Il y a des yeux gris qui la regardent. Ils sont d’un gris pâle, dévalé. La tempête est passée, ou ne va pas tarder. Le gris est fade, terni par une absence de goût. Il est comme… malade.
Le nez, au milieu du visage, est très fin. Il est extrêmement bien dessiné. Ni trop court, ni trop long. C’est un nez élégant et distingué, mais il manque de caractère. Il est encore dans l’incertitude de l’attitude à adopter. Il ne sait être sûr de lui, ni même arrogant. Il est simplement… effacé, en retrait et timide en plus de cela.
Même le front, lisse et sans défaut, sans même un seul grain de beauté, ne fait pas envie. Il n’a aucune particularité, aucun trait pour attirer l’œil du passant. Il est uniforme et unifié par des gommages répétitifs.
Toute la peau du visage est lisse. Tout le visage est lisse. Il est quelconque. Il cherche à ressembler à ceux qui l’entourent et à ne pas se démarquer pour obtenir l’approbation parentale. L’approbation paternelle.
Les pommettes sont pâles au lieu de rosées – c’est une faute de goût, mais c’est mieux pour ne pas se faire mal remarquer. Encore une fois, pas un grain de beauté. Pas un peu de beauté sur les joues.
Le doigt de l’ange, la fossette qui relie le nez à la bouche, est tout aussi lisse. Elle est peu marquée, ou juste ce qu’il faut. On dit que c’est l’ivresse de la mère qui l’a empêchée d’éclore. C’est au moins l’ivre amour de la mère qui empêche ce visage d’éclore. Et l’ivresse aveugle du père aussi.
Seule la bouche a encore de l’intérêt. Elle est rose, avec un peu de baume, et très bien sculptée. Elle est belle et raffinée mais elle n’est pas pulpeuse. Elle n’attire pas le regard comme on l’aimerait. Les lèvres ne sont ni sèches ni fendues, mais elles ne respirent pas la vie non plus. Elles sont froides comme le marbre des statues. Elles sont inanimées pour l’œil distrait. Il faudrait les fantasmer pour leur donner vie et les imaginer donner un baiser. Là, peut-être qu’elles seraient plus que belles. Elles deviendraient attirantes. Pour l’instant, elles se perdent dans la platitude et la tristesse froide de ce visage sans chaleur.
Il y a peut-être les cheveux, d’un blond pâle et cassant, qui peuvent intriguer. Ce sont ceux de la mère et de la sœur aînée. Ils ne sont que la réplique d’une réplique, mais ils sont assez jolis pour attraper l’attention d’un regard curieux. Leur texture sèche, de paille, freine la caresse trop frileuse, mais un peu d’attention leur donnerait un éclat surprenant, j’en suis certaine.
Quant à la silhouette…
Rien n’est fait pour la mettre en valeur. Les formes sont fragiles et peu soulignées, mais la taille est délicate et bien proportionnée. Un peu maigre peut-être. La robe est trop stricte. La couleur est trop froide. Le tissu est trop lourd.
Le problème est là : la jeune fille ressemble à une poupée.
Elle veut être parfaite pour enfin voir autre chose que de l’agacement dans le visage du père. Elle veut être parfaite pour gagner l’amour du père. L’amour étouffant de la mère ne suffit pas. Il étouffe un peu de toute façon. Mais la poupée ne le comprend pas encore. Elle est sous l’emprise de cet amour maternel, unique espoir d’atteindre un jour l’amour paternel tant désiré et recherché. Le seul amour qui lui a été refusé d’emblée et de manière totalement injuste. Elle n’a rien fait pour mériter tant d’indifférence. Elle a même tout fait pour attirer l’attention du père d’une manière positive.
Son visage ne lui a pas servi pour briller à l’école.
Sa bouche n’a embrassé aucune autre bouche, toute focalisée qu’elle était d’un jour pouvoir embrasser la joue du père.
Ses yeux n’ont jamais dévié du chemin que la mère leur a toujours indiqué.
Son corps est resté chaste et droit pour soutenir l’honneur et la vertu propre à la pureté de son rang.
Son esprit même n’a jamais cherché à faire le moindre reproche au père indifférent. Il est resté focalisé sur l’effort à faire pour mériter l’amour paternel.
Comme si on devait mériter l’amour paternel…
Les bruits du couloir résonnent aux oreilles petites et quelconques de la poupée. Elle quitte le miroir des yeux et se lève, l’espoir battant dans son cœur écrasé par l’illusion de la quête de l’amour paternel. Elle descend l’escalier trop vite pour une jeune fille, mais le père aveugle ne le voit pas. La sœur cadette l’a peut-être remarqué. Qu’importe tant que le père l’ignore.
« Papa, je dois partir dans un quart d’heure rejoindre une amie, rappelle la sœur cadette avec agacement. Tu t’en souviens ? Je n’ai pas le temps de poser pour ton tableau. Demande à Charis pour une fois, elle…
— Charis ne convient pas pour les toiles que je veux faire, Cedrella, coupe le père en levant avec exaspération les yeux au ciel. Tu le sais. Je demanderai à Dorea, tu…
— Tu peins sans cesse Dorea. Mais ce n’est que ta nièce ! s’agace ouvertement Cedrella. Tu n’as jamais fait ne serait-ce qu’un seul dessin de Charis, alors que c’est ta fille !
— Va rejoindre ton amie, répond vivement le père sans écouter les reproches. Ne rentre pas trop tard, s’il te plaît.
— Papa, regarde, Charis est là, elle… insiste la sœur cadette. »
La sœur cadette est brune, comme les membres de la famille de son père. C’est un brun presque noir qui s’enroule sur lui-même en de longues mèches qui tombent avec élégance d’un chignon haut. Son visage à elle a du caractère. Une myriade de taches de son papillonnent sur son nez et ses pommettes. Ses yeux gris sont d’acier, décidés, affutés et inflexibles. Elle garde toujours la tête haute quels que soient les reproches. Et elle ose les tenues plus cintrées et provocantes tout en restant raffinée, attirante et sublime. Charis voudrait être comme elle.
« Père, vous… se permet-elle avec envie.
— J’ai du travail, coupe le père en se détournant. Passe une bonne soirée, Cedrella. »
L’espoir retombe dans le corps de la poupée. Encore une fois, elle a parlé de trop, elle n’a pas su attirer l’attention du père. Elle s’est humiliée, un peu.
« Je le déteste, crache Cedrella. »
Tout le corps empli de vie de sa sœur est tendu, prêt à bondir. Ses poings gantés semblent prêts à frapper et cogner. Charis a simplement les épaules qui s’affaissent.
« Ne dis pas cela, c’est notre père, cherche encore à la tempérer Charis, la boule d’espoir maladroitement coincée dans la gorge.
— Il ne se comporte pas comme ton père, appuie Cedrella et le corps de Charis perd un instant son côté poupée sous l’amertume.
— Merci de le rappeler, n’arrive-t-elle qu’à dire méchamment avant de tourner les talons pour remonter dans sa chambre. »
Même sa chambre est oubliée, au dernier étage de la maison familiale ancestrale. Père l’oublie.
« Charis… Charis ! se reprend Cedrella en lui courant après. »
Cedrella court dès qu’elles ne sont que toutes les deux. En tête à tête, elle crache aussi sur tous les membres de leur famille avec une clairvoyance qui met mal à l’aise Charis, parfois. Callidora est idiote, Maman est aigrie, Père est trompeur, Cassiopeia est méchante, Dorea ne comprend pas, Oncle Cygnus est violent, Tante Violetta est effrayée, Pollux est moqueur, Irma est…
« Charis, s’il te plaît, insiste Cedrella en poussant la porte de la chambre. Je… J’essaie de t’ouvrir les yeux. Papa est…
— Je sais, la coupe Charis en s’asseyant pitoyablement sur le lit. Laisse-moi, s’il te plaît. »
Sa sœur n’obéit pas – elle n’obéit jamais vraiment même si elle sait ne pas se faire remarquer. Elle vient s’asseoir à côté d’elle, sur le lit. Elle lui prend la main, comme à une enfant, comme à une sœur aussi, peut-être.
« Qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il m’ignore ? finit-elle par demander en sentant déjà des larmes poindre dans le coin de ses yeux.
— Rien, répond doucement Cedrella. Il est stupide et égoïste, c’est tout, souffle-t-elle. »
Cedrella la berce un peu, le temps pour Charis de pleurer silencieusement sur l’injustice indifférente. Cedrella lui a déjà mis un mouchoir en dentelles dans les mains pour qu’elle essuie tant bien que mal sa peine. Mais les mailles sont trop larges, et rien, si ce n’est ses propres doigts, ne peut essuyer ses larmes. Personne ne comprend, et personne ne peut comprendre. Pas même un mouchoir. Pas même Cedrella, si sûre d’elle et indépendante.
« Tu veux sortir avec mes amis et moi ? finit-elle par lui proposer avec hésitation. Tu restes tout le temps enfermée au 12, Square Grimmaurd, ce n’est pas sain. Viens au dancing avec nous, ajoute-t-elle plus bas.
— Au dancing ? »
Elle s’est un peu étouffée avec sa salive. Cedrella va au dancing ? Mais les parents…
« Il suffit de ne rien dire aux parents, ajoute-t-elle avec un sourire mutin. Je t’assure que ce n’est pas sauvage comme les parents peuvent le dire. On respire bien là-bas, on boit un peu, on discute et on rit. Tu es Charis, la grâce, la joie. Viens sourire avec moi, lui propose Cedrella. »
Cedrella ne lui paraît plus aussi sûre d’elle. Son hésitation est visible. C’est intriguant.
L’œil gris n’est plus aussi terne dans le miroir. Il est aussi triste et vidé d’espoir. Peut-être y a-t-il tout de même un peu d’amour qui s’est subrepticement glissé dans son iris. Sa bouche sourit un peu, avec timidité, car sa sœur lui ouvre sa vie. C’est sans doute la première fois que Charis parvient à comprendre un peu le besoin d’air de Cedrella.