Quelqu’un au fond de la salle de classe avait dû faire tomber un bécher. Tout le monde se retourna à l’unisson, on entendit un juron, puis plus rien. Slughorn se fâcha un peu pour la forme, puisque les réparations magiques fatiguent tout de même le matériel, donc il faut le garder neuf. Oui, Monsieur, merci, Monsieur.
Remus était en alerte, les narines dilatées et la respiration légèrement sifflante.
« Il n’y a plus rien à voir, lui fit remarquer Peter. Si tu veux, tu peux diluer l’essence d’alihotsy. »
Remus entendit et oublia aussitôt ce que son ami venait de lui dire.
« Remus, tu peux faire la dilution. »
Aucune réaction.
« Remus, tu m’écoutes ? »
Remus sursauta.
« Oui, oui, pardon.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je prends une poignée de…
— C’est ce que je viens de faire, Remus. Diluer, Remus, diluer, c’est ça qu’il faut faire maintenant. »
Remus rougit.
Il avait les nerfs en pelote à chaque bruit de verre brisé. Cela lui rappelait toujours, avec une force violemment réaliste, la fenêtre qui s’était cassée entre lui et son destin, un soir de son enfance. La peur, la douleur, le traumatisme, les cachettes. Quitter la ville et les copains d’école pour finir dans une maison loin de tout avec une porte de cave épaisse de dix centimètres. La porte de l’enfer.
Qu’est-ce que faisaient les gens d’une porte de cave mieux blindée que leur porte d’entrée, si ce n’était cacher un louveteau-garou ?
Depuis, Remus ne supportait pas deux choses, le sang qui coule et le verre qui se casse. Le premier lui donnait envie de vomir et le deuxième déroulait sous ses yeux le film au ralenti de la nuit qui avait tout changé. Dans les deux cas, il revoyait nettement les éclats hyalins qui traversaient la pièce, ses cris pour alerter ses parents, la masse sombre et cauchemardesque, les pas hâtifs de sa mère, les sortilèges de son père… Mais le loup avait déjà mordu, et Remus n’avait été plus qu’en demi-sommeil, en train de passer de l’autre côté…
Tout avait été bien cicatrisé, sauf la marque la plus profonde. Remus avait sur le biceps un petit disque rose, d’environ un demi-centimètre de diamètre, qui devenait violet lorsqu’il avait froid. Remus n’avait pas beaucoup d’autres traces, parce qu’il avait l’habitude de mettre des manchons sur ses bras et ses jambes avant ses transformations, afin de ne pas se blesser lorsqu’il lui arrivait de se mordre.
Parfois, il voulait que la seule preuve physique de sa condition lui ait été infligée par lui-même. La seule chose qui le retenait était qu’il avait une dentition suffisamment développée pour se faire beaucoup de mal à ce qui redeviendrait ses poignets et ses mains le reste du mois : il était hors de question que ces zones sensibles et visibles soient touchées. Alors, il frottait sa cicatrice avec des crèmes en espérant qu’un jour, elle disparaisse.
Cela faisait plusieurs années déjà : c’était peine perdue. Il avait le signe de son pacte avec Greyback, comme d’autre ont le signe de leur pacte avec Voldemort. Si on lui demandait d’où elle venait, il inventait un cathéter imaginaire lors de son enfance, qui rendait encore plus crédible une constitution génétique fragile et sa mère soi-disant malade. Les sorciers ne se posaient pas trop de questions sur l’emplacement douteux du cathéter.
Tout cela était décuplé par la honte. La honte que son père lui avait transmise lui avait fait croire qu’il était une force de mal bien avant qu’il n’ait lu le moindre article de presse ou le moindre cours sur les loups-garous. La honte, quand Sirius parlait de son petit frère destiné à devenir un Mangemort, le rendait transparent. « Je vais être comme lui dans quelques années ». La honte ne lui faisait pas envisager des amitiés autres que de circonstances pour trouver des binômes en classe, et il se croyait coupable de se sentir à l’aise avec ses camarades de dortoir. « Si j’oublie un jour d’aller dans le Saule Cogneur, je vais les manger ».
« Remus, c’est un facteur dix, pas vingt ! »
Remus soupira.
Slughorn passa près de leur paillasse. Le problème n’était même pas dans le facteur dix ou vingt : Remus avait fait n’importe quoi, tout simplement. Avec de telles pensées, qui n’en aurait pas fait de même ?
« Je comptais un peu sur toi, murmura Peter. J’ai déjà tellement de mal pour suivre… Tu avais compris tout le cours, hier soir ! »
Le cours ? Ah oui. Oui, il s’en souvenait bien. Il ne put constater qu’amèrement les dégâts ; effectivement, rien n’allait dans leur potion. Le liquide commençait à bouillonner dangereusement. Remus devina que ça allait exploser ; il poussa Peter, courut dans le rang et sortit de la salle. Fuir, tant que cela était possible, fuir, ne pas entendre le bruit du verre qui se brise, ne pas se rappeler les fêlures de la vie, fuir.
Il s’assit dans le couloir, contre un mur, se sentant stupide : comment rentrer à nouveau en classe ? Et s’il prétextait une envie pressante aux toilettes ? Il lui faudrait peut-être y aller pour de vrai, afin de se rendre crédible. Il se leva au moment où Evans sortait également de la salle. Il l’aimait bien, c’était une chouette fille qui ne disait jamais de mal de personne.
« Hey !
— Hey.
— Tu as un petit problème avec le bruit, dit-elle.
— …
— Le bruit du verre.
— …
— Ce n’est pas grave, tu sais. Moi, j’ai un peu peur des bruit d’explosion. On a tous des petits trucs, je pense.
— Ca veut dire que tu ne peux pas aller voir de feux d’artifices ?
—… »
Ah, ce n’était pas ça.
« Et toi, tu ne peux écouter des gens trinquer ?
— En fait… Quand j’étais petit, il y a… Euh… Un cambrioleur qui est rentré dans la maison en passant par la fenêtre de ma chambre. Il a donné un grand coup dans la vitre avec un marteau…
— Oh, qu’est-ce que tu as dû avoir peur ! »
Elle avait l’air sincèrement compatissante. Remus se sentit mal à l’aise de susciter la pitié et la sympathie alors qu’il aurait dû susciter l’effroi et le dégoût.
« Moi, ça vient des coups de grisou. Je n’en ai jamais entendu de très gros, et puis, je suis trop jeune pour descendre dans la mine. C’est juste que je sais que mes parents craignent le coup de grisou, c’est proverbial, si tu préfères. Chaque fois que j’entends un bruit d’explosion, par anticipation je crois que c’est ça et que mes parents sont en danger ou morts… Heureusement, ça n’a jamais été ça, mais je n’arrive pas à m’en défaire ! »
Remus ne sut quoi répondre. Elle évoquait un traumatisme qui ne lui était pas encore arrivé. Remus ne connaissait pas cela : il n’imaginait pas qu’on puisse vivre dans une telle latence et ce, depuis la naissance. Comment est-ce qu’il pouvait lui expliquer que sa vie à lui avait changé en même temps que le bruit fatal avait déchiré ses oreilles ?
« Est-ce que tu en as honte ? demanda Evans. »
Remus se sentit rougir.
« Bon, je pense que oui. Mais il ne faut pas, je te jure. C’est faux de dire que l’on choisit tout ce qu’on vit. Non, on choisit une partie, on choisit parmi les choses – restreintes – que d’autres nous proposent. Et dans ce que d’autres nous proposent, il y a aussi des bruits qui font peur. On vit avec. Viens, il faut rentrer en classe, maintenant. »
Elle parlait tellement que Remus lui en fut secrètement reconnaissant : il n’avait à se justifier de rien.
C’était reposant d’avoir des amis et peut-être aussi un jour des… Amies ?
Non, il ne devait penser ni aux amis, ni aux amies – encore moins aux amies.
Même si parfois, à de certaines inclinations de voix, à certains gestes, il avait envie de croire qu’ils savaient déjà. Non, c’était impossible – ils l’auraient rejeté. Mais elle ne disait jamais de mal de personne ! Et les garçons juraient sur une amitié qui durerait toute la vie !
Mais si, mais non. Toute une vie qui avait volé en éclats sous une vitre brisée. Des bouts éparpillés, ceux qui veulent espérer, ceux qui désespèrent, ceux qui croient et ceux qui craignent.