Daphné tenait son prénom de la mythologie grecque, qui, comme toutes les mythologies, était sujette à interprétation. Sa préférée, du moins celle qu’elle avait décidé de retenir, était que la nymphe Daphné eut été le premier amour d’Apollon. Le Dieu et elle, touchés par des flèches encochées par Eros, auraient été liés. Mais si la première flèche destinée à Apollon était d’or, lui administrant un désir fou pour la belle, celle que reçut Daphné était d’un plomb qui inspirait le dégoût de l’amour. Jamais lassé de courtiser celle qu’il aimait, Apollon poursuivit Daphné jusqu’à l’épuisement, et qu’elle implore son père de lui venir en aide. Daphné Greengrass, une fois qu’elle eut lu le passage qui suit, comprit très vite que les hommes ne lui seraient jamais d’aucun secours… Parce que la solution du père de la nymphe fut de transformer celle-ci en laurier pour déjouer le Dieu. Ce qui conduisit Apollon à vouer désormais un culte au laurier, dont on fit des couronnes à apposer sur les têtes des olympiens victorieux.
Fallait être bien stupide pour continuer de courtiser une femme qui ne vous désirait pas.
Fallait être bien idiot pour transformer sa propre fille en laurier, sous prétexte qu’elle était désireuse de vivre dans la forêt.
Daphné avait vite compris qu’elle ne pourrait jamais compter que sur elle-même.
Et sur ses sœurs bien sûr.
***
Daphné aurait tout donné pour sa sœur. Elle se serait dépossédée d’elle-même pour l’un des sourires d’Astoria. Leur première rencontre avait eu lieu à travers un ventre que Daphné, à l’époque, avait eu du mal à penser qu’elle l’avait elle aussi habité un jour. Astoria avait toujours été douce et timide. Le coup de pied qu’elle avait senti dans sa paume d’enfant n’avait guère eu autant de force qu’un chatouillis et Daphné avait rit. Le jour de la naissance d’Astoria fut l’un des plus heureux de sa vie. Bien sûr, elle n’avait que deux ans et elle ne se souvenait pas des détails. En fait, elle ne se souvenait de rien, si ce n’était que du bonheur immense qu’elle avait ressenti lorsqu’on avait placé entre ses bras graciles une petite humaine, plus petite qu’elle encore, et qu’on lui en avait confié la responsabilité.
Depuis ce jour, Daphné s’était faite gardienne de sa sœur.
Qui d’autre aurait pu l’être à part elle ? Leurs parents s’aimaient bien trop pour accorder ne serait-ce qu’un peu d’attention à une autre personne que l’un d’entre eux.
Astoria était une belle-âme. Elle était parfaite. Belle, resplendissante, jamais de mauvaise humeur, toujours arrangeante, elle n’avait jamais souffert d’aucune jalousie pour son aînée qui ne l’aurait permit. Daphné portait le fardeau des Greengrass sur ses seules épaules et déchargeait sa cadette de toutes responsabilités. Leur mère ne pourrait plus jamais avoir d’enfant et pour leur père, l’héritage de la famille et l’honneur de leur nom ne se léguerait que par la réputation de leur fille aînée pour laquelle on avait décidé que seul l’homme qui accepterait de renier son propre nom pour épouser celui des Greengrass serait digne d’un mariage avec Daphné.
Alors Daphné était elle aussi, parfaite. Pas parce qu’elle était née avec les prédispositions d’un être que l’on qualifiait ainsi. Non, ça non. Mais plutôt parce qu’elle avait calibré son comportement pour l’être et épargner à Astoria les exigences parentales qui entravaient Daphné et sa liberté.
On n’avait jamais vu deux petites filles aussi liées. Daphné veillait sa sœur lorsqu’elle était malade. Elle savait qu’elle était son plat et son dessert favoris. Elle connaissait sa couleur, sa fleur préférée, ainsi que ses plus grands rêves. Elle faisait préparer sa robe de mousseline bleue lors des grandes occasions parce qu’il s’agissait du vêtement favori de sa cadette. Daphné se privait de la dernière part de gâteau, laissait toujours la dernière chocogrenouille de la maison pour sa sœur. Elle lui achetait des manuels de potions avec son argent. Elle se ruinait en fleurs pour lui en offrir même en hiver. Elle avait même appris à jouer du piano pour l’accompagner, elle qui aimait tant danser. Daphné allait là où Astoria était. Daphné la protégeait des monstres, des méchancetés de ce monde, de l’amour de leurs parents qui n’en avaient plus assez pour elles, de la pluie, du soleil trop fort parfois, des regards jaloux lorsqu’elles se promenaient parmi les sorciers. Daphné était le bouclier et la lance.
Sa sœur était sa boussole.
Puis Daphné eut 11 ans.
L’idée d’être séparée de sa sœur lui était insupportable. Il était pour elle intolérable de la laisser toute seule dans ce grand château aux pierres froides. Elles ne se réchauffaient que lorsque Astoria riait, et Astoria ne riait que parce que Daphné s’évertuait à tout faire pour.
Et la veille de la rentrée, elle pleura tellement que par la suite, elle ne put plus jamais pleurer.
***
Sa sœur était sa bataille et l’avait toujours été.
Neuf années s’étaient écoulées et pour cette génération, il s’agissait de l’équivalent d’une vie. Une vie marquée par la guerre et l’horreur.
— Bien entendu, mère m’a donné sa permission ! Oh, Daphné, tu vas l’adorer ! Je n’ai pas osé en faire une pour toi, mais nous devrions y aller la semaine prochaine, faire prendre tes mensurations et en commander une semblable ! En noir, bien entendu !
Daphné posa sa tasse dans sa coupelle de porcelaine assortie.
Elle aimait toujours autant Astoria et l’aurait écouté parler pendant des heures durant. Mais Astoria avait été épargnée de tout. Astoria vivait dans son monde, dans sa bulle où tout était beau et parfait, comme elle. Parfois, elle avait envie de la secouer de toutes ses forces et de lui faire ouvrir les yeux.
Ne voyait-elle pas que certains de leurs camarades étaient morts ? N’avait-elle pas assisté à ces leçons, où on leur avait demandé de torturer des enfants ? N’était-elle pas hantée par la voix du Seigneur des Ténèbres, qui leur promettait la mort s’ils n’obéissaient pas à ses ordres, lors de la bataille de Poudlard ? N’était-elle pas honteuse, de n’avoir rien fait pour aider cette fille, de Poufsouffle, qu’Astoria considérait pourtant comme sa meilleure-amie ?
Daphné ne put que hocher la tête. Elle se demanda si elle avait trop serré son corset. Elle avait du mal à respirer.
Daphné était noble, de Sang-pur, fière et digne. Elle ne marchait jamais la tête baissée. Elle évoluait parmi les gens comme si elle portait une couronne. Oui, elle se sentait un peu supérieure à eux tous. Elle était confiante, sûre d’elle et un brin prétentieuse de ce qu’elle savait. Oui, on la trouvait froide et dure et on ne s’approchait jamais trop près d’elle. C’était elle, qui approchait les autres.
La devise des Greengrass était Noli me tangerere.
Veuillez ne pas me toucher.
Daphné avait grandi dans un château d’ivoire où tout était beau et parfait, où les Sang-pur dominaient le monde et étaient au-dessus de tout. Elle avait de temps en temps regardé par les fenêtres pour se rendre compte que la vérité n’était pas si évidente.
Veuillez ne pas me toucher.
Daphné Greengrass termina sa tasse de thé et lissa sa jupe d’organza, tout en continuant de sourire à sa petite sœur.
Elle n’avait eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil.
Aujourd’hui, cela ne lui suffisait plus.