CHAPITRE 1
Après avoir enduit le pouce de Harry d’une espèce de crème violette, Madame Pomfresh l’entoura d’un gros pansement qu’elle fixa avec une épingle à nourrice.
« Et maintenant, tâchez de ne plus fourrer vos doigts dans la bouche des mandragores ! dit-elle avec une sévérité qui ne lui était pas habituelle. Je suis assez surmenée comme ça !
– Professeur Chourave nous avait mis en garde contre leurs cris, pas contre leurs morsures ! protesta Harry en grimaçant.
– C’est l’enfance de la sorcellerie, mon garçon, soupira Madame Pomfresh en remettant de l’ordre dans la pharmacie. Tout le monde sait – voulez-vous bien vous pousser, vous êtes au milieu du passage – que les plantes magiques sont dangereuses. De mon temps, on apprenait à cultiver des corossols venimeux, qui entraient dans la fabrication de potions à la mode. Croyez-moi, on n’avait pas intérêt à laisser traîner nos doigts ! Certains y ont perdu des phalanges ! »
Les yeux fatigués de Madame Pomfresh tombèrent soudain sur le panneau de liège qui lui servait de pense-bête.
« Par l’ordre de Merlin, j’ai complètement oublié…, s’exclama-t-elle en plaquant la paume de sa main sur son front. Déjà qu’il est d’une humeur exécrable. »
Madame Pomfresh décrocha un papier punaisé au panneau et, après une seconde d’hésitation, se tourna vers Harry :
« Je crois que vous voilà suffisamment rétabli pour me rendre un petit service, lui dit-elle en lui tendant le papier avec un sourire suspect. Voulez-vous bien aller chercher cet ouvrage dans la bibliothèque personnelle du professeur Rogue ? »
A quoi rimait tout ceci ? songea Harry en descendant l’escalier aux marches inégales qui menait aux cachots de Poudlard. L’écriture sèche et nerveuse sur le papier remis par Madame Pomfresh, c’était celle de Rogue ; à force de la voir sur ses copies, Harry l’aurait reconnue entre mille. Devait-il en déduire que son professeur se trouvait à l’infirmerie ? Voilà pourquoi personne ne l’avait aperçu depuis deux mois : il était malade ! Mais qu’avait-il bien pu lui arriver ? Aucune information n’avait fuité sur son état. Le professeur McGonagall s’était contentée d’annoncer aux élèves que leur professeur serait absent quelques semaines et qu’elle assurerait elle-même les cours de potions. Face à sa mine contrariée, personne n’avait osé lui demander pourquoi.
Harry était enfin arrivé au bureau de Rogue. Il se souvenait d’y être allé trois mois plus tôt pour une retenue, dont il ne gardait pas spécialement un bon souvenir. C’était une vaste pièce sans fenêtre qu’éclairait un grand bocal de champignons luminescents. Les murs, tendus de soie noire, disparaissaient derrière des rayonnages qui ployaient sous un amoncellement baroque d’éprouvettes, de fioles et de flasques pleines de substances peu ragoûtantes. Ce bureau était décidément à l’image de Rogue, pensa Harry : étrange et sinistre. Les lieux étaient plus poussiéreux qu’à l’accoutumée, ce qui confirmait la thèse de Harry selon laquelle leur occupant n’y avait plus mis les pieds depuis un bon moment.
Harry mit du temps à découvrir l’emplacement de la bibliothèque, car celle-ci se trouvait dans une niche, elle-même dissimulée derrière un épais rideau de velours noir étoilé d’or. Rogue possédait une centaine de volumes, rangés dans un désordre absolu. Sur une tranche, Harry reconnut le titre de l’ouvrage qu’il cherchait : Charmes et potions de recouvrance. Un livre de médicomage qui sentait le moisi et qui avait dû être copieusement compulsé à en croire son état.
Alors que Harry, livre sous le bras, s’apprêtait à remonter à l’infirmerie, il remarqua, sur le sol, une photographie constellée de roussissures qui gisait à l’envers. Sans doute s’était-elle échappée du livre, où elle devait marquer une page, lorsqu’il l’avait tiré hors de la bibliothèque. Il ramassa le cliché : c’était une photographie de groupe de la maison Gryffondor, prise il y a plusieurs décennies à en croire les coupes de cheveux démodées des élèves. Harry ouvrit le livre et la glissa à l’intérieur, en la coinçant fermement entre deux pages.
Mais alors que Harry s’apprêtait à refermer l’épais volume, son regard se voila. Était-ce possible ? Au dernier rang du groupe sagement réparti sur quatre gradins, il venait de reconnaître le visage radieux de sa mère. Elle n’était alors qu’une adolescente aux joues rondes portant la tenue traditionnelle des élèves de Poudlard. En examinant plus attentivement la photographie, Harry remarqua qu’un jeune homme, au premier rang, semblait échanger un regard complice avec sa mère. Même si le jeune homme avait le visage tourné, Harry ne douta pas un instant qu’il s’agissait de son père. Mais pourquoi Rogue conservait-il cette vieille photographie sur laquelle il ne figurait même pas, qui plus est d’une maison qu’il haïssait ? Avait-il la nostalgie du temps où il était lui-même élève à Poudlard ? Il eût fallu pour cela supposer que Rogue fût capable de sentiments. Harry retourna la photographie : dans un coin, il remarqua quelques mots écrits au crayon de papier, devenus presqu’illisibles avec le temps : Pour toi, L. Mais qui était ce « L » ? Et quel était ce « toi » auquel il s’adressait ? Assez perdu de temps : Harry claqua le livre.
En chemin, il croisa Hermione et Ron, qui revenaient du cours de botanique.
« Ça va mieux, ton doigt ? lui demanda Ron, en scrutant son pouce.
– Tu vas où ? ajouta Hermione.
– A l’infirmerie, répondit Harry sans s’arrêter, livre sous le bras. Mme Pomfresh m’a chargé d’une commission. Ne m’attendez pas. Je vous retrouve au réfectoire.
Lorsqu’il parvint à l’infirmerie, Harry n’y trouva pas Madame Pomfresh. Durant sa brève absence, l’infirmière s’était volatilisée, abandonnant son tablier immaculé au crochet. Le jeune homme balança un instant à abandonner le livre dans un coin et à s’en aller rejoindre ses amis, mais il songea qu’il était plus prudent de remettre l’ouvrage, qui paraissait très ancien, en mains propres. Que dirait son professeur si ce livre disparaissait ? Aussi entreprit-il d’attendre debout près de la porte le retour de Madame Pomfresh. C’est alors qu’il surprit, dans le lointain, des voix familières. Elles semblaient provenir du fond de la salle, qui était masqué par un grand panneau en tissu blanc. Tenant toujours le livre à la main, Harry s’avança à pas furtifs. Derrière le panneau, il découvrit avec stupeur une petite porte dont il ignorait l’existence. Cette porte était très légèrement entrouverte.
« Comment allez-vous, mon cher Severus ? »
C’était la voix bienveillante de Dumbledore. Dévoré par la curiosité, Harry s’approcha encore, collant presque son oreille à la porte.
« Je suis sorti d’affaire à ce qu’il semble, entendit-il Rogue répondre d’une voix inhabituellement faible et traînante.
– Vous m’en voyez heureux, reprit Dumbledore. Nous avons eu peur pour vous, Severus. Surtout le Professeur McGonagall. Elle est restée à votre chevet les premiers jours. Je crois qu’elle tient à vous plus qu’elle veut bien le laisser paraître. Me concernant, j’ai toujours été confiant sur vos chances de rétablissement. Je sais que vous avez le cuir solide ; vous me l’avez prouvé plus d’une fois. Il n’empêche, mon cher Severus, que vous avez pris des risques inconsidérés en affrontant seul le sbire de Voldemort. Pourquoi ne pas avoir… ?
– Il s’apprêtait à égorger Potter ! l’interrompit Rogue d’un ton cassant. Je n’avais pas le choix !
– Certes, admit Dumbledore. Je ne doute pas de votre dévouement. Mais vous aussi auriez pu mourir. »
Un long silence tomba entre les deux hommes. Ces improbables révélations avaient cloué Harry sur place. Il n’osait comprendre la portée de ce qu’il venait d’entendre. Il avait failli mourir ? Rogue l’avait sauvé au péril de sa vie ? Et il n’aurait conservé aucun souvenir de tout cela ? Mais dans quelle dimension parallèle était-il tombé ? Il se pinça le bras.
« Je compte sur vous pour que personne n’en sache rien, dit Rogue à voix basse.
– N’ayez crainte, Severus. J’ai pratiqué sur notre jeune ami un sortilège d’amnésie immédiatement après les faits. Et il a été, tout comme ses camarades, laissé dans l’ignorance de votre sort. Nous pourrons prétexter un voyage lorsque vous reviendrez devant eux. Quand pensez-vous être en état de reprendre vos cours ? Je ne suis pas certain que vos élèves seront ravis de votre retour, mais je pense qu’en votre absence ils ont eu le loisir de prendre conscience de ce que vous leur apportiez.
– Je connais quelques potions qui sauront me remettre d’aplomb, répondit Severus d’une voix où Harry crut déceler un léger chevrotement. C’est l’affaire de trois ou quatre semaines, sans doute.
– Parfait, repartit Dumbledore. Je ne vais pas vous importuner plus longtemps. Reposez-vous bien, mon ami. »
Soudain, des pas se rapprochèrent. Harry esquissa une reculade, mais c’était trop tard. Le panneau de la porte s’était brusquement écarté et Dumbledore avait surgi. Son regard perçant plongea derechef au fond des yeux du jeune homme.
« Que faites-vous là, mon garçon ? »
Harry devint écarlate. Comment avouer qu’il était en train de l’espionner ? Il lui fallut quelques secondes pour parvenir à bafouiller :
« Je… je viens apporter un… livre au professeur Rogue. »
Le regard du directeur tomba sur le volume qui tremblait dans les mains de Harry. Dumbledore était-il dupe ? Ou bien lui laissa-t-il le bénéfice du doute ?
« Très bien, très bien », opina Dumbledore, qui s’effaça pour le laisser entrer.
Harry entendit, derrière lui, les pas du vieux directeur qui s’éloignaient rapidement. Il s’avança dans la pièce avec appréhension. D’abord, il ne vit rien car il faisait très sombre ; la lumière du jour n’y pénétrait que par une mince fenêtre garnie de grisailles. Mais, peu à peu, les yeux du jeune homme s’accoutumèrent à l’obscurité. Soudain, il eut un sursaut. Rogue était là, assis sur le seul lit de la pièce, complètement éteint, d’une pâleur, d’une maigreur à faire peur. En somme : le fantôme de l’homme qu’il avait connu. Cette vision submergea Harry d’une émotion qu’il n’aurait jamais cru devoir éprouver : il s’arrêta net, en laissa tomber le livre qu’il tenait à la main. Rogue, qui le fixait d’un regard morne, eut un haussement de sourcils.
« On peut savoir ce que vous fabriquez là, Potter ? demanda-t-il sur un ton acerbe.
– Excusez-moi, bredouilla Harry, en se baissant pour ramasser le livre, qui s’était ouvert en grand sur le sol. Je venais vous… Madame Pomfresh m’a demandé de… Enfin, le livre. »
Il se releva comme s’il avait été mû par un ressort. Le livre manqua une nouvelle fois de lui échapper des mains.
« Posez immédiatement ce livre ici, répondit Rogue en désignant d’un coup de menton la table à son chevet. Vous l’avez assez massacré comme ça. On ne peut pas dire que cette brave Poppy ait eu une idée lumineuse en vous chargeant de cette tâche. »
Rogue était si fatigué que la fin de sa phrase s’éteignit dans un murmure. S’avançant lentement, Harry déposa le livre sur la table avec une application exagérée puis, prenant son courage à deux mains, il se tourna vers son acariâtre professeur.
« Si… si je peux vous être utile à quelque chose… », dit-il, écartant les bras en signe d’impuissance.
Que pouvait-il faire de plus pour s’acquitter de la dette immense qu’il avait, malgré lui, contractée auprès de Rogue ?
« … n’hésitez pas à m’appeler », acheva Harry, avec une conscience aiguë de sa maladresse.
Car il savait bien qu’il était la dernière personne au monde à laquelle son professeur demanderait quelque chose. En cet instant même, il ne semblait avoir qu’indifférence pour lui. Qu’est-ce qui pouvait bien animer Rogue ? Comment un être aussi désertique pouvait-il être, en même temps, un héros ? Sans dire un mot, Rogue tendit sa main décharnée pour s’emparer du livre. Il se mit à lire le sommaire sans prêter attention à Harry. Mais comme le jeune homme persistait à rester planté à côté de lui, attendant d’hypothétiques instructions, Rogue finit par lui dire d’un ton acrimonieux, mais sans le regarder :
« Je vous ai assez vu, Potter. Débarrassez-moi de votre présence. »
Harry déguerpit sans demander son reste.