Susan aimait avoir les mains pleines de terre.
Les muscaris avaient fleuri tôt cette année. Le mimosa sentait bon. Les tournelunes émettaient une lumière douce et calme alors que les jours s’allongeaient. Ils s’entremêlaient entre les barreaux de son balcon, tournicotant joyeusement dès que Susan s’approchait d’eux. Parmi le dictame, le figuier d’abyssinie, les petits buissons de mauves douces et les géraniums dentus qui dormaient encore dans leurs jardinières, il y avaient des jonquilles-trompettes qui jouaient en choeur un air que Susan leur avait appris.
Les hortensias étaient encore en pleine floraison.
Et Susan, sur son balcon, insatisfaite et impatiente, attendait l’éclosion des fleurs de lin, des violettes, des tulipes, des Sisymbres et des Polygonums dont elle devrait faire des réserve pour ses futures potions.
Est-ce que les pruniers dirigeables qu’elle avait planté cet hiver donnerait de beau fruit ?
Perdue dans la propre jungle de sa terrasse, en plein soleil, Susan Bones aimait avoir les mains pleines de terre. Elle aimait cette vie qui reprenait, ces couleurs qui se vivifiaient et la chaleur réconfortante du ciel bleu. Elle resserra les pans de son cardigan sur son corps.
Dans l’immeuble d’en face, caché dans l’ombre, il y avait un balcon vide et gris. Sur la fenêtre, il était indiqué que l’appartement était à louer.
***
Emploi du temps :
Lundi : Ménage – Arroser le dictame – Faire des cookies - Acheter de l’engrais pour les mandragores – Dossier Carrow/Poudlard (à suivre???)
Mardi : Dossier Mulciber/Morag MacDougal (à terminer) – Cirer ma baguette
Mercredi : Soirée films avec Lisa – Commencer à tricoter un nouveau cardigan avec la laine achetée cet hiver – Dossier Zaplle Get
Jeudi : Rendez-vous à Sainte-Mangouste !!! Répondre à ma mère – Commencer à lire ce roman qui est dans ma bibliothèque depuis un an – Acheter du thé.
Vendredi : faire des courses – aller à la volière pour ENFIN acheter un hibou – DOSSIER THÉODORE NOTT !!!
Samedi : Débats Magenmagot – Prendre le thé avec les amis – Brûler de la sauge
Dimanche : Apprendre une nouvelle chanson aux jonquilles-trompettes – broderies – préparer de nouvelles potions de sommeil – Soirée jeux avec Lisa
Susan avait survécu à l’hiver en instaurant des habitudes, qui étaient devenues des rituels auxquels elle ne pouvait plus se soustraire. Par moment, elle avait été incapable de sortir de son lit. Se laver, manger, boire, lui étaient apparus plusieurs fois comme étant des tâches insurmontables. Pour donner le change, elle s’était cadrée, s’obligeant à suivre un train-train quotidien, dans lequel elle pourrait s’ancrer et ne pas se perdre. Elle était devenu esclave de sa routine qui l’avait pourtant sauvée. Cela l’avait réconfortée même. Rassurée. Elle avait contrôlé son temps, sa vie.
Lisa et elle regardaient toujours les mêmes films, jouaient tout le temps aux mêmes jeux. Susan continuait d’acheter de la laine. Elle n’osait jamais franchir la porte de l’animalerie, parce que c’était un endroit qu’elle ne connaissait pas. Elle en avait marre de manger des cookies. Elle aurait voulu tester de nouvelles recettes, sans savoir quoi faire exactement, ni même ce dont elle avait envie. Elle buvait le même thé, devenu amer et fade, parce qu’elle craignait d’en choisir un autre qui ne lui plairait pas. Elle ignorait sa mère, ne répondait à aucune de ses lettres. Ses broderies changeaient de couleurs. Mais c’était tout. Les dossiers qu’elle avait piétinaient. Théodore Nott l’évitait. L’enquête n’avançait pas.
Sur son frigo, son emploi du temps, aimanté entre quelques photographies sur lesquelles Lisa dansait, lui donnait envie de vomir. Il ne changeait jamais. Pas depuis la fin de l’automne dernier et si cette monotonie l’avait aidé à tenir un temps, aujourd’hui, elle étouffait. Elle se sentait figée dans une boucle spatio-temporelle, prisonnière d’une cage qu’elle avait elle-même érigé pour se protéger.
Elle ne voulait pas en sortir. Elle avait, en fait, si peur d’en sortir…
Susan Bones suffoquait et se noyait dans des tasses de thé.
Elle ne savait pas comment s’en sortir.
***
L’établissement Sainte-Mangouste se situait dans le centre de Londres, sur une avenue commerçante très passagère que Susan aimait beaucoup. Elle s’arrêta devant l’imposant bâtiment, le magasin de vêtements « Pourge & Pionce » et prit le temps d’examiner la vitrine. Les mannequins y étaient exposés et portaient tous des tenues qui changeaient au fil des semaines. Susan ne s’était jamais rendu à l’hôpital des sorciers par ce chemin. Elle avait plutôt l’habitude d’emprunter le réseau de cheminée et de transplaner.
Les différents rapports médicaux qu’elle venait chercher pour appuyer certains de ces dossiers demandaient des analyses et des expertises de médicomages. Elle était venue aujourd’hui pour Morag MacDougal, qui avait définitivement perdu l’usage de sa voix suite à un maléfice lancé par Mulciber. La défense avait plusieurs fois tenté d’alléger la peine du Mangemort en faisant valoir que tous les traitements n’avaient pas été testés, ce que Susan souhaitait démentir. Chaque fois que l’avocat de Mulciber citait une potion, un sort, Susan devait demander l’expertise d’un médicomage pour le contredire, cette expertise étant elle-même contredite par un autre expert sommé par la défense… Et c’était un cycle qui n’en terminait pas depuis l’automne dernier.
Susan sursauta, lorsqu’une petite main tapota son bras :
— Bonjour… Veuillez m’excuser de vous déranger mais… Je… Je voudrais entrer dans l’hôpital des sorciers. Seulement… On ne m’a pas très bien indiqué à quel mannequin je devais adresser ma demande. Est-ce que vous pourriez…
La femme avait des cheveux blonds étaient clairsemés de gris, attachés dans un chignon lâche qui tombait. Ses lunettes rondes posées sur le bout de son nez, elle portait des vêtements moldus et une sacoche, pleine de papiers.
— Je suis… Comment appelez-vous ça déjà ?
— Une moldue ? lui proposa Susan en lui souriant gentiment.
— Exactement ! Je suis thérapeute. Je dois venir chercher aujourd’hui mon agrément pour recevoir des patients sorciers.
Susan opina, les lèvres pincées.
La loi étaient passées la semaine dernière, adoptée à quelques voix seulement par le Magenmagot. Il avait été décidé, pour des raisons de santé et de sécurité, que les sorciers et sorcières qui le souhaitaient, devaient pouvoir avoir accès à des soins médicaux moldus que les sorciers ne connaissaient pas nécessairement. Après la guerre, il avait été évident que les traumatismes subis par certains, non-soignés, s’avéraient être extrêmement dangereux et que le pays faisait bien face à une génération perdue, en colère et en deuil. Une génération qui avait parfois besoin de parler, mais qui ne trouvait pas d’interlocuteur compétent et apte à prendre en charge ces maux que l’on semblait découvrait.
Comme si nous étions la première génération à connaître des traumatismes…
Ils étaient seulement les premiers à vouloir réparer ce qui n’allait pas.
À Sainte-Mangouste, il n’y avait pas de cellule psychologique. Pas de psychologue. Pas de psychiatre. On savait soigner un malheureux qui avait raté sa tentative de devenir un animagus et bondissait à quatre pattes comme une grenouille, mais on ne savait pas soigner les cauchemars et les mauvais souvenirs.
Les premiers psychologues à obtenir leur agrément avaient été triés sur le volet et devaient déjà au courant du secret magique. Ils avaient été entendus par une commission ministérielle, et soumis à un sortilège de langue-de-plomb pour conserver le secret médical, qui ne pourrait être rompu que pour des raisons judiciaires.
C’était la dernière loi que Théodore Nott avait porté avant de se retirer de l’hémicycle sorcier.
— C’est beau, ce que vous faîte Madame, murmura Susan.
La femme lui sourit, les yeux brillants :
— Je vous demande pardon ?
Les débats sur cette loi avaient été nombreux et très houleux. Pour certains l’argent public devait être dépensé à la reconstruction des édifices qu’on n’avait pu restaurer d’un simple reparo, pour indemniser les victimes du gouvernement précédent, pour ouvrir un centre d’accueil aux orphelins de la guerre… Toutes ces causes étaient justes et bonnes. Susan pensait que la politique était une question de choix et de sacrifices.
— Nous, les sorciers, on peut faire apparaître des étincelles, transformer un corbeau en verre-à-pied, faire pousser des plantes qui vous mordent les doigts et préparer des potions qui vous apportent de la chance, mais nous sommes bien incapables de soigner ce que la guerre nous a fait… Alors… Merci pour votre aide, fit-elle finalement.
Elle pointa du doigt un mannequin accoutré d’une écharpe de plumes bleues.
— C’est celui-ci.
— Je vous remercie, Mademoiselle.
Susan inclina légèrement la tête et avant que la moldue n’emprunte la porte après avoir exposé le motif de sa visite au mannequin, elle l’arrêta :
— Où se trouve… Je…
Elle bégaya, sentant son cœur battre la chamade et se contracter trop douloureusement dans sa poitrine pour qu’elle puisse continuer à s’exprimer. Elle se sentit étouffer, dans ses vêtements, une bouffée de chaleur insupportable faisant grimper la température à l’intérieur de son crâne désormais bouillante.
La femme resta avec elle, se contentant de tenir la main de Susan jusqu’à ce qu’elle soit assez calme pour relever les yeux.
Cela dura une éternité pour Susan.
Seulement quelques secondes, pour ceux qui n’étaient pas dans sa tête.
— En bas de la rue South Kenningston. Demandez Daisy Roberts.
***
Guérir était difficile lorsque l’enfant en elle voulait ardemment un peu d’amour, l’adolescente une revanche brûlante et quand l’adulte, elle, souhaitait seulement et rien de plus que la paix.
***
Les oreilles des chats avaient trente-deux muscles dans les oreilles pour mieux les aider à ignorer ce qu’on leur disait. Théodore Nott, lui, devait en avoir tout autant dans les siennes, Susan en était persuadée.
— C’est comme s’il ne m’écoutait pas, se plaignit-elle à Lisa. Sais-tu s’il lit au moins mes lettres ?
— Je ne crois pas Susan, il en reçoit beaucoup depuis cet article qui l’accuse de meurtre …
Susan grommela, mécontente, et bu une gorgée de son chocolat chaud, probablement le dernier qu’elle s’autoriserait à boire avant le retour du froid. Mars était encore assez froid pour qu’elle puisse se permettre cette gourmandise une ultime fois.
— Ce sont principalement des beuglantes et des menaces de morts, lui indiqua sa meilleure-amie. Il a demandé au Ministère de la Magie de le radier des adresses de réception par hiboux et chouettes postaux…
Susan mordit l’intérieur de ses joues :
— Et il ne pouvait pas me prévenir ?! s’indigna-t-elle. Chaque fois que je viens chez toi, il est sur le point de partir et fait comme si je n’existais pas… On dirait un chat !
— Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes enfin ! s’esclaffa-t-elle.
Lisa bredouilla maladroitement et regarda nerveusement la porte d’entrée du Chaudron Baveur, espérant que l’un de leurs amis se décideraient enfin à arriver pour interrompre cette conversation. Susan ne le manqua pas, ce regard.
— Tu prends toujours sa défense…
Susan en avait marre de se battre. Il était temps qu’ils commencent à réfléchir à la stratégie qu’ils allaient devoir mettre en place pour l’innocenter du meurtre de Colin Crivey dont on l’accusait. Elle avait l’impression de se débattre pour rien et que Théodore Nott lui-même se fichait bien de son propre sort.
Et Lisa le confortait dans cette attitude. Elle le préservait de tout, comme une chatte avec son petit.
— Non, Susan… Je t’assure que non. Crois-moi : je suis bien la première à lui dire que son comportement ne fait que l’enfoncer davantage… Je ne sais pas pourquoi il refuse de te parler ou d’honorer vos rendez-vous. Depuis la vente du Manoir, il est … vraiment étrange.
D’après Susan, Théodore Nott avait toujours été étrange. Mais Lisa Turpin ayant un penchant naturel pour tout ce qui sortait de l’ordinaire, il était bien naturel qu’elle ne se soit jamais rendu compte du fait que Théodore Nott était tout le temps bizarre, et ce, depuis toujours.
— Avec tout l’argent que cela lui a apporté, il pourrait s’acheter n’importe quelle maison et repartir …
— Il n’a pas le droit de quitter le territoire britannique, je te rappelle, fit sévèrement Susan.
— Adrian se contenterait seulement du fait qu’il quitte notre appartement, soupira Lisa. J’ai de plus en plus de mal à préserver la bonne entente entre eux deux et Théodore… Il n’est vraiment pas comme d’habitude, Susan.
— Si on m’envoyait des lettres de menaces et que je venais de vendre le Manoir familial que je n’ai pas, je serais probablement « vraiment pas comme d’habitude » moi aussi, remarqua l’ancienne Poufsouffle. Théodore a juste besoin de mettre son ego de côté un instant et de collaborer avec la justice magique.
Chaque fois que Susan venait faire des soirées films ou jeux, chez Lisa, Théodore Nott, qui habitait la chambre d’ami de l'ancienne Serdaigle, disparaissait mystérieusement.
Comme si la présence de Susan lui était insupportable.
Pourtant, lorsqu’elle revenait le lendemain chez Lisa pour récupérer le cardigan qu’elle oubliait presque toujours la veille, il était soigneusement plié sur le canapé de Lisa. Et Susan savait que ce n’était ni Lisa, ni Adrian qui se donnait la peine de boutonner le vêtement et de faire en sorte qu’il soit bien droit et qu’aucune manche ne dépasse du pliage.
Padma arriva quelque temps plus tard. Terry leur fit faux bond. Justin et Wayne arrivèrent avec une demi-heure de retard, et Hannah ne put prendre la fin de son service que bien plus tard après qu’ils soient tous installés.
***
Les aiguilles cliquetaient et s’affairaient à terminer la manche du nouveau cardigan que Susan souhaitait porter le lendemain. Ils s’entassaient tous dans son armoire. Celui-ci, serait rouge pailleté, un beau orange clair avec des moutons qui sautaient d’un côté de l’autre du vêtement, et des boutons en forme de soleil.
Dans ses mains, elle lissait le jean d’un pantalon sur lequel elle avait décidé d’ajouter des fleurs.
Il en fallait plus.
Il en fallait toujours plus.
Une broderie, pour chaque fois où elle ne faisait rien de nouveau et où sa routine, comme une malédiction, comme un cycle éternel appelé à se répéter, l’entraînait dans une ronde infernale dont elle ne sortait pas.
Susan profita du soleil de sa terrasse et de la douceur du temps toute la journée, sans s’arrêter dans sa tache.
Elle ne remarqua pas le jobarbille attiré par toute la verdure de son balcon, commencer à faire son nid entre les buissons de mauves douces et le prunier dirigeable.
***
Susan se figea.
Entre ses tours de papier, assise par terre, elle était pourtant quelques secondes auparavant, parfaitement concentrée. Ses escarpins avaient été négligemment abandonnés devant la porte et elle replia ses pieds nus derrière ses genoux.
— Maman…
Julie Bones était plantée devant sa fille et la regardait d’un œil mauvais.
— Il fait sombre ici.
Susan se releva tant bien que mal, et une crampe qu’elle avait négligé de soulager en changeant de position la fit chanceler et manquer de tomber de tout son long sur le sol de son bureau. Elle se redressa, bien droite, et se ratatina devant le regardl examinateur de sa mère.
Elle se sentit de nouveau petite fille.
— Tu ne réponds pas à mes lettres.
Sa mère ne s’embarrassait jamais de question. Pour elle, il n’y avait que des affirmations.
— Tu viendras dîner demain. J’ai quelque chose à t’annoncer. Il est temps.
— Bien.
Mais sa mère était déjà repartie et Susan tapa du pied avec agacement.
— « Tu viendras dîner demain. J’ai quelque chose à t’annoncer. Il est temps », répéta-t-elle en imitant le ton maussade de sa mère.
Merlin, ce qu’elle pouvait être horripilante !
Et comme à chaque fois que Susan se trouvait en présence de sa mère, elle n’avait d’autres choix que de rester silencieuse et de faire sa taire sa propre voix.
***
Un homme avait posé sa main sur sa taille pour la rattraper alors qu’elle avait failli se prendre la porte de l’un des ascenseurs du Ministère en pleine tête. Elle s’était écartée et avait couru comme une dératée jusqu’aux toilettes, pour vomir.
Elle avait collé son front brûlant contre les carreaux et avait inspiré calmement.
Et depuis, elle comptait les secondes pour essayer de ne pas complètement perdre pied avec la réalité.
Elle essuya sa bouche en tremblant.
Elle n’avait plus jamais porté de rouge à lèvre depuis qu’elle était sortie du Relais d’Elizabeth en octobre dernier.
Elle tourna de l’œil, le sang battant trop fort dans ses tempes, et reprit conscience quelques minutes plus tard, de la même façon dont elle s’était laissée happer par le néant.
Toute seule.
***
— Oh Susan, pour l’amour de Morgane, tu ne vas pas reprendre un petit pain.
Susan le reposa, les joues chaudes et se demanda bien avec quoi elle était censée manger son fromage maintenant. Elle reposa ses couverts dans son assiette et regarda sa mère, à l’autre bout de la table ridiculement trop longue de la salle à manger des Bones.
La maison de ville des Bones était située à Londres, non loin du Ministère de la Magie, parce qu’ils avaient toujours dédié leurs vies à la Justice magique. Jusqu’à en mourir. Comme sa tante. Comme son oncle. Comme ses grands-parents. Leurs portraits étaient accrochés sur le mur du salon que la mère de Susan avait pris soin de fermer à clef.
L’ancienne Poufsouffle lui en était presque reconnaissante… Elle n’aurait su dire si elle aurait été capable de s’adresser à sa tante.
Les portraits des Bones n’avaient pas de conscience, comme pouvaient l’avoir certains d’autres familles plus riches, qui avaient les moyens de se payer de tels services. On ne pouvait entretenir avec eux une véritable conversation. Susan s’y était longtemps essayée lorsqu’elle était petite.
La première fois que son père l’avait frappée à l’en faire saigner, elle avait demandé au portrait de son oncle Edgar de lui venir en aide. Elle l’avait supplié, en pleurant, parce que sa tante Amelia lui avait dit que son frère Edgar avait toujours su tendre la main aux personnes qui en avaient besoin.
Le portrait de son oncle lui avait répondu cette phrase, imprimée dans son crâne.
La clémence vaut mieux que la justice
Une vraie phrase de Bones.
— Susan, j’aimerais que tu m’écoutes ! s’exclama la voix de sa mère.
Elle se redressa sur sa chaise et compta les autres, toutes vides. Elle commença à jouer avec les couverts, pour faire quelque chose de ses doigts.
— L’oncle de grand-père, Archibald, est décédé il y a un mois.
Sa fourchette crissa contre la porcelaine de l’assiette.
— Archibald est mort ?
Elle n’en savait rien.
— J’ai bien tenté de t’en avertir. Maintenant au moins, ai-je la confirmation que tu ne daignes même pas ouvrir ton courrier.
Susan ne se donna pas la peine de mentir. Les Bones avaient un don pour déterminer si la personne en face d’eux était honnête et sincère. Sa mère excellait particulièrement dans ce domaine.
— Comme tu l’as sûrement compris, le siège des Bones au Magenmagot est depuis inoccupé. J’ai d’ores et déjà décliné ma volonté de ne pas le reprendre pour qu’il te revienne.
A sa mine satisfaite, sa mère s’attendait probablement à ce que Susan pleure d’émotion et la remercie.
— Je ne pense pas…
— La justice et le sens du devoir coulent dans nos veines depuis maintenant plus de six générations, Susan. Tu dois faire honneur à ton nom.
Susan lâcha la fourchette à laquelle elle s’était pourtant ancrée. Elle tomba à grand fracas dans l’assiette.
Sa mère n’était une Bones que lorsque ça l’arrangerait.
— Et toi ? Tu es une Bones, après tout. La justice et le sens du devoir t’auraient-ils épargné ?
La mère de Susan essuya par petits tapotements la nourriture invisible qui était sur ses lèvres, et reposa la serviette sur la table avec un grand calme.
— Il me semble avoir déjà bien assez sacrifié, pour la famille.
Susan eut envie de hurler.
Comme si moi, je n’avais rien sacrifié en moitié moins de temps sur cette terre qu’elle n’en a passé elle.
Sa mère, indolente. Parfaitement insensible à toutes les formes de douleurs. D’une résilience telle qu’elle en était dangereuse. Elle avait laissé sa propre fille être maltraitée sous ses yeux durant des années, pour ensuite elle-même, la malmener à son tour à coup de grands mots blessants.
Elle n’avait rien sacrifié.
Tante Amelia était morte pour la justice.
Oncle Edgar, qu’elle n’avait jamais connu, était mort pour la justice.
Ses grands-parents étaient morts pour la justice.
Mais Julie Bones, elle, semblait indifférente à cette dernière tout en demandant à sa fille de l’embrasser comme une vieille amie, comme si à elle, elle ne lui avait rien pris.
Alors que Susan y dédiait déjà toute sa vie avec passion.
Elle ne pouvait pas sacrifier plus.
Elle ne pouvait pas abandonner les dossiers pour lesquels elle se battait depuis si longtemps.
Elle ne pouvait pas laisser sa position actuelle et y renoncer pour siéger dans un hémicycle et prendre des décisions dont dépendaient des vies entières…
Elle n’avait pas les épaules pour ça.
— Tu es juriste après tout ! fit remarquer sa mère. C’est bien que le droit magique éveille un intérêt en toi ! C’est dans ton sang !
Susan secoua la tête.
Dans son sang, il n’y avait que du plasma, des globules rouges et des globules blancs. Et d’après ses dernières analyses, une sérieuse carence en fer.
Elle ne voulait pas devenir légiste.
Elle était juriste.
Devenir l’une serait renoncer à l’autre.
— Susan…, insista sa mère.
Elle avait envie de pleurer. Elle retint toutes ses larmes.
Peut-être que c’était effectivement son devoir… Tante Amelia serait si fière, si elle savait que sa nièce adorée allait siéger au Magenmagot malgré son si jeune âge… Et Susan avait toujours émis le souhait de laisser une trace dans ce monde, de le rendre meilleur, à son échelle. Peut-être… Peut-être que c’était une bonne chose finalement, que le destin se rappelait simplement à elle.
Elle n’avait pas vraiment le choix de toute façon.
— Bien, se résigna-t-elle.
Satisfaite, sa mère fit appeler l’elfe de maison pour avoir un dessert dont Susan fut privée.
— Tu étais plus jolie avec tes cheveux longs… Tu n’aurais pas dû les couper.
Elle se retint de lui jeter son assiette en pleine figure.
***
Lorsqu’elle passa la porte de Daisy Roberts, le lendemain, une fois assise sur le fauteuil noyé sous une multitude de coussins, la première chose que Susan fit, fût de pleurer.
Elle avait trouvé un endroit pour le faire.
Lorsqu’elle s’arrêta, presque quarante cinq minutes plus tard, la psychologue lui tendit enfin un mouchoir.
— De quoi souhaitez-vous parler ? demanda-t-elle avec une grande douceur.
Son père. La mort. La Bataille de Poudlard. Lisa. Sa mère. Le Magenmagot. L’alcoolisme de Wayne. Le mutisme de Padma. La fuite de Justin. Le silence. Ses règles qu’elle n’avait pas eu depuis octobre. Théodore Nott. Le Relais d’Elizabeth. La colère. La justice. Son emploi du temps assassin.
Susan se moucha bruyamment et fixa son regard sur le cadre photo, posé sur le bureau en face d’elle. Elle ne pouvait pas en voir le contenu mais se concentrer sur ce point l’aida un moment à ce calmer, avant de répondre, complètement perdue :
— Je n’en sais rien.
Dehors les dernières giboulées de mars s’abattirent sur la ville pour engloutir Londres de sa grêle. Susan se déchargea de toutes ses peines avec une violence tout à fait égale à celle de la nature.