Parmi les douze, les treize petits-enfants de Molly et Arthur Weasley, Victoire et la petite Molly étaient les seules à n’avoir pas attendu sagement leur septième anniversaire pour découvrir les aventures extraordinaires du Petit Prince et de ses amis la rose, le renard et l’aviateur.
Teddy, qui s’était fait offrir l’histoire à l’âge de raison, l’avait aimé si bien qu’il l’avait transmise à Victoire dans les jours qui avaient suivi, et quand Molly avait eu quatre ans, il la lui avait lue aussi, mais la fillette n’avait pas été emportée par le même enthousiasme. Percy avait alors décrété qu’il valait mieux attendre les sept ans, l’âge des grands, et Hermione avait approuvé, et Bill et Fleur aussi dont la fille Dominique serait la prochaine, après Molly, à découvrir le conte.
Et au septième anniversaire de Dominique, Teddy étudiait à Poudlard, alors c’était Victoire qui avait narré l’histoire à sa sœur, et quand ça a avait été le tour de James, Audrey avait suggéré que Molly lui fasse la lecture et elle avait ainsi redécouvert le personnage du petit prince auquel, et paradoxalement peut-être, ils s’identifiaient toutes et tous, ses mille cousins et elle, ses mille cousins plus intéressants, plus talentueux plus courageux, plus éblouissants qu’elle.
Teddy était la loyauté du prince, et Victoire, son aura, Dominique avait sa foi inébranlable et James son sourire éternel et Lucy sa curiosité infinie mais elle, Molly, elle n’avait qu’un seul de tous ces traits et n’en tirait pas la moindre fierté : c’était la sensibilité.
— Je m’appelle Molly Alday-Weasley, chuchotait Molly.
Elle s’était réfugiée dans la cabane que les cousins les cousines avaient érigé un été, dans l’un des vieux pommiers qui striaient les prés jouxtant le Terrier. C’était un endroit merveilleux, biscornu, où trônaient leurs dessins de dragons, leurs colliers de fleurs séchées, une réserve impressionnante de friandises au premier rang desquelles les Chocogrenouilles, dont ils faisaient ensemble la collection avant pour projet d’en habiller les murs entiers de leur palais. Et bien sûr, c’était un endroit interdit aux grandes personnes. Mais, la nuit, il lui était interdit à elle, aussi, il était interdit même aux enfants qui l’avaient rêvé et conçu parce que la nuit, les enfants devaient être dans leur lit, veillés par les formes animales d’une veilleuse enchantée et certainement pas par les milliers d’étoile qui transperçaient le ciel noir.
La nuit, et même la nuit d’été, les enfants de la grande famille Weasley, les Alday les Delacour les Granger les Johnson les Lupin les Potter, ils devaient s’épanouir entre les quatre murs de Terrier, plutôt que de se balancer d’avant en arrière à l’extérieur et les paupières fermées.
— Je m’appelle Molly Alday-Weasley et j’aime la tarte à la pomme que fait Mamie Molly quand c’est mon anniversaire.
La tarte à la pomme était, avait toujours été le dessert favori de Molly, mais Lucy s’était décrétée gravement allergique au fruit de la discorde, feignant la nausée à sa seule vue et alors il n’y avait jamais de tarte à la pomme à la table dominicale mais, pour l’anniversaire de Molly, sa grand-mère lui en préparait cinq, et six, et sept, et autant d’années qui passaient, des tartelettes qu’elle empaquetait soigneusement dans une boîte en fer blanc et qu’elle glissait à sa petite-fille derrière la porte de la cuisine.
— J’aime quand c’est la pluie et que Papa ne m’oblige pas à emmener Lucy dans le parc et que je ne l’entends pas –
— J’aime…
— J’aime mettre mes mains dans la mare qu’il y a au fond du jardin et voir les salamandres s’agiter et tourner en rond.
— J’aime avoir la place sur le canapé où je peux étendre mes jambes pour que le chat vienne se coucher sur moi mais c’est toujours Lucy qui –
— Alors, je m’appelle Molly Alday-Weasley, j’ai dix ans.
— Et j’aime…
— J’aime quand les étourneaux commencent à danser dans le ciel rose, parce que déjà, c’est joli, et aussi ça veut dire que c’est mon anniversaire qui va bientôt arriver
— J’aime quand même mieux le printemps que l’automne parce que je peux m’occuper des fleurs mais aussi il faut que je m’occupe de Lucy pour l’amener au parc et –
— Je m’appelle Molly Alday-Weasley, j’ai dix ans, et ce n’est pas grave, ce n’était pas grave du tout, et d’ailleurs, je ne pleure pas maintenant, non, je ne pleure pas, je ne pleure pas du tout du tout du tout ce n’est pas vrai du tout du tout du tout, et…
Et Molly pleura.
Bien sûr, évidemment, que Molly pleura.
C’était l’été, ils avaient passé une merveilleuse journée en famille et pour les enfants du clan Weasley, c’était les vacances, des vacances colorées à l’innocence dont leurs propres parents avaient été privés leurs parents qui les contemplaient, en retrait, ravis, et meurtris, mais ravis.
Teddy leur avait offert à toutes et tous une démonstration de Quidditch, pas peu fier des progrès qu’il effectuait depuis qu’il avait intégré l’équipe de Poufsouffle, et c’était évidemment Victoire qui avait eu le droit, la première, de monter sur son balai, mais après, Dominique avait profité que James ne déclenche un Feuxfou Fuseboum pour chaparder l’engin et foncer vers le verger sans craindre de tomber. Rose, dont la jolie robe avait été froissée par le souffle de l’explosion, avait poursuivi James jusqu’en haut des escaliers du Terrier où, acculé, le garçonnet avait échangé sa liberté contre une boîte de dragées, et les cris avaient éveillé la minuscule Roxanne, et Fred et Lily et Hugo s’étaient esclaffés et goinfrés de chocolat dans le dos de leurs parents trop occupés à confisquer le moindre objet qui tombait entre les mains redoutables de Dominique et James, et Albus et Louis avaient suivi leur grand-père Arthur dans l’atelier où de nouveaux pinceaux avaient été entassés en quantité pour le plus grand bonheur des garçonnets et Molly –
— Je… m’appelle… Molly, Alday, Weasley… et… je… suis…
Je suis :
Je ne suis pas : la loyale la charismatique l’optimiste l’excentrique la curieuse la –
Je suis : la sensible et je –
je ne suis pas i-n-t-é-r-e-s-s-a-n-t-e.
— Je, m’appelle, Molly, Alday, Weasley.
Et Molly, elle, avait regardé sa sœur. Elle l’avait admiré, s’envoler avec Ginny sans exprimer la moindre peur du vide, elle l’avait contemplé, qui ébouriffait la tignasse bouclée de James et partageait avec Rose ses dragées et prenait Hugo sur ses épaules et Lily et Fred par la main qu’elle faisait courir d’un bout à l’autre du jardin, dans les rires les rires les rires.
Lucy la loyale Lucy, la charismatique l’optimiste l’excentrique la curieuse Lucy, et tout cela à la fois et tout ce que Molly, elle, n’était pas.
— Tu t’appelles Molly Alday-Weasley, et tu as de la chance que ce soit moi qui te trouve là, ce soir, sinon tu t’appellerais Molly Alday-punie-Weasley.
Molly n’eut pas besoin d’ouvrir les yeux pour reconnaître sa grande cousine. Victoire avait une intonation étonnamment grave, qui contrastait avec sa silhouette gracile et ses robes de petite fille sage. Et puis, le soir, ça pouvait certes être Dominique, ou James ou parfois Fred et même les trois à la fois mais surtout c’était Victoire qui se glissait hors de son lit, chaque nuit, avec la régularité de l’effraie qui chantait depuis le clocher de Loutry St Chaspoule.
— Pourquoi tu pleures, petite Molly ? chuchota Victoire en frôlant les pieds nus de sa cousine, et ses mains barbouillées de larmes, son visage, que n’éclairait qu’un mince filet de la lune argentée à travers les feuillages touffus qui dissimulaient leur royaume d’enfants des yeux des grandes personnes.
Petite Molly, c’était ainsi qu’ils l’appelaient, ses oncles et ses tantes, parce que Molly n’était pas un James un Albus une Lily un Fred, elle n’était pas une remplaçante, elle n’était pas une Victoire, mais elle était vivante et certains jours c’était bien, d’autres, ça l’était moins.
Molly était la petite par opposition à sa grand-mère.
Et la douce la timide la réfléchie la craintive l’introvertie par opposition à sa grand-mère.
La douce la timide la réfléchie la craintive l’introvertie par opposition à sa sœur Lucy.
Et cette nuit-là c’était une nuit comme ça, une nuit moins, qui étirait à l’infini une journée moins, une vie moins, la vie de Molly la petite l’artefact.
Et elle voulut lui dire, à Victoire, elle voulut lui retourner sa question et oser s’écrier enfin :
— Et toi, Victoire, pourquoi tu ne manges pas ? Pourquoi tu te lèves toujours à la même heure, la nuit, pour aller dans les toilettes de rez-de-chaussée, celles qui sont le plus loin possible des chambres ? Pourquoi tu crois que je ne te vois pas ?
Mais elle était Molly Alday-Weasley, elle n’était que Molly la douce la timide la réfléchie la craintive l’introvertie et pas Teddy pas Victoire pas Dominique pas Lucy pas James et même pas les vrais petits les Rose les Albus les Louis les Fred les Lily les Hugo les Roxanne, alors Molly-juste-Molly dit :
— Lucy a joué au jeu des pétales avec Lily.
C’était le jeu favori de l’enfant, depuis que Rose lui avait appris à faire des couronnes avec les marguerites et comment entremêler les pétales de cosmos à ses cheveux éclatants, mais cet été, Rose n’avait pas voulu arracher les tiges qui parsemaient les herbes folles et vertes et grandes du Terrier alors, Lucy s’était dévouée, évidemment, parce que Lucy aimait ses cousins, ses cousines, et surtout Lucy aimait que ses cousins ses cousines l’aiment, elle, de préférence plus que Molly.
— Tu sais bien que c’est parce que Rose…
— Non, mais c’est pas ça. Lucy a joué au jeu des pétales, en prenant les renoncules que j’avais plantés l’année dernière avec toi, alors que c’est moi qui les ai arrosées, et c’est moi qui les ai regardées pousser, et c’est moi qui ai surveillé que les gnomes ne s’en approchaient surtout pas de trop près et elle, elle leur a arraché les pétales, un à un, et mes fleurs, c’est comme si je les entendais pleurer maintenant, et sauf que c’est moi qui pleure, et je ne peux pas, et si Lucy me voyait, elle dirait que je ne suis qu’une pleurnicheuse.
— Demain, toi et moi, on plantera d’autres fleurs, et je dirai à Lucy de ne pas les toucher.
Et Lucy l’écouterait : elle écoutait toujours Teddy, Dominique et James, qui étaient plus grands qu’elle, et surtout elle écoutait Victoire, parce qu’elle lui enviait ses grands airs et à la fois le cœur en grand qu’elle dissimulait derrière, le cœur dont Victoire laissait volontiers les clés à ses cousins ses cousines, celles et ceux qu’elle appelait son clan.
— Pourquoi tu pleures, Molly ? répéta Victoire avec douceur.
La réponse fusa cette fois, et en même temps la chouette effraie se tut, et les seuls bruits qui enveloppaient désormais deux filles en leur royaume étaient le battement des ailes des chauve-souris qui tournoyaient dans la nuit claire et le chant des rainettes qui s’époumonaient dans les mares environnantes :
— Et toi, Victoire, pourquoi tu pleures pas ?
Victoire sourit.
Mais Molly ne la vit pas : il faisait nuit.
Elle crut sentir la fossette qu’avait sa cousine à la joue gauche, contre sa joue à elle, et les étoiles brillaient assez fort dans le ciel du Terrier, faisant des lacets des écharpes des entrelacs qui scintillaient, qui éclairaient et Molly ferma les yeux, serra très fort ses paupières.
— C’est tellement mystérieux, le pays des larmes, récita Victoire. Et moi, je n’en ai pas trouvé le chemin. Mais toi, Molly, toi, tu es plus forte que moi.
Et soudain Molly se moquait bien des pétales qui jonchaient la pelouse piétinée. Elle se moquait que Lily en ait gaspillé la moitié, parce qu’à cinq ans ses mains étaient encore maladroites, et elle se moquait que leurs couronnes à Lucy et elle ne soient même pas vraiment belles, les fleurs fanées, les pétales tordus, les tiges, coupées de travers.
Elle se moquait des larmes de rire de Lucy de ses larmes rondes à elle sur son visage de moribonde parce qu’à la fin ça n’était rien, ce qui importait vraiment c’était les larmes invisibles de Victoire.
Et c’était, c’était James dont le sourire s’effaçait lorsqu’Albus s’affaissait et que les parents accouraient abandonnant l’enfant vaillant l’enfant larmoyant en silence, c’était, c’était Teddy, c’était Teddy qu’effrayait si bien le silence qu’il s’épuisait à jouer la pétulance c’était, c’était Rose, qui sursautait à peine ses cousins ses cousines l’effleuraient-ils, c’était Roxanne à sa jalousie et petit Louis chétif c’était, c’était Victoire, ce qui importait, c’était Victoire qui n’avait pas de larmes et à laquelle alors, Molly aurait offert les siennes, à laquelle alors Molly aurait donné sa sensibilité comme un cadeau.
— Moi je veux t’aider, Vic, souffla Molly-la-petite-la-sensible-la-grande.
Elle glissa sa main dans la paume glacée de sa cousine – Victoire leur astre était devenue si frileuse qu’elle ne trempait plus un orteil dans la Manche qui ronronnait au pied de la Chaumière et quand elle voulut se dégager de l’étreinte maladroite de Molly, celle-ci ôta le gilet de laine qu’avait tricoté leur grand-mère et le fourra sans ménagement sur les épaules de Victoire.
— Faudrait pas que tu prennes froid, Victoire, parce que nous, on ne ferait plus rien sans toi.
— Mais ma petite Molly, c’est moi, qui ne serait rien sans vous, et c’est moi, qui devrais m’occuper de toi maintenant.
— Et pourquoi ?
— Parce que je suis l’aînée.
— Moi aussi je suis l’aînée.
— Molly ma chérie, tu es plus forte que tu ne le crois.
— Je ne suis pas aussi forte que toi.
— Tu crois que je suis forte ?
— Oui.
— Alors si je te dis un secret tu le crois ? questionna Victoire en tendant son petit doigt à Molly.
— Je te crois, approuva Molly la bouche en cœur.
— S’occuper toujours des autres, et jamais de soi, c’est pas ça être forte, ça, c’est juste se détourner de ses problèmes. Enfin, et être quelqu’un de gentil, enfin tu saisis. Mais moi, je ne suis pas quelqu’un de très gentil. Je suis juste quelqu’un qui préfère parler des problèmes des autres que des siens. Peut-être que, si je savais pleurer, si j’assumais vraiment ce que j’étais, je serais plus heureuse et alors, je pourrais vraiment m’occuper des autres, et pas seulement par intérêt. Tu as compris ?
— Je crois que oui.
En écho à cette affirmation la hulotte hulula depuis les grands hêtres qui dominaient la colline, et peut-être après s’envola-t-elle parcourir le monde qui était à portée de ses ailes qui était : mille fois plus grand que ne pouvait l’imaginer deux enfants, mille fois plus grand que ne pouvait se le figurer Molly, réfugiée dans sa cabane au Terrier.
Et peut-être vola-t-elle si loin, les plumes froissées par-delà les cimes boisées, peut-être la hulotte atteignit-t-elle la deuxième, cette nuit-là, le pays des larmes où nichaient aussi bien les espoirs que le désespoir de Molly, de Victoire, et de Teddy – James – Roxanne – Louis.
— Mais Victoire, je te promets, moi je veux quand même t’aider.
La hulotte hulula fit courir les campagnols et musaraignes à travers les hautes herbes dont les agitations éveillèrent quelques gnomes et, et les grenouilles croassèrent et les chauves-souris tournoyèrent dans le ciel noir que striaient les étoiles qu’éclairaient eux-mêmes les vers luisants et –
— Bien sûr, Molly, parce que toi t’es vraiment gentille, dit Victoire triste et paisible pourtant en son royaume silencieux.
Alors encore, Molly hoqueta, et cette fois elle se jeta dans les bras de Victoire sans rien contenir des sanglots qui l’avaient étouffée toute la journée, elle pleura, pleura, pleura, mais aussi : elle fit basculer Victoire sur le tapis duveteux où se roulaient les cousins les cousines la journée, et elle se lova derrière elle la serra fort, les mains sous sa poitrine qui lui paraissaient sentir les battements du cœur de sa cousine.
Aussi : Molly dit à Victoire qu’elle la remerciait, qu’elle l’adorait, elle lui dit qu’elle l’aimait et lui fit son thé au matin celui qu’elle préférait au jasmin, elle complimenta chacune de ses tenues et rejoignit Albus et Louis dans leurs lectures et offrit la première à Teddy une épaule attentive moins les attentes de Victoire et aussi, elle fit le bonheur de Fred, de ses amies, et elle pleura encore encore encore elle pleura cette après-midi qui suivit la nuit claire parce que Lucy mais parce que Molly était, elle était sensible elle était :
La douce la timide la réfléchie la craintive l’introvertie et
Sensible alors
Molly était gentille et délicate et empathique et loyale :
Molly-la-bonne-amie.
Molly la petite était la sensibilité du prince qui lui offrait – des larmes des angoisses des peurs des peurs des pleurs et – et l’amitié désintéressée du renard, l’amour passionné d’une rose et les rêves d’un aviateur.