les parents achètent les cadeaux et donc l’entreprise de fabrication des cadeaux gagne beaucoup d’argent, puisqu’il y a beaucoup de cadeaux à faire et à vendre. Celui qui dirige l’entreprise, c’est le Père Noël : c’est son entreprise, donc c’est lui qui décide combien il donne aux lutins. Bien sûr, la loi l’oblige à certaines choses, et puis les lutins peuvent essayer de négocier aussi, mais sur le principe, c’est bien le Père Noël qui a une importance.
Et maintenant, revenons-en aux usines de fabrication de cadeaux. Comme je l’ai dit, il y en a beaucoup à faire. Les lutins travaillent dur, ils sont épuisés, parfois ils se blessent avec les machines : vous voyez comme c’est petit et fragile un lutin ! Il faut donc qu’ils fassent beaucoup d’efforts. Comme je vous l’ai dit, le Père Noël décide de l’argent qu’il donne au lutin et de l’argent qu’il garde donc pour lui ensuite. Si vous étiez le Père Noël, que feriez-vous ?
— Je donne tout aux lutins !
— Lily, c’est très généreux, mais le Père Noël travaille un peu aussi, certes beaucoup plus confortablement que les lutins, donc c’est normal qu’il garde un peu pour lui aussi.
— Et qu’est-ce qui se passe alors ?
— Il se passe que le Père Noël garde beaucoup pour lui, et donne très peu aux lutins.
— C’est injuste Papa !
— Oui c’est injuste. Mais j’ai dit que la loi oblige le Père Noël à certaines choses. Par exemple, les lutins ont le droit de négocier, dans certaines conditions. Que peuvent-ils donc faire ?
— Négocier ?
— Oui, Pétunia. Mais comment ?
— Ils vont le voir et lui demander plus d’argent !
— Oui, mais s’il refuse ?
— Euh…
— C’est justement pour ça, mes chéries adorées, que la loi donne aux lutins plusieurs façons de se faire entendre. Notamment, les lutins ont le droit de faire la grève ; cela signifie qu’ils organisent une journée pendant laquelle ils ne travaillent pas. Ils ne gagneront pas d’argent ce jour-là, mais, puisqu’ils fabriquent moins de cadeaux, cela fait moins d’argent au total pour l’entreprise, donc le Père Noël peut aussi perdre de l’argent comme ceci. Vous comprenez ?
— Oui Papa !
— Est-ce que vous comprenez donc que les lutins ont intérêt à faire grève le jour de l’année où l’entreprise est censée gagner le plus d’argent ?
— Oui Papa !
— Et bien c’est ce qui se passe. Les lutins font grève le 24 décembre.
— Qu’est-ce qui se passe ensuite, Papa ? »
Ginger soupira fortement.
« Il se passe que les lutins peuvent décider de faire grève le 25 décembre, aussi, si jamais le Père Noël ne cède pas, et ainsi de suite.
— Mais ils vont perdre beaucoup d’argent, les lutins ! s’exclama Lily.
— Oui, ma loupiotte.
— Et donc les enfants n’auront pas de cadeaux ? demanda Pétunia.
— Oui, nécessairement. Et c’est là que la question devient importante. Il vaut mieux quoi, selon toi ? Que les enfants n’aient pas de cadeaux un Noël mais que les lutins finissent par être bien payés, qu’ils puissent travailler dans de meilleures conditions, éviter de se blesser, de se fatiguer, ou que les enfants aient des cadeaux à tous les Noëls, faits par des lutins exténués, si bien que ces cadeaux sont de moins en moins de bonne qualité ? »
Pétunia hoche la tête en silence. Elle commence à comprendre où son père veut en venir, mais pas Lily, qui est encore un peu jeune.
« C’est parce que les lutins ont fait grève qu’on n’aura pas de cadeaux cette année ?
— En fait, ma chérie, ni les lutins ni le Père Noël n’existent, tu le sais, ça.
— Oui Papa !
— Mais, ta mère, moi, nos voisins, nos amis, tout le quartier, nous travaillons dans la même mine, et avons donc le même patron. Et, en quelque sorte, nous travaillons dur et fort et dangereusement comme les lutins pour une entreprise dont le patron gagne beaucoup d’argent comme le Père Noël.
— Aaaaaah. Vous avez fait grève ?
— Exactement. »
Lily est une enfant extrêmement expressive : son visage change du tout au tout, et sa moue, de curieuse, passe aussitôt à triste.
« Et donc vous ne gagnez pas d’argent pendant ces jours-là ?
— Oui, petite fleur.
— Et c’est pour ça que vous n’achetez pas de cadeaux pour Noël ?
— Exactement.
— Et pourquoi Maman ne tricote pas de pull alors ? demande Pétunia.
— Car quand tu fais grève, c’est que tu en es arrivé à un point où tu es extrêmement fatigué moralement et physiquement. Ta maman a besoin de se reposer, aussi, et tricoter, ça prend du temps.
— Oui Papa ! »
Et comme les deux fillettes ont bon cœur au fond, elles vont voir leur maman qui fait une sieste, se pelotonnent contre elle. Leurs parents sont soucieux et épuisés, certes, mais elles, ce sont des enfants pleines de vie et de bons sentiments. Alors, elles pensent que Noël à faire un gros câlin à quatre bien au chaud sous une couverture, c’est quand même un joyeux Noël non ?