Mary se concentrait.
Elle avait passé ses trois petites Aspics, elle aurait les notes requises pour que sa formation soit validée par Dumbledore parce qu’elle avait travaillé juste ce qu’il fallait aux dires de Lily qui l’avait beaucoup aidée. Et Lily ne se trompait jamais quand il s’agissait de parler de scolarité. Poudlard était derrière eux, maintenant.
Ils allaient tous rejoindre l’Ordre du Phénix. Mary se demandait si elle était égoïste, mais elle avait envie de vivre ce pour quoi elle avait toujours vécu. Dans sa tête, le plan était limpide ; elle allait se battre là, dans deux heures, pour passer l’audition d’entrée dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Si elle était recalée, elle rejoindrait directement l’Ordre. Si elle était acceptée, elle danserait seulement le premier ballet, poserait sa démission ensuite, et rejoindrait l’Ordre. Non, décidément, comment faire une croix sur le corps du ballet du Lac des Cygnes, qui avait été annoncé comme ballet d’ouverture lors de la révélation de la saison 1978-1979 ?
Savoir qu’elle finirait inéluctablement à l’Ordre lui donnait une force incommensurable. Beaucoup de ses camarades ballerines parlaient de le nécessité de réussir comme une victoire pour une carrière nécessairement trop courte. Mary ne disait rien évidemment – elle avait pris soin de se lier d’amitié avec personne ici, parce que personne ne devait savoir qu’elle était une sorcière – mais pour elle, la question était plus profonde. Ce n’était pas sa carrière qui allait être trop courte, ce serait probablement sa vie. Elle devait avoir ce concours parce que ce serait l’unique façon qu’elle aurait de s’accomplir en tant que danseuse, elle n’avait aucune voie de secours, aucune compagnie plus petite pour laquelle auditionner, rien.
L’Opéra ou rien, c’en était presque cliché à pleurer, mais Mary considérait que tous les efforts qu’elle avait faits, à l’aune de ce qu’elle allait devoir faire à l’Ordre, méritaient un peu d’égoïsme. Ses amis étaient au courant, et ça lui avait donné une détermination incroyable que de se sentir soutenue dans ses choix. Pour cette journée particulière, Mary avait souhaité être accompagnée seulement par ses parents et son petit frère John, parce qu’elle savait que, quoi qu’il adviendrait, elle les verrait moins souvent ensuite, et elle voulait qu’ils soient fiers d’elle, une dernière fois en famille.
Ils s’étaient quittés avec un gros câlin devant l’entrée des artistes, eux allaient angoisser dans un café quelconque avant de s’installer dans le public sous le magnifique plafond de Chagall. Mary avait senti le trac descendre un peu au fond de son estomac, elle avait soufflé un bon coup, elle allait gérer, comme d’habitude.
Elle avait un petit peu mal dormi la veille, car elle devait s’avouer avoir senti beaucoup d’émotions à l’idée de savoir que demain, sa vie changerait, et mangé sa nourriture des grands jours comme il fallait – un litre et demi d’eau le matin pour bien s’hydrater, un muesli léger de pommes et de bananes et de yaourt, et elle avait une salade de pâtes dans son sac qu’elle finirait deux heures tout pile avant son passage.
Là, elle était en train de vivre le début de quelque chose qui la dépassait, elle qui, comme les autres filles, voulait tout maîtriser de sa danse, de son corps, de son apparence, de sa technique. Elle était dans le foyer de la danse, son chignon de gala très tiré et très laqué bien ajusté, ses vêtements de chauffe empilés car ce serait trop bête se faire une élongation maintenant, en train de choisir sa paire de pointes pour sa première variation. C’était la Reine des Dryades, une variation lente avec des équilibres suspendus. Elle s’en donc était gardée trois, suffisamment « faites » comme elles disaient toutes dans leur jargon, mais encore assez rigides pour bien la soutenir, et pas trop sales sur la plateforme, bien sûr.
Ensuite, échauffements, tout doux d’abord. Délier chaque muscle, chaque articulation, chaque ligament, chaque tendon. Puis assouplissements, puis une barre très technique portée sur les levers de jambe parce que c’est ce dont elle allait avoir besoin, dans désormais une heure et demie. Puis, inspection des petits bobos sur les pieds, réparation, protection, enfilage des pointes. Elle ne faisait pas cela à chaque fois qu’elle passait sur scène, mais là, c’était tellement vital, qu’elle ne pouvait se permettre de perdre un ruban, alors elle les noua puis les cousit.
Ensuite, elle prépara consciencieusement ses pieds.
Elle aimait cette atmosphère, elle se prit à sourire toute seule. Tout le monde était silencieux, parfois un petit chuchotement entre deux filles bourdonnait, la musique des petits pas rythmait le temps qui passait, et les couinements de pointes de celles qui travaillaient les pirouettes finales de la variation finirent par devenir majoritaires. Les plus braves se donnaient entre elles des dernières corrections, s’aspergeaient les cheveux de laque entre elles, se défroissaient mutuellement les rangées de tulle des tutus.
Mary enfila aussi le sien, une fille lui en boutonna le corsage. Elles avaient toute le tutu blanc réglementaire. La seule distinction entre elles se ferait sur la danse pure : la technique, la musicalité, la dimension artistique, la capacité à se projeter jusqu’au dernier rang des spectateurs.
Et puis leur professeur, habillée d’un élégant tailleur en lainage bleu marine, avec de hauts escarpins, vint leur dire, à elle et à ses autres camarades de l’Ecole de danse que le concours allait commencer, et leur souhaiter une bonne chance. Ce n’était pas vraiment l’heure d’avoir pitié des autres candidates qui ne venaient pas de la formation la plus prestigieuse en France, même si à la vérité c’était un peu triste car, il fallait bien l’avouer, elles partaient avec du retard.
« N’oubliez pas, les filles, c’est la version de Noureev, donc ce n’est pas une fée lyrique, c’est une femme forte qui influe sur le destin des autres avec sa magie. »
Mary recueillit cette parole dans son cœur qui était encore un peu un cœur de sorcière même si l’immense majorité battait pour la danse à cet instant.
Enfin, une voix retentit dans un haut-parleur.
« Mesdemoiselles, dans dix minutes, début du concours d’admission pour le corps de ballet féminin de l’Opéra de Paris. Variation imposée : La Reine des Dryades, Don Quichotte, acte II, chorégraphie de Rudolf Noureev. »
Mary passait en première. C’était une position difficile, car le jury se souviendrait forcément moins d’elle à la fin de l’après-midi, mais elle serait en quelque sorte l’étalon pour la notation.
« Tu es prête ?
— Oui, professeure.
— Bien. N’oublie pas, Mary, quoiqu’il arrive, que tu tombes, que tu t’arrêtes, que tu trébuches, tu restes dans le personnage et tu danses au moins avec tes bras et ton dos. »
Mary jeta un dernier regard autour d’elle. Les autres filles qui commençaient à stresser, hésitant entre se fatiguer en continuant à s’entraîner et se refroidir à arrêter de s’entraîner. Le Foyer, ses dorures, son ambiance, qu’elle souhaitait ardemment revoir, mais cette fois-ci dans un autre tutu blanc, celui du Lac des Cygnes.
Elle inspira fortement, souffla tout l’air de ses poumons, le refit trois fois, et passa la porte, emprunta les couloirs en dédale et en moins de deux minutes, se trouva derrière le rideau de la coulisse.
La scène était encore plus immense que dans tous ses souvenirs. En même temps, pour les spectacles, il y avait des décors, des figurants, de l’animation en coulisse.
Elle monta une dernière fois sur ses pointes. Elle sentait ses cuisses bien fortes, prêtes à faire l’effort. Ses genoux ne tremblaient pas. Son cœur allait s’envoler.
« Première candidate. Mary MacDonald, dix-huit ans. »
Elle fit sa préparation, et posa un pied, puis deux sur la scène de sa vie.