Lily poussa une dernière fois son vélo contre le sable, et, enfin arrivée dans ce qu’elle appelait sa petite crique personnelle, soupira de soulagement. Elle était enfin loin, loin de sa sœur, loin de ses parents, loin des voisins, loin des problèmes. Surtout du problème, mais ce problème-là précisément, elle essayait de mettre un point d’honneur à ne surtout pas y penser.
Le temps était franchement maussade, si bien qu’elle ne savait plus si c’était à cause de la cheminée des hauts fourneaux, ou non, que de gros nuages gris s’amoncelaient au-dessus de Cokeworth. Le port commercial de la ville d’à-côté jetait son béton dans la mer et la rivière locale y déversait son eau boueuse et sale. Le paysage n’était pas vraiment idyllique. Même si c’était là qu’elle avait grandi, et que cette crique, courte et étroite, découverte bien avant Poudlard, bien avant que sa vie ne bascule finalement, représentait beaucoup pour elle, elle devait reconnaître que, l’âge passant, elle l’aimait de moins en moins.
Et beaucoup de choses avaient changé cette année encore une fois. Bien sûr, Pétunia était d’humeur exécrable, ses parents avaient abandonné toute forme de discussion à ce sujet, alors, ça n’aidait pas à se sentir attachée ici. Pas plus qu’elle ne se sentait vraiment attachée à Poudlard d’ailleurs, mais enfin, ceci venait d’une autre raison, à laquelle elle ne voulait définitivement pas penser.
Et pourtant, la voilà qui sort précautionneusement de sa besace un chaudron, un réchaud, quelques ustensiles, et des bocaux remplis d’ingrédients. Oui, quoi de mieux que de s’entraîner sur les potions de sixième année pour se détendre et fuir la réalité qui l’oppresse ? Lily adore faire ça. Elle adore réaliser le breuvage pour mieux le comprendre, écrire des lignes d’équations chimiques et aboutir aux propriétés magiques qui expliquent les raisons pour lesquelles on le prescrit. Ensuite, elle essaiera de trouver des formules équivalentes, et d’en améliorer la recette. Ce n’est pas une passion si étrange que ça. D’autres gens à Poudlard le font bien, mais elle ne veut pas y penser davantage.
Elle ouvre son manuel et le pose précautionneusement face à elle. Puis elle ajoute à son plan de travail sa balance, et, tâchant de se concentrer, marque du doigt sur la première page du premier chapitre le premier ingrédient.
Trois pelures de peau de salamandre brisée.
Ca commence bien. Elle n’est pas sûre d’avoir ça en réserve. Elle regarde son inventaire, et, effectivement, non, elle ne l’a pas. Et ce n’est pas demain, ni après-demain, qu’elle le trouvera : elle est allée une fois à Londres, au tout début des vacances, pour acheter le strict nécessaire des affaires scolaires de l’année prochaine. C’est souvent le meilleur moment pour croiser des élèves des promotions précédentes qui revendent leurs vieux livres, voire les donnent pour vite s’en débarrasser. Quant à l’encre et au parchemin, leur prix n’a pas encore subi l’augmentation qui accompagne souvent le début d’une hausse de la demande, vers la mi-août.
Lily n’a jamais dit à ses parents qu’elle n’en avait jamais assez pour tenir toute une année ; Mary et Marlene la dépannent toujours de bon cœur depuis qu’elles savent qu’elle appartient à la grande famille des mineurs anglais. Lily n’a jamais non plus acheté l’intégralité d’une liste d’affaires scolaires : toutes ses affaires de potion, par exemple, sont le fruit des cadeaux de Noël et d’anniversaire de Mary, Marlene et Remus. Ils lui offrent, en particulier, les ingrédients les plus courants, œufs de têtard, tubercules et queues d’orvet.
Pas de la peau de salamandre brisée.
Lily feuillette distraitement son manuel, puisqu’elle n’a plus que ça à faire, à moins de tenter une autre potion. Elle se rend bien vite compte que ce sera peine perdue : il y a un net saut de niveau entre les potions de cinquième et de sixième année. Tant pis, elle ne fera que la partie théorique et calculatoire, mais cette perspective lui serre le cœur. Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir faire, pendant deux mois, afin d’oublier d’une part de se préparer au maximum à Poudlard d’autre part ?
Marlene et Mary ne se posent pas autant de questions, mais Lily, parce que ses parents veulent à tout prix la faire sortir de ce misérable corps social auquel elle et Pétunia sont prédestinées, lui ont bien fait comprendre que la voix du salut, c’est l’école. Or, à l’école, on lui fait bien comprendre que son statut est inférieur à d’autres, et pas pour des raisons économiques cette fois-ci. Cependant, ce n’est pas là-dessus qu’elle veut se pencher aujourd’hui.
« Il te manque quelque chose ? »
Pourquoi maintenant ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Bon, d’accord, il est au courant de l’existence de cette crique, c’est une des premières choses d’elle qu’elle lui a fièrement montré. Mais ce temps est fini, il l’a sommé lui-même.
« Tu me réponds ? »
Lily, butée, fait comme si elle n’avait pas entendu. Ca fait quand même du mal d’entendre le son de cette voix, et elle a de la fierté à revendre. Severus s’assied à côté d’elle, à distance respectable néanmoins, en tailleur. Il sort sa baguette et joue distraitement à dessiner des choses imaginaires dans le sable.
« Pour le premier filtre, tu n’as pas forcément besoin de peau de salamandre brisée. »
Il a piqué la curiosité de Lily, elle n’arrive pas à se contenir, bat de la paupière et baisse un peu la tête. Severus annone d’une voix sans âme le calcul que lui-même a fait et qui l’a conduit à trouver une formule optimisée pour cette potion. Un an auparavant, la situation était difficile, mais ils se parlaient encore et ils avaient encore passé un certain temps, dans cette crique, à jouer aux apprentis chimistes et s’amuser sur des sujets qui les passionnent.
C’est si dommage ; après tout, beaucoup de gens trouvent un brin étrange qu’on puisse trouver son compte de divertissement dans un manuel scolaire. Et cette curiosité et cette rigueur qui caractérisent Lily et Severus, c’était aussi un des fondements de leur belle mais désormais révolue amitié. Ils les ont emportées, chacun de leur côté.
Lily voudrait crier sur Severus de partir, de la laisser toute seule, mais elle ne peut s’empêcher de vouloir vérifier l’équation elle-même. De ce qu’elle a entendu, il y a une étape qu’elle n’a pas bien comprise. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’il a dû faire une faute d’inattention et l’a traînée jusque dans le résultat final. Et ce qu’elle saura encore bien après, c’est qu’elle n’a pas assez confiance en elle et dans ses capacités magiques pour le corriger à la volée. Pourtant, quelle cynique coïncidence, c’est en partie de sa faute à lui, si elle se censure à chaque fois qu’elle pense vite, car elle a peur de penser trop vite, car elle d’origine Moldue.
Elle jette un coup d’œil sur le côté ; Severus a tout de même sorti son manuel, écornant distraitement quelques pages. Il en a déjà griffonné les trois-quarts de son écriture serrée. Ensuite, Lily remarque qu’il a aussi décoré la page de garde. Prince de Sang-Mêlé. Ah bon ? Un délire de Mangemort, ça, non ? Pourquoi accorder de l’importance à son statut de sang ?
Et puis les pensées de Lily s’enchaînent très vite, parce ça lui rappelle que dans la grande échelle de la pureté de sang, elle est inférieure à lui, c’est lui-même qui le lui a dit devant, quoi, cinquante personnes ? Il a brisé beaucoup de choses ce jour-là. Pas qu’une amitié, non ! Plutôt deux destins. Il a fait son choix, elle le sien, très bien. Ca lui fait le même effet que si elle était rentrée maintenant en courant dans la mer.
« J’en ai rien à foutre de ce que tu peux penser de cette putain de peau de salamandre brisée, Sev’. T’as l’outrecuidance de d’abord penser par la pureté de sang : applique donc tes principes de merde, je suis trop inférieure à toi, dégage, je risque de t’abîmer. »
C’est grossier, mais ça fait du bien des fois, et puis au moins il est parti.