Longtemps elle l'avait admirée.
C'est qu'elle savait tant de choses, Tunie.
Elle savait compter jusqu'à mille deux cents quatre-vingt-trois, chanter, nommer les planètes, dessiner les chevaux, coiffer les cheveux ; elle savait pourquoi les adultes criaient, riaient, comment ils s'embrassaient - et ça n'était pas une mince affaire. Elle connaissait tous les jeux, tous les mots, toutes les chorées, tout le monde, et surtout, elle connaissait tout de Lily.
La plupart des phrases de Lily commençaient par « pourquoi », et si Pétunia soufflait toujours en réponse, elle s'empressait tout de même d'expliquer, de montrer, de déchiffrer, pour finir par un gentil et fier : « Tu comprends, Lily ? ». Lily comprenait toujours, car Pétunia rendait tout clair.
Lily aimait Pétunia car Pétunia lui apprenait le monde. Elle était son éclaireuse. Son guide. L'avant-garde de sa vie. Tunie était le premier mot qu'elle avait appris.
Le mot le plus rassurant. Le plus terrifiant aussi ! (Il fallait la voir les mains sur les hanches, petit tyran.) Tunie, c'était tout, surtout quand Papa et Maman travaillaient tard et qu'ils rentraient trop fatiguées pour répondre à ses « Pourquoi ».
Et puis un jour, elle ne sut pas.
« Dis, Tunie, pourquoi quand je le pense très fort, les fleurs volent autour de moi ?
- C'est le vent, il souffle tellement fort que les fleurs s'envolent. Tu comprends, Lily ?
- Et là ? l'interrogea-t-elle une fois dans le salon, les marguerites flottant comme en apesanteur. Y'a pas de vent, Tunie. »
Faisant tourner une fleur entre ses doigts, Lily attendit que sa grande sœur l'éclaire. Mais Pétunia ne répondait pas.
Elle ne savait pas.
Cela, Pétunia ne l'avoua pas. Elle bafouilla, puis, enragée par sa propre ignorance, elle se fâcha fort, très fort contre Lily. Cette nuit-là, un trait de lumière illumina la chambre de Pétunia jusqu'à l'aube. Puis les nuits suivantes, le mystère et l'amertume s'épaississant.
Le réponse - et quelle réponse ! - vint avec le garçon. Par lui et pour l'immense jalousie de Tunie, Lily trouva un nouveau guide du merveilleux.
À Poudlard pourtant, (jamais elle ne l'aurait admis) il en fallut beaucoup pour remplacer les réponses rassurantes de Pétunia. Un lumos et les torches réunis ne perçaient jamais assez l'obscurité du château. Les milliers de livres de la Bibliothèque répondaient trop mystérieusement à ses questions. Et Severus était passionnant mais Severus n'était pas drôle.
À Poudlard, les filles du dortoir des Première année se moquaient de la née-Moldue qui pleurait sa sœur tous les soirs.
Cela ne l'empêcha pas d'appeler « Tunie ! » quand la première goutte de sang tacha sa culotte. Cela ne l'empêcha pas non plus d'apprendre avec elle comment dire non aux garçons, ou oui, comment leur clouer le bec (ceux qui s'étonnaient de la « tornade Lily » n'avaient jamais connu les éclats apocalyptiques de Pétunia). Comment ne pas se faire arnaquer, comment babysitter, comment se maquiller, se boucler, se battre, comment jardiner ; quelles boissons commander, avec qui danser. Comment manger (là-dessus, Lily savait que Pétunia s'était trompée), comment être écoutée.
Elles se liaient encore ainsi, quand les grandes interrogations de Lily interrompaient leurs disputes. Mais désormais, Pétunia terminait ses explications par un amer et sec : « Tu ne comprends rien, Lily. »
Encore une fois, elle avait raison. La cruelle vérité, la plus douloureuse, s'était infiltrée : Lily ne comprenait plus rien à Pétunia.
Pétunia était une adolescente triste et amère. Leurs parents disaient crise passagère, adolescence déplaisante d'une fille ingrate. Lily faisait de son mieux pour les consoler, eux, pour compenser la méchanceté de sa sœur ainée.
Une fois, pourtant - elle avait quatorze ans - elle essaya de comprendre.
Pétunia était allongée sur son lit, les yeux grands ouverts sur le plafond, comme si un simple battement de cils pouvait briser la digue retenant ses larmes.
« Tu pleures ? » demanda doucement Lily, osant à peine passer le pas de la porte.
Pétunia grimaça. Une larme fila.
« Pourquoi tu pleures ? »
Elle tourna la tête vers elle, la joue contre le matelas, et une autre larme dégringola.
Puis, comme la pire des tragédies, Pétunia chuchota :
« Je ne sais pas. »
Ce jour-là, plus encore que cette fois où elle n'avait su expliquer la magie, Lily prit peur. Comment guérir un malheur dont on ne connait pas la raison ? Comment guérir quand le seul savant a perdu la raison ? Et puis, comment guérir quand on sait qu'au fond, on est à la source de l'affliction ?
Lily vint s'allonger avec elle sur son lit. Elle berça sa sœur dans ses bras, sa grande sœur qui sanglotait, le corps agité comme en pleine mer. « Je ne sais pas, Lily. »
« Je t'aime », murmura-t-elle en réponse car cela non plus elle ne se l'expliquait pas.
Pétunia se dégagea si violemment de son amour qu'elle en tomba sur le tapis. Lily se releva, et avec ses yeux, cette fois, demanda encore : « Pourquoi ? »
Pourquoi me détestes-tu, Pétunia ? Pourquoi, quand le monde m'aime et m'admire, me rejettes-tu ? Pourquoi ta haine, pourquoi ta rancœur, pourquoi ton mépris et ta cruauté ? Pourquoi ton égoïsme, Pétunia, pourquoi m'écarter, je suis faite pour être aimée ! Et Lily se mettait en colère, et Lily se sentait débordée par l'injustice à son tour, et sans savoir pourquoi, sans chercher à le comprendre non plus, Lily sortit sa baguette et la pointa sur Pétunia.
« MONSTRE ! »
Pétunia le hurla avec un effroi sincère, une panique authentique qui nourrit plus encore sa colère. Alors Lily bondit sur elle - sans baguette - avec le dessein - le désir - d'arracher tous ses cheveux si blonds si beaux, de lui faire mal de ne pas l'aimer, de la casser.
Elles ne se détruisirent pas ce jour-là ; il leur semblait que tout était déjà brisé.
« Pourquoi lui ? »
Pétunia soupira avec hauteur.
« Tu ne comprends jamais rien, Lily »
C'était peut-être vrai. Après tout, Lily lui avait déjà posé cette même question quand Pétunia venait de rencontrer Vernon et qu'elle s'interrogeait encore sur les raisons d'aimer un garçon. Pétunia lui avait alors répondu avec un sourire dignement contenu : « Parce qu'il sent bon. » Lily avait écarquillé les yeux, puis éclaté de rire, et Tunie l'avait suivie, sûrement allégée par l'allégresse de l'amour naissant.
« Alors c'est comme ça, que je saurai ? S'il sent bon ? »
Pétunia avait haussé les épaules et répondu, rêveuse, avant de fermer la porte de sa chambre :
« Il sent bon... »
Pourtant, à le voir dans la petite cuisine de sa sœur, des cercles sombres sous les aisselles et son rire gras, Lily avait du mal à comprendre pourquoi lui. Elle était persuadée que pour Pétunia aussi, l'odeur avait fané.
Et quand leurs parents moururent, un simple « Pourquoi ? » Pourquoi devant l'absurdité de leur mort, et puis comment, et à qui donner l'amour débordant pour ceux qui l'avaient accompagnée toute sa vie ? Pourquoi, Tunie ?
Sans même la regarder, froidement, elle répondit : « Tu n'étais pas là. »
Dans la nuit opaque de la guerre, Lily espérait encore sa lumière. Elle rêvait de la main de Tunie la tirant en avant, son visage jauni par la lampe torche, chuchotant : « ce n'est rien, Lily » ; « c'est juste le chien des voisins qui aboie » ; « viens, Lily, il faut se coucher ». Depuis que Tunie l'avait définitivement abandonnée, Lily avançait à l'aveugle dans les ténèbres, tâtonnait sur les corps d'amis et de morts, s'accrochait à l'amour à s'en faire mal au cœur.
« Pourquoi tu continues à lui envoyer des lettres ? Tu sais qu'elle a failli faire un rôti de notre chouette la dernière fois ? »
Les doigts de James effleurèrent son cou, descendirent dans son décolleté, revinrent sagement sur ses épaules quand elle se redressa pour lui signifier qu'elle avait besoin de se concentrer. Elle inspira son parfum de feu de cheminée et de cire de balai, apaisée.
Pourquoi ? Parce que ce soir, en berçant Harry, elle avait fredonné une chanson que Pétunia lui avait appris. Parce que...
...j'ai peur, Tunie. Je peux te l'avouer, à toi.
On s'est engagés dans la résistance, on a dit oui, sans hésiter, parce qu'il le fallait, parce que ça semblait bon et juste, n'est-ce pas ? Parce qu'il faut bien trouver un sens à cette douleur, cette haine, à tous ces orphelins. Le monde est devenu incompréhensible - depuis quand, je ne sais pas. Au fond je crois qu'il l'a toujours été. Seulement, tu étais là pour l'expliquer.
J'aimais la magie quand c'était toi et moi. Aujourd'hui tu n'en veux plus, alors c'est James et moi, et puis Harry, et nous trois.
Tu comprends, Tunie ?
La lettre devait être envoyée par la poste moldue le lendemain. Le lendemain, la mort éclairait froidement Godric's Hollow avant de laisser les jouets et les cadres et les mots calcinés.
Lily ne savait pas qu'elle abandonnerait avec sa mort et Harry un indélébile « pourquoi » dans le cœur de sa sœur.