Point de vue de Theodore Nott
Hall du collège Christ Church
1er mai 1998
23h58
Comment en suis-je arrivé là ?
Je placarde la dernière affiche sur la porte du hall du collège Christ Church – où je suis étudiant en troisième année – avec l’air d’un condamné à mort. Comment ai-je pu me laisser entraîner là-dedans sans broncher ? Lorsque mon père – l’un des plus éminents membres de la congrégation d’Oxford – en entendra parler et saura que je suis mêlé à toute cette histoire, nous serons foutus. Morts et enterrés. Notre avenir, aussi brillant qu’il ait pu être un jour, sera définitivement détruit. Je n’aurais plus qu’à espérer qu’il ne m’envoie pas à des milliers de kilomètres d’ici. A l’heure actuelle, je prie pour devenir un magicien, un sorcier, un mage. Tout ce que vous voulez, du moment que je puisse arrêter le temps d’un simple coup de baguette magique.
― Putain, putain, putain…
A ma droite, Ronald Weasley marmonne des insultes en continu depuis quinze minutes, la tête entre les mains. Lui aussi commence à prendre conscience de l’ampleur de ce que nous venons de faire. Du fait que nous ne pouvons pas revenir en arrière. Même si nous le voulions – et ce n’est même pas le cas – nous sommes allés beaucoup trop loin. Luna Lovegood, appuyée contre l’une des poutres de l’arche qui surplombe le hall où nous nous trouvons, fume sa cinquième cigarette, les yeux dans le vague. Susan Bones, les mains tremblantes, m’observe du coin de l’œil, mais je ne cille pas. Les mots, sur cette affiche, me narguent littéralement.
Theodore Nott, prince ou imposteur ?
L’héritier aurait-il été adopté ?
Nous sommes les créateurs de cette rumeur, le point de départ. Nous quatre. Theodore Nott, Ronald Weasley, Susan Bones et Luna Lovegood. Nous en sommes les détenteurs, ainsi que de toutes celles inscrites sur des affiches et placardées dans l’université ce soir, alors que le campus est plongé dans le noir. Elles nous concernent – nous, des amis, des membres de la famille, des connaissances – et demain matin, elles circuleront dans les couloirs de chaque département, de chaque collège d’Oxford. Elles seront sur toutes les lèvres. Certaines des rumeurs que nous colportons sont vraies, mais la plupart sont fausses, amplifiées, exagérées. Vulgaires ragots de couloir visibles à la vue de tous.
Susan Bones, brillante étudiante en droit, se serait-elle dopée pour booster ses notes ?
La meilleure de sa promotion est-elle une falsificatrice accro aux médocs ?
Ronald Weasley, est-il devenu strip-teaseur pour aider ses parents à faire face aux problèmes financiers ?
Le gentil garçon cacherait-il un côté sombre ?
Pansy Parkinson, reine du campus, est-elle aussi la marquise de l’infidélité ?
Ses fiançailles vont-elles être reportées ?
Drago Malefoy, fils à papa ou vulgaire dealer de drogue ?
Pourquoi son affaire est-elle un secret de polichinelle parmi les étudiants ?
Harry Potter, faux Don Juan ?
L’élu de ces demoiselles aurait-il une préférence pour les hommes ?
Susan, les yeux rivés sur notre dernière affiche – celle qui vante mes mérites – glisse sa main dans la mienne. Je ne bouge pas d’un pouce, mais mes doigts se resserrent nerveusement autour des siens. Elle tente de me sourire, mais ne réussit à produire qu’une grimace. Une larme roule sur sa joue et elle l’essuie rageusement de l’index.
― Tu regrettes ? me demande-t-elle à voix basse.
― Non. Il faut au moins ça pour que ces connards comprennent et pour faire évoluer les mentalités.
― On va se faire renvoyer.
― Je sais, Susan. Je sais…
― Mais cela en valait la peine, pas vrai ? Pas vrai ?
Je ne réponds pas. Je me contente de garder la main de Susan dans la mienne et de réclamer une cigarette à Luna. Elle me doit bien ça. J’inspire une pleine bouffée de nicotine, les yeux fermés. Avec un peu de chance, je réussirais à convaincre mon père et la congrégation du bien fondé de notre action. De cette notion de justice que nous voulions amener au reste du monde, ou du moins à l’université d’Oxford. Pour que tous comprennent à quel point les mots, les rumeurs, peuvent atteindre l’intégrité d’une personne et détruire une existence en quelques phrases assassines.
Il a suffi de douze heures.
Pour que nous décidions de privilégier la justice et nos valeurs.
Au détriment de notre bel avenir.
A cause d’une seule rumeur.
Et de Luna Lovegood.
Si vis pacem, para bellum,
Si tu veux la paix, prépare la guerre.
***
Point de vue de Susan Bones
Salle d’informatique du collège St Hugh’s
1er mai 1998
22h30
Comment ai-je pu prendre une telle décision ?
Je fais signe aux trois autres d’entrer rapidement à ma suite. Nous ne devrions pas être là. Je ne devrais pas avoir pris les clés de la salle d’informatique dans la commode de ma colocataire et amie, Hannah Abbot. Elle est responsable de cette pièce et de ses équipements auprès du département et, quand elle saura ce que j’ai fait, elle me tuera. Littéralement. Je me mords les lèvres, m’excuse intérieurement envers ma meilleure amie, adresse un regard à Luna, et me dirige droit vers l’ordinateur le plus proche, Ronald et Theodore sur mes talons. Je m’installe sur la chaise de bureau et appuie sur le bouton de démarrage. L’ordinateur, dans un drôle de râle, se met en route.
― Allumez l’imprimante, ordonné-je à mes camarades. Le veilleur de nuit ne fait pas de rondes dans cette partie du collège avant 23h, mais nous ne pouvons pas nous permettre de perdre une seule minute.
― Tu comptes vraiment faire ça ? s’enquiert une dernière fois Ronald, peu rassuré, en allumant l’imprimante.
― Si tu veux faire demi-tour, Weasley… assène Theodore, en posant une main sur mon épaule dans un geste de soutien.
― Ce n’est pas ce que j’ai dit ! conteste Ron, son visage prenant une teinte rougeâtre. Nous avons fait un pacte…
― Et nous l’honorerons, terminé-je d’un ton déterminé, jetant un œil à Luna qui surveille l’entrée de la salle d’informatique.
Nous savons tous les trois pourquoi nous sommes là et pourquoi nous avons pris cette décision, même si nous courons obstinément à notre perte. Luna, qui se tient sur le seuil de cette pièce, en est l’illustration même. Si je décidais de renoncer, je serais incapable de croire en une quelconque justice, de poursuivre mes études de droit en sachant parfaitement ce qui se passe ici, à Oxford, et dans toutes les universités, les lycées, les collèges du monde entier. Et je refuse de baisser la tête, de courber l’échine face à cette réalité, à cette violence quotidienne, devenue banale, jamais comprise ni prise au sérieux par nos doyens. Et s’il faut, pour éveiller les consciences, frapper un grand coup à la manière des bourreaux, je le ferai. Nous le ferons. Il est trop tard pour Morag, et des tas d’autres étudiants qui ont préféré abréger leurs souffrances, mais il n’est pas trop tard pour elle. Luna.
La création d’une dizaine d’affiches différentes me prend une vingtaine de minutes. Nous les imprimons en quarante exemplaires, en cinq minutes de plus. Sur chacune d’elles s’étalent des rumeurs sordides. Des rumeurs qui peuvent briser une vie. Sauf que les nôtres n’ont pas pour vocation de détruire des existences, seulement d’éveiller les consciences. Dès demain, nous nous dénoncerons. Dès demain, la congrégation et l’intégralité des étudiants d’Oxford saura qui nous sommes et pourquoi nous avons fait cela. Sur chacune des affiches que je serre dans mes bras, sous chaque rumeur, s’étalent un avertissement en grosses lettres.
Et si c’était nous ?
Et si c’était vous ?
Les rumeurs tuent des étudiants !
Tandis que nous sortons de la salle d’informatique, que je la referme à clé, et que nous rejoignons rapidement le couloir d’un pas aussi silencieux que possible, Luna s’empare de ma main et me sourit. Sur ses paupières, le bleu pailleté de son maquillage luit à la faible luminosité de ma lampe torche. Devant nous, Ronald nous fait signe de nous arrêter et d’éteindre toute source de lumière. Mon coeur bat à un rythme effréné dans ma poitrine alors que je me retrouve plaquée contre le mur de pierres froides et que j’entends le veilleur de nuit siffloter dans l’un des couloirs adjacents. Dans l’ombre, nous attendons qu’il s’éloigne.
Pour que cela cesse.
Pour dénoncer les mensonges, le harcèlement, la violence, la dépression, le suicide.
Pour que tous voient enfin les traces sanglantes sur les poignets de Luna.
Pour qu’ils n’oublient pas que les mots ont un prix.
Si vis pacem, para bellum.
Si tu veux la paix, prépare la guerre.