Mary entendit encore le claquement de ses pointes contre le sol.
Elle s’entendit pester en chuchotement, secouant le tambourin dans sa main, espérant y déverser ainsi son énervement.
« Une ballerine ne fait pas de bruit ! »
« On ne doit pas entendre vos descentes, les filles ! »
« Retiens ta jambe, retiens ! »
Telles étaient les stances de la maîtresse de ballet.
Mary appuya vaguement sur la plateforme de sa pointe droite, tentant de faire disparaître la sourde douleur de la compression du chausson contre son pied, puis le balança d’avant en arrière – peine perdue, évidemment. Elle souffla un bon coup. Elle en était capable. Elle devait justement donner du moelleux, imaginer le personnage d’Esmeralda, jouer avec le tambourin.
Plus facile à dire qu’à faire.
Elle fatiguait.
Pourtant, elle ne lâcha pas de suite. Si elle voulait passer dans la classe supérieure, la dernière classe de sa scolarité de danseuse, elle devait en passer par là, comme James répétait inlassablement ses figures de Quidditch sur un terrain vide, comme Lily révisait ses cours jusqu’à ce que sa tête en choit de fatigue, comme sa Marlene jouait ses gammes de guitare jusqu’à ce que ses doigts s’engourdissent.
Mary sourit brièvement à cette évocation de ses amis – ils étaient un réel moteur de son existence mais aussi de sa formation de danseuse. Ils ne le savaient probablement pas consciemment. Mary dansait pour elle-même d’abord mais pour un public ensuite, et elle avait choisi depuis longtemps le public du cœur, celui qui ne juge pas et qui aime, même s’il n’y connaissait rien en danse. C’était le meilleur public, facilement émerveillé d’un rien, hypersensible à la beauté d’un mouvement qui n’était pas commun pour lui.
Elle se replaça au fond de la diagonale, se retourna, visa son objectif – arriver raisonnablement, à la fin de ce passage, au niveau du lit de Lily, fixer, et finir le morceau plutôt vers la porte.
Cette fois-ci, ses pointes ne claquèrent pas contre le sol, mais bientôt ce fut la crampe qui gagna sa cuisse. Elle avait levé sa jambe comme un bourrin, voilà le résultat. Grimaçant sous le coup de la douleur, elle s’accouda au bureau de Marlene et entreprit de tirer doucement le muscle en tension.
Lily était sagement en train de travailler – Mary ne l’enviait pas mais pouvait comprendre, en un certain sens, ce qu’elle faisait – sur sa propre table, non loin de là.
« Mary, tu devrais boire un peu d’eau, dit-elle gentiment. N’oublie pas que tu es une sportive.
— Tu as raison. »
Elle dévissa le bouchon de sa bouteille, et se rendit alors compte seulement qu’elle avait négligé cet aspect depuis une bonne demi-heure. Qu’elle en ait des crampes n’était que plus évident…
« Merci Lily, chuchota-t-elle. D’où tu savais ça ?
— Ca quoi ?
— Pour l’eau ?
— J’ai entendu James en parler à un coéquipier l’autre jour. »
Mary hocha la tête. Elle était timide – elle le savait, oh que oui – mais ce trait de caractère avait eu pour conséquence indirecte et étonnante de la rendre très observatrice.
« Chaque fois que tu dis son nom, la modulation de ta voix change très légèrement. »
Lily bougea imperceptiblement la tête, continuant d’écrire sur un parchemin propre les résultats du brouillon posé en évidence juste à côté. Mary finit de boire son eau, et retourna à son travail – elle était discrète, aussi. Elle pouvait faire des remarques à Lily, mais ce n’était ni pour la juger, ni pour la forcer à s’exprimer – elle voulait simplement que son amie aille bien, et lui faire savoir par des signaux comme ceux-ci qu’elle était prête à l’écouter.
Pour ne pas faire revenir de suite la crampe, elle se focalisa sur les ports de bras et de tête, sur le maniement du tambourin, sur la façon de courir sur scène lors de l’entrée pour venir se placer.
Trop agressive.
Trop molle, maintenant.
Non, pas sensuelle comme ça.
Marquée, oui, ça, c’est bien.
Ne pas non plus exagérer les ralentis et les accélérations.
Libérer peut-être plus les épaules mais éviter de les faire rouler vers l’avant.
Peut-être donner du caractère sur certains détails clefs de la variation, pour ne pas paraître trop lisse non plus.
« C’est vrai que je crois être amoureuse de lui, fit la voix de Lily, coupant la silence studieux du dortoir.
— Il y a quelque chose qui te retient de le lui dire ? Ce n’est pas comme s’il y avait doute sur ses sentiments.
— En fait, il le sait, corrigea Lily. Mais il s’est passé énormément de choses très difficiles dans sa famille depuis deux ans, et j’aurais trouvé incorrect de venir lui imposer ma frimousse, comme ça. »
Elle leva les yeux de son parchemin, ses pommettes à peine un peu roses.
« Le seul problème, c’est que maintenant je ne sais plus très bien à partir de quand je pourrais considérer que je peux envisager un autre type de relation avec lui. »
Mary tapota le tambourin sur ses ongles en baissant la tête, sentant malgré elle un large sourire lui traversa le visage.
« Tu peux te faire confiance, et à lui aussi, hein. Puisqu’il le sait, il est assez grand pour prendre en compte ça dans son référentiel.
— Pourquoi tu souris comme ça ?
— Rien. Parce que tu es mignonne quand tu es amoureuse et pleine de doutes. Mais tu le serais encore plus si tu étais amoureuse et un peu plus confiante là-dedans, tu vois ce que je veux dire ?
— Mary, c’est toi qui me parles de lâcher-prise ? »
Mary ne prenait pas mal ce genre de commentaires – elle connaissait la franchise de Lily et puis, elle avait surmonté sa timidité aussi avec cette auto-dérision qu’elle ne permettait qu’à ses amis les plus proches, en plus d’elle-même.
« Oui, ça m’arrive des fois. »
Elle égrena le tambourin, dont le son métallique clinqua dans l’air.
« Je t’observe depuis tout à l’heure, et je pense que ce qu’il te manque, dans cette variation, c’est non pas de chercher à toucher le tambourin avec ton pied, mais de chercher à toucher ton pied avec ton tambourin.
— De profundis, cette histoire. »
Lily éclata de rire pour toute réponse, entraînant Mary à sa suite.
« Désolée, je suis fatiguée.
— Il n’y a pas de mal.
— J’étais sérieuse.
— Je sais, j’ai juste trouvé que c’était une façon amusante de présenter les choses. De toute façon, c’est mon plus grand défaut – en fait, c’est le défaut de beaucoup de filles dans la classe. Ne penser qu’à la technique, tenter l’artistique, tenter même de mêler les deux, mais ne jamais oser se présenter sur scène en ne pensant qu’à s’amuser.
— Ça viendra avec la maturité, suggéra Lily.
— Il faut quand même bien maîtriser aussi la technique pour se permettre de s’en moquer.
— La maturité, donc, appuya son amie. Le temps, si tu préfères. Evidemment que dans deux ans tu seras plus forte techniquement, puisque tu auras plus dansé.
— Tu sais quoi ? Moi aussi je suis fatiguée, je vais arrêter pour ce soir, et penser très fort à comment j’envisage tout ça. »
Elles se sourirent mutuellement.
La perfection n’existe pas, mais mettez deux perfectionnistes dans une pièce, elles sauront toujours trouver les mots justes pour aider l’autre, sans s’apercevoir – ou refusant de s’apercevoir ? – qu’elles pourraient s’aider ainsi elle-même.
L’amitié parfaite existe peut-être, alors.