Luna se sentait prête. Ils en avaient longuement discuté et la décision avait mûri pendant plusieurs années. Encore auparavant, elle avait eu pour elle-même un temps infini de découverte et de compréhension. Aujourd’hui, elle savait réellement qui elle était et qui elle voulait être.
Asexuelle, amoureuse et mère.
C’était possible. Tout est possible pour peu que l’on écoute ses petites voix intérieures.
Luna considérait qu’elle aimait le plaisir, indéniablement. Le sens commun y voyait cependant une particularité : Luna trouvait incongru, désagréable voire insensé que le plaisir ne soit pas une aventure solitaire. Luna tenait dur comme fer à sa liberté chérie, et elle ne trouvait rien de plus libre que de s’adonner au plaisir, pourvue qu’elle soit seule, là où rien ne pouvait l’atteindre.
La sexualité qu’elle partageait avec Rolf était d’une nature qu’elle n’avait jamais vue représentée, entendue, entr’aperçue, où que ce soit. Elle était le fruit de leur amour, de leurs rapports respectifs à la sexualité, de leur plein gré, de leurs esprits imaginatifs, de leur consentement et de leur pleine liberté. Elle associait les désirs a priori divergents de l’une et l’autre.
Pour le principe de l’exploration, qui restait une probable déformation professionnelle, Luna avait demandé une fois à Rolf juste de tenter de la caresser, à un moment où elle se sentait excitée. Rolf n’avait pas été tellement plus loin que de l’effleurer : son corps s’était rétracté spontanément. Luna avait trouvé cette facette intéressante ; elle avait longtemps trouvé difficile de se définir, dans la mesure où elle ne pensait pas qu’une personne asexuelle pouvait malgré tout aimer la plaisir sexuel. En toute franchise, Luna, lorsqu’elle n'y connaissait rien, se disait très exactement « ce n’est pas normal car je n’ai pas l’impression d’être frigide ».
L’expérience était donc parfaitement réplicable : son cerveau scientifique en avait été d’autant plus enchanté. Pas fâchés pour autant, les amoureux avaient ensuite dansé nus et libres dans leur chambre et s’étaient allongés enlacés, le corps et l’esprit tourbillonnant mais les yeux palpitants de sommeil. Luna n’avait aucune répulsion particulière vis-à-vis de la nudité non plus ; c’était vraiment le contexte purement sexuel d’une relation à autrui qu’elle jugeait inintéressant.
Cependant, Luna trouvait dégradant que l’on s’immisce dans son intimité pour médicaliser quelque chose qui ne représentait ni trouble, ni un syndrome, ni un danger, ni un risque. Elle refusait donc catégoriquement qu’une médecine quelconque vienne occuper l’espace vide entre elle et Rolf. Leur parentalité commencerait là où ils l’auraient décidée, là où ils l’auraient accomplie de leur entier bon vouloir.
Luna savait qu’elle était prête parce qu’elle n’avait pas l’impression de se forcer en quoi que ce soit. Elle savait d’avance qu’il n’y aurait pas de plaisir partagé, mais que le moment pouvait rester extrêmement agréable, et qu’elle acceptait en son âme et conscience qu’il en soit ainsi. Elle refusait de parler de compromis ou de marchandage pour décrire les belles preuves d’amour qu’elle considérait comme échangées dans son couple : elle était heureuse pour Rolf autant que pour elle-même de lui accorder, le temps qu’il le faudrait, le droit de la toucher, de la caresser et de la pénétrer.
Il leur fallut un certain temps pour s’apprendre sous ce nouveau jour. L’équilibre était fragile, ténu, et même à leur âge, après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, ils avaient peur de mal deviner l’autre. Luna voyait la foule de questions au fond des yeux de Rolf, qui consistaient principalement en savoir à quel instant exact ce qu’ils faisaient atteignaient ses limites.
De son côté, elle se sentait parfois un peu gauche ou stupide parce qu’elle ne connaissait, de fait, aucune pratique physiquement partagée, alors qu’elle savait que Rolf avait eu deux copines avant elle, et que leur sexualité avait été du genre normatif. Mais Rolf n’avait cure d’un passé qui devenait lointain : il aimait Luna profondément, voulait devenir père, et avait depuis longtemps déposé beaucoup de choses normatives au seuil de sa vie qui avançait toujours.
Cette nuit-là, Luna se sentait en douce plénitude, et elle pensa, de façon diffuse, indicible, que cette fois-là, ce serait la bonne. La bise en provenance de la mer caressait l’île qu’ils habitaient, soulevant légèrement les feuilles, les mèches de cheveux et les voilages aux fenêtres. Le clapotis de la mer s’échouait paresseusement sur les rochers ronds qui bordaient l’île. Une mouette fila soudain, traversa le ciel, lança son cri et le calme lui répondit.
Les boules de lumière flottaient dans l’air – c’était une très belle invention de la magie. Elles étaient mues par un mouvement brownien, se touchaient parfois, puis repartaient de leur côté, dans une valse aléatoire et silencieuse. Rolf les contemplait, assis sur le rebord de la fenêtre de la chambre, fasciné. Il devina la présence de Luna à ses côtés, même si elle venait du côté de la pièce qui était le plus à l’ombre. Elle posa l’une de ses mains – fermées - sur le ventre de Rolf et l’autre sur son dos.
« Tu veux venir ? »
Rolf lui prit délicatement la main, celle qui se trouvait contre son ventre, la déplia lentement et la posa à plat entre ses paumes jointes, qu’il ramena ensuite contre son cœur.
« Si tu veux, chuchota-t-il ».
Luna était maintenant presque contre lui et ils n’eurent qu’à approcher un peu leur tête l’un de l’autre pour s’embrasser tendrement. Rolf sentit les lèvres de Luna bouger ; elle souriait, d’un sourire entier, joyeux.
« Viens, répéta-t-elle. »
Elle l’entraîna au centre de la chambre. C’était une pièce qu’ils avaient décorée selon les goûts fantaisistes de Luna, dont Rolf était éperdument amoureux aussi, parce que c’était Luna, si l’on pouvait dire ainsi. Le plafond représentait leurs amis respectifs, il s’était prêté au jeu d’afficher les siens. Ceux de Luna étaient Ginny, Harry, Ron, Hermione, et Neville. Des noms que Rolf, au-delà du respect et de l’admiration, avait eu la chance de mieux connaître grâce à sa compagne. Il y avait aussi des guirlandes de tissus et de boutons et d’étoiles qui se balançaient partout, des éclats de peinture, des mots jetés aux murs, des photographies mouvantes comme le sable sous l’écume.
Enlever les vêtements, c’était comme un jeu, une danse, et bientôt Luna tournait sur elle-même, nue, les cheveux qui volaient derrière elle, les mains effleurant à peine les boules de lumière qui se suspendaient toujours. Rolf la voyait seulement de derrière un rideau en tulle où s’accrochaient des papillons de chiffons et des oiseaux de papiers. Elle était présente et éthérée, réelle et distante, exactement comme il l’avait toujours aimée.
Ils s’approchèrent et s’embrassèrent à nouveau, joignant les doigts, les paumes, les lèvres, les coudes, la tulle entre eux comme une limbe de rêve. S’ils se tournaient, le rideau dansait avec eux et ils finirent par s’assoir, de dos, la tête reposée en arrière sur l’épaule de l’autre. Rolf était un peu plus grand que Luna et il put voir qu’elle avait fermé ses yeux. Il sentait, à la légère pression balancée de son dos contre le sien, qu’elle se caressait, et fit de même, y compris en fermant les yeux – parce que maintenant ils étaient entrés avant tout dans le monde de Luna.
La main de Luna vint chercher sa nuque et ils se tournèrent encore et encore et s’embrassèrent longuement. Elle s’allongea sur le tapis coloré ses cheveux en corolle autour d’elle, décrocha le rideau qui tomba sur elle comme une robe de nuages.
« Viens, si tu veux. »
Le tulle sous son nez se soulevait légèrement, en décalage avec sa poitrine – mais Rolf regardait avant tout son visage, son visage serein et résolu, encore traversé de ce sourire joyeux qu’il aimait tant. Elle passa sa main sous le rideau, la tendit vers la joue de Rolf qu’elle caressa doucement du bout des doigts, comme elle avait effleuré les lumières tout à l’heure. Ensuite, elle la repassa sous le rideau et joignit encore une fois ses paumes à celles de Rolf, les amenant à ses épaules, et lorsqu’il faut presqu’allongé sur elle, il murmura :
« Toujours ?
— Pour la plus belle famille, répondit Luna. Celle que je veux avoir avec toi et personne d’autre. »
Ils s’unirent et leurs épaules finirent par presque se toucher aussi. Dans la pénombre, les lueurs des lumières se reflétaient comme un ciel parsemé d’étoiles dans les yeux de Luna. Leurs nez se caressaient au fil des mouvements et le souffle ténu de la jeune femme sortait de sa bouche encore souriante, encore joyeuse.
« Ne t’inquiète pas, chuchota-t-elle, ce n’est pas parce que je n’y vois pas de plaisir que je n’y vois pas beaucoup de tendresse et beaucoup d’amour. »
Elle serra encore plus fort les paumes de Rolf.
« Tu peux fermer tes yeux, si ça te gêne trop, douce Lune.
— Non, sinon, je ne suis plus avec toi. »
Leur étreinte était bien plus proche que tout ce Luna avait vécu, mais ce soir, elle voulait bien voir le plaisir de Rolf, parce qu’il avait, pour une fois, un sens pour elle. Aucune sensation n’était désagréable, et elle voyait qu’elle était aimée. La respiration de Rolf devenait plus saccadée et son corps un peu plus pesant ; cette proximité l’impressionnait aussi, comme si elle assistait à quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Elle savait que c’était une lecture bien à elle, que Rolf ne voyait pas d’inconvénient à se livrer aussi entièrement à quelqu’un d’autre.
Il savait aussi, à l’encontre des discours qui promeuvent le plaisir comme finalité de l’acte sexuel, que Luna lui faisait un don égal, sinon supérieur, rien qu’à accueillir son contact et sa jouissance. Rolf ne voyait plus depuis longtemps de finitude dans l’acte sexuel – le consentement comme unique clause, et c’était tout.
Luna et lui allaient être parents !
Cette pensée valait tout, et après l’instant où il perdit sa lucidité première, il redescendit sur terre, et vit en premier les yeux brillants de Luna, puis son sourire qui prit fugacement une tournure espiègle. Elle soupira ensuite, exhalant tout l’air de ses poumons – elle semblait si sereine, si confiante.
Ils restèrent alors un très long moment, front contre front, mains dans les mains – la notion de temps s’était écoulée, Rolf ne savait plus depuis combien de temps ils se tenaient ainsi, elles étaient pleines de transpiration.
Luna se releva ensuite sur son séant, faisant tomber à terre le tulle, et elle rompit l’espace pour embrasser encore Rolf, les yeux plein de lumières et le sourire plein de joie. Il la trouvait belle et forte, à savoir qui elle était et ce qu’elle voulait, puisque désormais, elle se posait beaucoup moins de questions que lui, et elle s’endormit paisiblement.
Elle avait posé sa tête délicatement sur son épaule et ses cheveux lui chatouillaient tout du long depuis l’épaule jusqu’aux hanches. Dans leur ciel à eux, le vent d’été faisait voleter les papillons de chiffons et les oiseaux de papiers et les lumignons en mouvement brownien.
Elle sut assez vite qu’elle était enceinte.
La sensation était incroyable et elle en pleura d’émotions, assise sur le rebord de la fenêtre. Rolf apparut depuis le côté sombre de la chambre, posa ses mains – fermées – sur son ventre et son dos, et lui embrassa le front. Bien sûr qu’elle pouvait être asexuelle, amoureuse et mère, elle avait suivi son intuition et désormais c’était vrai, c’était réel !
Luna et lui allaient devenir parents !
Et c’étaient des jumeaux !
La joie n’était pas double, elle était démultipliée, ils en étaient déconcentrés au travail, déconcentrés chez leurs amis, déconcentrés chez eux, déconcentrés partout – même en dormant, avec le sourire le plus benêt et le plus heureux du monde.
« Tu as vu, Rolf, il y a des créatures au plafond qui s’occupent des gens comme moi, lança-t-elle, un jour. »
Il faut dire que Luna avait ses croyances, un univers farfelu bâti par un père qui ne savait pas comment expliquer à sa fille autrement que par des métaphores que sa mère ne reviendrait pas. Et Luna, à rebours de ce que les autres voyaient dans le ciel, trouvait plutôt sa destinée, sa bonne étoile, sa mère cachées dans les plafonds colorés et guirlandés qu’elle construisait, et dans des créatures imaginaires.
Elle lui fit un clin d’œil, avec le même sourire espiègle que lorsque les enfants avaient été conçus.
« J’ai assez de souvenirs pour faire fructifier mon imagination tout le restant de mes jours. »
Rolf ne s’attendait pas à ce genre de blagues de la part de Luna, qui en général ne faisait pas de sous-entendus du tout. Sa réaction fut donc un peu lente à se peindre sur l’expression de son visage.
« Il faut rire, Rolf, dit-elle sérieusement. Je ne vais pas dire des choses comme ça tous les jours, rappelle-toi que la morale de l’histoire, c’est que tout ça n’arrivera qu’une fois. »
Leurs regards se croisèrent et ils pouffèrent de rire – en fait, ils finirent même par en rire à gorge déployée. Lorsqu’ils relevèrent leurs têtes, ils étaient si proches qu’ils purent encore s’embrasser tendrement. Rolf avait encore les yeux et le haut des joues humides, il ne savait pas si c’était d’avoir trop ri ou d’avoir trop d’émotions.
Les jumeaux naquirent une nuit d’hiver. Comme tout depuis le début n’était que surprise et aventures, ils furent prématurés ; mais Luna, encore une fois, resta la plus sereine et confiante des deux. Lorsque les nouveau-nés furent transportés dans la pouponnière de Sainte-Mangouste, Luna demanda à Rolf de l’aider à se relever.
Elle avait les jambes un peu écartées et déclara sincèrement que Rolf avait le droit de l’appeler « girafon » tout le temps qu’il le faudrait. Et comme Rolf était très grave aussi lorsqu’il fallait jouer, il ne se fit pas prier. Tous deux ébauchèrent un début de danse, un genre de roulis qui tanguait sur leurs jambes dans leur chambre à Sainte-Mangouste. Aux infirmiers qui passaient, ils déclarèrent que c’était la danse de la girafe et ils rirent comme deux enfants pris en faute lorsque l’un d’entre eux quitta la chambre, les yeux grands ouverts en sifflant.
Luna et Rolf étaient parents !
Rien n’avait pu les arrêter.
Luna était asexuelle, amoureuse et mère, peut-être, mais cette nuit d’hiver-là, Luna fut surtout l’humain le plus heureux ayant jamais existé sur cette terre.