Charlie ouvrit la porte du cimetière. A chacun de ses retours à Loutry-Sainte-Chaspoule, après avoir chaleureusement embrassé toute la maisonnée, il aimait à prendre quelques instants pour aller visiter Fred. Il déposait parfois un petit bouquet cueilli en chemin – des fleurs fraîches, de saison et du Terrier – et d’autres fois il disait seulement « salut, Fred ». Il restait un moment immobile, les mains dans les poches, devant la sépulture, puis il s’en revenait, un peu plus lentement.
Ce jour-là, Charlie vit tout de suite la silhouette dégingandée de George. Il était assis sur la tombe, un pied posé dessus et l’autre avachi sur le sable de l’allée. Il bougeait ses mains comme s’il parlait réellement à quelqu’un en face de lui.
Le cœur de Charlie se serra. Avec le temps, il avait de plus en plus tendance à penser que le plus dur, dans toute cette histoire, était de voir George évoluer sans Fred – et avec lui en même temps. Charlie n’osa pas s’approcher davantage, mais il n’osa pas non plus quitter les lieux. Il eut en effet la pudeur de se demander si George avait vraiment envie d’être découvert avec une attitude si familière dans un cimetière, et craignit de faire un bruit supplémentaire qui aurait trahi sa présence.
Il en profita pour observer George. Un peu plus de cinq ans déjà… George n’avait pas beaucoup changé physiquement, comme si le temps s’était figé à l’instant où sa vie s’était suspendue une fois. Il avait seulement pris quelques plis autour des yeux. Ses cheveux voletaient autour de son bandeau rouge à liseré or – il mettait toujours quelque chose sur le trou qui lui servait d’oreille. Et enfin, dernière évolution, les yeux. Tristes, toujours tristes. Même lorsqu’il riait, George avait un voile dans les yeux qui séparait ce qu’il voyait de ce que les autres voyaient.
La conversation avec Fred semblait donc aller bon train. George semblait apprécier qu’on le laisse en paix avec ses visites, fréquentes et longues, au cimetière. C’était acquis, il allait « taper la causette avec Fred », et ça ne choquait plus. Charlie, grand amateur de silence, se demandait toujours comment on pouvait trouver autant de choses à dire, mais bon ; Fred et George avaient toujours été de grands bavards, et puis ils s’étaient toujours tout raconté.
Comme le vent changeait de direction, des bribes parvinrent jusqu’aux oreilles de Charlie. Il se trouva un peu honteux, espérant que George ne parlait pas de choses trop personnelles. Puis, il se corrigea. En soit, le simple fait qu’il mette un point d’honneur à aller seul au cimetière signifiait déjà que ce qu’il avait à dire était personnel, même si les nouvelles étaient connues de tous.
Il fut bien vite rassuré. Il crut au départ que c’était parce qu’il n’entendait pas bien, mais au fur et à mesure qu’il s’habitua aux sons, il se convainquit que George parlait encore sa « langue top secrète » avec Fred. Cette langue était un exemple de cryptophasie, chose que Charlie avait conçu assez vite à force d’étudier les mammifères sociaux – et l’humain est un mammifère sociable comme les autres.
Il se peut, en cours d’apprentissage des codes du groupe et en particulier de son langage, que les jeunes déforment les sons et se comprennent eux-mêmes dans des modalités qui sont différentes de la grammaire, de la syntaxe et du vocabulaire du groupe. C’est un phénomène plus répandu chez les individus jumeaux, parce que vivants ensemble et à la même vitesse s’ils ne sont pas séparés, ils sont plus à même de se synchroniser là-dessus. Souvent, l’acquisition complète du langage aboutit à une perte de la cryptophasie, mais certains parviennent à conserver cette langue jusqu’à l’âge adulte et à communiquer avec.
Fred et George avaient fait partie des jumeaux qui babillent avec bonheur dans l’incompréhension la plus totale de leur entourage. Avoir eu des cours à la maison plus ou moins fréquents et de qualité moyenne, l’absence d’interactions avec d’autres personnes que les Weasley, et le nombre d’enfants dans la famille avaient favorisé un certain traitement peut-être un peu hâtif de la part de leurs parents. Molly et Arthur avaient eu tendance à penser que les jumeaux – indifférenciés – ne pouvaient pas s’ennuyer ensemble, et c’était réellement le cas, donc, de façon inconsciente, les avaient un peu moins stimulé que leurs autres enfants. Ils avaient donc conservé ce mode d’interaction en grandissant.
George ne pouvait plus parler sa « langue top secrète » avec quiconque depuis un peu plus de cinq ans, sauf avec le vent – ou plutôt avec ses souvenirs de Fred. Charlie se rappela les moments difficiles juste après son décès. George, en plus des idées noires, de l’absence totale de motivation, de ses insomnies, de ses crises de colère, avait fini par ne plus s’exprimer que dans ce langage.
Personne n’avait rien compris à ce qu’il disait, évidemment, mais il avait semblé évident pour tous que ceci avait été un appel à l’aide. Cette « langue top secrète » avait été bizarrement le moins dangereux symptôme de ce qu’avait traversé George et pourtant celui qui avait enjoint la famille à oser lui dire qu’il avait le droit d’appeler à l’aide. Et le simple fait de le dire, justement, avait ouvert les prémices d’une nouvelle vie – un long parcours de thérapies qui ne finirait probablement jamais complètement, mais en tout cas quelque chose qui avait eu tendance à éloigner de plus en plus George de la mort.
Quelque part, c’était comme si Fred était revenu d’entre les morts pour le sauver en retour.
George se pencha vers l’avant, caressa brièvement la pierre tombale, et se releva en lançant un sonore « bon après-midi frérot ! ». Charlie se sentit encore plus stupide qu’il ne l’était déjà, statique depuis un bon quart d’heure.
« Bah alors, Charlie, viens, c’est chez toi aussi ici !
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu ne penses pas que Fred, s’il avait eu sa maison, aurait permis à tout le monde de rentrer chez lui sans sonner ou attendre devant la porte ? »
Il lui passa son bras autour de l’épaule ; il était bien plus grand que Charlie.
« Il ne vivrait pas avec toi ? demanda Charlie avant de regretter aussitôt sa question.
— Si, c’est pour ça que je connais les règles de la maison, fit George en souriant sincèrement. Je te laisse ?
— Non, c’est bon, tu me connais… Je ne suis pas un grand bavard. »
George sourit à nouveau.
« Je lui racontais par le menu le mariage de Lee. C’est important de ne pas rater ça.
— Oui, acquiesça Charlie. »
Il lui passa en retour son bras autour de la taille. Après quelques instants de recueillement, ils s’en retournèrent ainsi du cimetière.
« Tu sais, ajouta George, je ne suis pas toujours aussi seul sur mon chemin que les gens ne semblent le croire au premier abord. Même au cimetière, c’est la maison.
— Je ne suis pas forcément à l’aise avec les gens, concéda Charlie. C’est vrai que ça doit être apaisant d’avoir une maison aussi calme. »
Ils passèrent la porte.
George la ferma en disant encore quelque chose dans la « langue top secrète ».
« Ca veut dire ‘au revoir’ ? demanda Charlie.
— Ah non, ça veut juste dire que la porte grince et qu’il faudra que je ramène de la graisse la prochaine fois. Dis, Charlie, tu as quand même bien entendu que c’était un peu plus long que ‘au revoir’, non ? »
Ils se sourirent avant d’entamer le chemin vers le Terrier, tous les deux, George racontant cette fois-ci en anglais le mariage de son meilleur ami à son frère.