Lily poussa son vélo sur la côte, riant à s’en décrocher les mâchoires de ne pas y parvenir. Il faut dire qu’elle n’était pas aidée, Severus étant assis sur la jante arrière, les jambes pendantes dans le vide, déséquilibrant le cycle à chaque tour de pédalier !
« Bon, allez, je descends, fit le garçon, riant lui aussi à perdre haleine. Ce serait plus simple si j’avais un vélo à moi.
— Mon vélo est le tien, Sev, proposa spontanément la fille de bon cœur. »
Le vélo était la richesse unique des gamins du coin, des enfants des miniers. Dans la hiérarchie sociale de la ville de Cokeworth – mais c’était valable pour la ville d’à côté et ses usines de toile de jute et la ville de l’autre côté et sa forge monumentale – les enfants des travailleurs, pauvres, étaient donc pauvres, mais ils avaient un vélo, signe qui les dissociait des enfants des chômeurs. Eileen Rogue n’avaient ainsi pas de quoi offrir un vélo à son unique fils.
Lily, comme Pétunia avant elle, avait eu son vélo vers treize ans – lorsque sa croissance avait assez ralenti pour qu’on puisse préjuger qu’elle pourrait le garder longtemps.
Severus se contenta de sourire et comme elle descendait de selle et plaça résolument devant lui l’engin, il fut bien obligé d’accepter de monter dessus à sa place. Lorsque c’était Lily, ça paraissait si simple, mais flûte, comment fallait-il procéder ?
« Tourne tes jambes !
— Ah ! Je vais tomber !
— Tourne-les plus vite, ça te tiendra debout ! »
Après quelques hésitations et coups de volants intempestifs, Severus arriva à faire avancer la machine et il cria « rendez-vous dans la crique ! », emmenant pour ces quelques secondes passées tout seul le souvenir du rire si joli de Lily, ignorant le petit pincement de cœur qui lui rappelait qu’il était heureux de l’aimer mais qu’il aurait été encore plus heureux qu’elle le sache.
A Poudlard, la situation était parfois tendue, mais il avait parfois l’impression qu’elle était un peu plus qu’amie avec lui, ou juste parce qu’il était son seul ami garçon. Quoi qu’elle s’entendait bien avec Lupin, mais ce n’était pas pareil – ils ne passaient pas autant ensemble. C’était juste difficile à concilier avec tout ce qui se passait dans la salle commune de Serpentard – mais si la quatrième année se passait à peu près comme la troisième année, ça pourrait aller, non ?
Bien sûr, Severus n’était pas naïf au point de croire réellement que les choses allaient s’améliorer ou même juste ne pas évoluer : s’il ne disait rien à Lily, même pendant ce temps béni des vacances, c’est parce qu’il sentait tout au fond de lui que ce n’était pas si simple. En attendant, il était juste heureux de les passer avec elle, à Cokeworth, comme si Poudlard n’existait pas, ou plutôt, comme si Poudlard qu’ils connaissaient n’existait pas, comme s’ils étaient encore seulement et uniquement émerveillés de la magie.
Enfin, elle surtout. Il n’avait jamais su lui dire clairement qu’il s’y connaissait volontiers en magie noire, et donc qu’il n’avait pas été si surpris que ça des choses qui se produisaient à Poudlard et qui avaient étonné, et même, disons, choqué, Lily. Il avait le sentiment indistinct que ça ne lui plairait pas, or, il voulait plaire à Lily.
Il arriva enfin en haut du faux-plat.
Elle avait oublié de lui dire comment freiner.
Il posa un pied dans le sable, ce qui le fit chuter. Derrière lui, il entendit qu’elle courrait, riant encore et toujours.
« Désolée, Severus, j’ai oublié la moitié de l’information utile, je crois. »
Elle était rouge d’avoir couru et pétillante d’avoir ri. Elle l’aida à ramasser son vélo tandis qu’il époussetait le sable collé à ses genoux, et enfin ils descendirent dans ce qu’ils appelaient leur petite crique personnelle.
C’était une plage de taille raisonnable, bordée par des dunettes en sable parsemée d’oyats. Il y avait aussi du liseron. Severus ne se trouvait jamais gauche ou ridicule avec elle, parce qu’elle ne jugeait jamais et était toujours si bienveillante, si belle, si…
Bon, d’accord, il était très attachée à cette fille. Il arrivait à se dire qu’il l’aimait « je l’aime », pas encore qu’il était amoureux « je suis amoureux d’elle », non cette phrase ne sortait pas, c’était comme quelque chose placé tout en haut d’une étagère, mis en évidence, impossible à attraper. Ça lui venait sans doute de ce qu’aimer recouvre un champs plus large – Severus aimait étudier, il aimait lire, il aimait cultiver des plantes sur le rebord de sa fenêtre. Il aimait sa mère. Il n’aimait pas son père.
Amour, c’était autre chose. A part Lily, ça ne se référerait à rien, et c’était beaucoup à imaginer.
Severus plaça ses mains en coupe devant le liseron et parvint d’abord à le multiplier et ensuite à faire voler les toutes nouvelles fleurs autour de Lily. Cette dernière rit encore – sa réserve de joie était inépuisable, elle était comme le soleil, douce, nécessaire. Elle tenta ensuite d’en attraper une ou deux, mais elles s’envolèrent tout-à-fait.
Severus savait faire de la magie sans baguette – ce n’était pas qu’une astuce pour ne pas se faire avoir par la Trace, c’était surtout une technique qui datait des temps anciens où les sorciers n’avaient pas inventé les baguettes pour distordre efficacement les champs magiques. Toutefois, il ne savait pas encore en faire suffisamment pour maintenir des sortilèges, même simples, dans le temps. Encore une autre chose qu’il aimait, s’entraîner à maîtriser des pouvoirs originaux.
« Je voudrais bien savoir faire ça aussi ! »
Severus lui apprit de bon cœur comment faire.
Les deux adolescents ne se préoccupèrent pas de la théorie physique qui sous-tendait la possibilité du phénomène. Lily fut seulement gagnée par l’émerveillement d’y parvenir assez bien. Severus fut émerveillé de voir qu’elle avait appris rudement vite ce petit sortilège, et surtout qu’elle en était émerveillée.
Ils passèrent toute une partie de l’après-midi, dans cette crique, à multiplier et faire virevolter des liserons, Severus fasciné parce qu’elle n’avait pas encore fait le rapprochement entre la fleur et son prénom, alors qu’elle le remerciait mille fois de lui faire apprendre des magies très stylisées « qu’on ne fait même pas à Poudlard ! ».
Severus ne lui dit pas qu’il avait vu d’autres gens en faire à Poudlard, du temps où Malefoy était là par exemple… Ou même encore par ce petit Regulus, un garçon de l’année d’en-dessous avec qui il avait réellement pu tisser un lien proche de l’amitié – deux conditions respectées tacitement par tous les deux : ne jamais parler de chez soi, de sa famille, et ne jamais commenter ce qu’on pouvait voir du frère Black en-dehors des salles de cours.
Ils tentèrent de se baigner un peu aussi — Lily avait tout prévu, comme d’habitude, et emmené deux grandes et vieilles blouses de son père qu’ils enfilèrent en guise de maillot. L’eau était froide, Lily avait la peau si blanche qu’elle en paraissait bleue. Severus regarda ses propres mains et elles étaient violettes.
Ils essayèrent de nager un peu, chose peu évidente en claquant des dents, alors ils sortirent, et encore une fois, le rire de Lily inonda de chaleur toute la crique. Ils posèrent les blouses au soleil pour les faire sécher, et s’attelèrent ensuite à une autre partie importante de leur activité, à savoir l’étude des manuels scolaires d’Eileen Rogue – ils rentraient certes en quatrième année, mais ils en étaient à parcourir la théorie de la cinquième année.
Alors, sagement, comme deux écoliers en période de révisions, ils s’agenouillèrent près du livre et firent tous les exercices des pages qu’ils s’étaient fixées, jusqu’à ce qu’ils les comprennent tous. Ensuite, ils essayèrent de se créer des questions encore plus compliquée, de faire les formules pour voir si on pouvait ajouter tel ou tel ingrédient en mélangeant dans le sens anti-horaire, allez savoir !
C’était leur activité favorite, en réalité.
Lorsque le soleil commença à décliner, et qu’on s’aperçut que Lily n’avait peut-être pas tout prévu car elle n’avait pas de gilet, ils décidèrent de rentrer, en faisant un dernier détour par la grande plage de la ville d’à côté.
La route était cette fois bien dessinée et légèrement pentue en descente, et Severus put se hisser sans peine sur la jante, tenant entre ses bras la taille de Lily qui se laissait filer. Ils regardaient en silence le soleil dorer l’eau de la mer au loin, calme entre deux marées, quelques cheveux de Lily voletant contre le visage de Severus. Le bruit des roues qui tournaient se mêlait au roulis et aux cris de quelques goélands tournoyants dans le ciel.
Severus aurait voulu que ces vacances durent toujours.