Luna avait toujours senti ce décalage, sans jamais vraiment se l’avouer. Elle le mettait sur le compte des autres différences, bien plus évidentes, qu’il y avait entre elle et ce que les gens appelaient « la normalité », comme ses vêtements, ses sujets de prédilection, ou encore sa façon de s’exprimer et même de marcher. Ce ne devait être que ça, qu’un signe de plus, au fond, qu’elle ne pourrait jamais avoir la même vie que les autres.
Toutefois, elle sentait qu’elle avait besoin de poser un mot dessus.
Elle aimait très fort Rolf.
Elle adorait discuter avec lui car sa conversation était intéressante, se tapir dans des prairies ou des buissons pour observer des bêtes et sentir leurs souffles à l’unisson devant l’attente et la beauté de la nature, les surprises culinaires qu’ils se faisaient l’un à l’autre, lire un ouvrage à la même vitesse que lui, échanger des habits et des bijoux avec lui, l’embrasser du bout des lèvres en imitant les coléoptères, reprendre le chant des oiseaux et siffler dans les oripeaux qu’ils fabriquaient eux-mêmes.
Elle se confiait librement sur cette relation avec son père.
Et elle ne comprenait pas pourquoi elle n’y arrivait pas avec d’autres personnes, en particulier celles de son âge. Ou plutôt, si, mais elle préférait éviter ce constat. Elle ne voulait pas avoir de comptes à rendre sur des perspectives plus intimistes de leur vie, d’autant que pour elle, c’était précisément cette liste mentale qui constituait, bouts à bouts, l’intimité qu’elle partageait avec lui.
Elle n’avait jamais compris les questions torturées de ses camarades de dortoir sur la sexualité, et avec toute l’empathie dont elle avait été capable, avait écouté, ou plutôt entendu, les confidences d’une Ginny un peu perdue une fois la guerre finie. Elle avait essayé de s’y intéresser vraiment, parce que Ginny était son amie, à tel point qu’elle savait être la seule à laquelle Ginny se confiait.
Rolf avait manifesté plusieurs fois déjà son désir. Elle avait toujours refusé d’y répondre. Bien sûr, il l’avait respectée, ce n’était pas là la question. Elle se demandait simplement s’il y avait une sorte de délai intangible à partir duquel les amoureux en couple commencent à exprimer leurs désirs, et s’attendent à ce que l’autre y réponde favorablement.
Au fil du temps, bien que Rolf ne lui faisait aucun reproche et n’avait pas changé son attitude à son égard, elle avait pris peur. Cette situation durerait-elle toute la vie ? Finirait-il par la quitter ? Était-elle crédible à se prononcer en faveur de la liberté sexuelle et de l’émancipation lorsqu’il fallait se prononcer politiquement ? Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Ces questions-là, elle ne les posa pas à son père. Elle avait peur des réponses que pouvait lui apporter l’un de ses modèles de vie. Elle se trouvait ridicule à avoir peur, puisque son père l’écoutait badiner sur le potager de Rolf depuis des mois sans jamais lui demander quoi que ce soit sur leur vie sexuelle.
Ginny trouva la faille, un jour qu’elle lui rendait visite, et que Luna était un tantinet taciturne puisque Rolf avait, la soirée dernière, simplement émis un « pourquoi ? » qui s’était voulu doux et compréhensif, mais qui avait exacerbé, comme un aiguillon percé dans son cœur, ce sentiment de rupture complète avec le cours attendu de la jeunesse.
Luna finit par exposer piteusement sa situation. La honte prenait le pas sur la peur, maintenant. Elle se trouvait gauche, maladroite, à vingt ans passés, de raconter ce qu’elle croyait être un problème d’immaturité, de gaminerie, à une jeune femme qui, elle le savait déjà, menait une vie tranquille et sereine avec Harry – ou en tout cas plus tranquille et sereine depuis que les douleurs de la guerre s’étaient étouffées.
Plus elle avançait dans son récit, plus elle se sentait en rupture complète avec son âge et son époque.
A sa grande surprise, Ginny eut une réaction d’une banalité désarmante.
« Ah, ça me rappelle Charlie. Il est célibataire, tout le monde le sait, mais peu savent que c’est vraiment par choix. Il est asexuel, il y en a plein partout et c’est la vie. Lui, il ne tombe pas amoureux, mais il dit qu’il y en a qui construisent des couples, des foyers, et qui ont même des enfants. C’est juste un truc à se dire, j’imagine. Enfin, c’est peut-être quelque chose sur lequel tu pourrais te renseigner, vérifier que ça te correspond et en parler à Rolf. C’est un bon gars, il comprendra. »
Luna commença à sentir quelques larmes perler à la commissure de ses paupières.
« Oh non Luna, je ne voulais pas te faire pleurer ! s’écria Ginny, en se précipitant pour la prendre dans ses bras.
— Ça va, répondit Luna en souriant et fermant les yeux. Il suffit juste que je dise à Rolf que j’ai trouvé ce que je suis. »
Elle prit un instant pour énoncer lentement.
« Je suis asexuelle et je souhaiterais continuer à vivre avec toi. »