C’était toujours comme ça les soirs de grève.
Bien sûr, ils savaient tous qu’ils allaient perdre de l’argent, mais ils faisaient tous corps. Il n’y a que quand ils criaient tous ensemble, qu’ils occupaient l’espace physique et sonore, qu’ils avaient l’impression de pouvoir peut-être changer quelque chose.
Ils s’étaient préparés, avaient distribué des tracts, avaient décidé du jour, des modalités, avaient désigné ceux qui iraient parler aux patrons, et ceux qui répondraient aux questions du journal local. Certains avaient préparé des affiches, des bannières. L’action avait été menée conjointement avec les ouvriers de la ville d’à côté, qui allaient arrêter leur production de toiles en même temps qu’eux fermeraient la mine. Ils espéraient être entendus, tous.
L’inflation battait des records ; or, les conditions de vie des mineurs n’avaient jamais vraiment été enviables. Alors, quand même les prix de la pomme de terre et du pain explosèrent, les salaires ne compensèrent pas et les portions dans les assiettes se firent plus réduites. Certaines usines fermaient, licenciant à tour de bras – une main d’œuvre plus économique et moins revendicatrice les attendait ailleurs. A Cokeworth, les chômeurs les plus précaires s’entassaient dans les tristes baraques du quartier des Tisserands.
C’était le cauchemar de Ginger et Violet que d’envisager qu’un jour ils dussent suivre la même voie, pas tant pour eux-mêmes que pour leurs filles. Oui, ils avaient peur, qu’elles tombent enceinte à quinze ans, qu’elles vendent leur corps pour acheter leur pitance, et qu’elles tombent dans l’indifférence la plus totale du reste du corps social.
De ces angoisses naissaient un douloureux mélange de résignation et de colère. Et parfois, il arrivait que la colère l’emporte et qu’on décidât de faire la grève.
Il fallait se lever tôt le matin pour se poster devant les entrées des usines et des mines, occuper les routes, arpenter les places publiques, avec organisation et méthode. Il y avait malgré tout un sentiment grisant, celui d’appartenir à cette classe fière et unie, et alors, il y avait de l’espoir et même un peu de joie, de cette joie triste et amère qui advient quand un rayon de soleil touche une terre nue et désolée.
La journée permettait d’évacuer le trop-plein de non-dits, de se sentir avec les autres en lutte, de ramener de la dignité là où d’autres ne font que compter les bras, et de redresser le torse en hurlant son existence et son droit à exister.
Mais le soir, à l’heure des comptes, ils étaient soudain assaillis d’un doute terrible, celui d’avoir tout perdu, une journée de salaire, leur voix dans le vent, leurs poumons par la poussière de la mine. Le patron avait bien discuté de longues heures avec les délégués, mais à leur air sombre en sortant de là, ils n’avaient pas besoin de leur demander ce qui s’était passé.
Puisqu’il ne s’était rien passé de concret, finalement, lors de cette discussion.
« Dix livres par mois ».
Ils étaient abattus.
Lily et Pétunia faisaient encore sagement leurs devoirs quand ils rentraient, et malgré le jeune âge des deux fillettes, leur air grave et sérieux indiquait qu’elles se préoccupaient déjà – trop tôt – des motifs d’inquiétude de leurs parents. Quand ils refermaient la porte, elles se précipitaient vers eux, avides de nouvelles, comme s’il y avait quelque chose à raconter.
Mais il n’y avait rien à raconter.
Violet prenait sur elle et leur réchauffait la soupe, leur donnait un morceau de pain, et les accompagnait au lit.
« Je te sers, Ginger ?
— Non Violet, je n’ai pas faim, répondit-il en soupirant bruyamment, avec un geste de profonde lassitude de sa main droite. »
Il s’asseyait sur le vieux canapé contre la fenêtre, regardait ses petites manger silencieusement, la gorge nouée. Il sentait l’air froid couler contre ses épaules et l’humidité s’infiltrer jusque dans ses os. Alors, il secouait la tête, dépité, dégoûté. Et de ses yeux brillants coulaient des larmes silencieuses qu’il ne prenait même pas la peine d’essuyer.
Un soir, Lily, qui était un peu plus curieuse que Pétunia, se leva à pas de loups quelques minutes après que leur mère fut redescendue dans la cuisine, et ouvrit silencieusement la porte.
« Lilou, qu’est-ce que tu fais ?
— Chut, Tunie, chuchota-t-elle, mettant un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence. »
Un rai de lumière filtra contre le mur, et Pétunia grommela.
« Chuis fatiguéééée, il fait froid, revieeennnns. Si on se met l’une contre l’autre, on va réussir à bien dormir.
— Attends, répondit Lily, agacée, et elle s’avança un peu. »
Pétunia, râlant mentalement, dégagea la couverture, frissonna, et la suivit. Elles s’assirent toutes les deux sur la dernière marche de l’escalier. Leurs parents murmuraient, car pour tout ce qu’ils en savaient, les fillettes étaient déjà au lit.
Violet, la bouche contractée, caressait le dos de son mari, qui avait la tête enfouie dans ses mains rouges et calleuses. Puis, elle s’agenouilla, les lui prit tendrement, et le regarda.
« Rendons nos alliances à la banque.
— Ca ne nous fera pas tenir l’hiver.
— Et vendons l’un des vélos des filles au ferrailleur. Elles se prêteront le restant à tour de rôle. »
Ginger retira vivement ses mains. Ses joues rosirent et la veine sur son front commença à palpiter. Il ne dit rien, se dirigea vers la porte d’entrée, enfonça son béret sur sa tête et annonça d’une voix étouffée, contenue :
« Je reviens. »
Avant que Violet ait pu s’avancer pour quémander une explication, il avait claqué la porte. Lui avait besoin de prendre l’air. Leur vélo, leur cahier et leur crayon, c’était tout ce que ses filles avaient. Et ses filles, c’était tout pour lui.
Il pouvait encore laisser passer que la misère s’abatte sur lui et sa femme. Après tout, la politique, c’était un conflit d’adultes. Mais qu’on y mêle des enfants de huit et six ans… C’était tout bonnement insupportable.
A l’intérieur de la froide maison, la femme et les deux filles entendirent les hurlements de rage d’un homme qui n’était plus que colère.