Mabel avait frissonné. Et c’était un frisson, qu’accentuait certes le froid, parce que l’été 2020 n’avait à Gloucester d’estival que son nom mais c’était aussi, c’était surtout le frisson qui la saisissait, à chaque fois qu’elle se trouvait à la portée de – à la portée de ceux, qui donnaient les coups et à la place de celle, qui s’apprêtait à les recevoir.
Et puis, après, elle avait fait le tour du comptoir pour approcher la table que son patron venait de lui attribuer, et il lui avait suffi d’apercevoir, de dos, la très épaisse et courte et indisciplinée chevelure bouclée de Rhian Beddoe, pour deviner l’identité du second convive.
Parce que Rhian Beddoe et James Potter étaient, à les entendre, les meilleurs amis de tout l’univers entier et cela, depuis qu’ils étaient en âge de fouler la terre de leur démarche assurée.
Rhian était une fière galloise, dont la famille habitait Cardiff et ses alentours, et James, lui, vivait dans les collines diaprées par les fleurs des champs d’un parc national dont Mabel n’avait jamais retenu le nom. Elle supposait toutefois qu’il s’agissait du parc des Bannau Brycheiniog dont les sommets surplombaient la plaine de Cardiff. Et qu’ainsi, peut-être par magie, Rhian crapahutant et James l’aventurier, ils s’étaient rencontrés à l’âge des premières explorations et avaient façonné une amitié aux racines aussi profondes que les chênes torsadés qui habillaient le parc, suffisamment éloignés des ruelles pavées du vieux Gloucester.
À la vérité, la maison de James était nichée dans les Cotswolds, et Rhian et lui avaient fait connaissance à la célèbre course au fromage de Gloucester qui, évidemment, avait fasciné les deux garnements, mais Mabel ne le savait pas encore – sa seule certitude était qu’il lui fallait déguerpir, et de préférence, au plus vite.
Elle courut, vola presque jusqu’au comptoir, y défit non sans peine son tablier sous le regard estomaqué de sa collègue ordinairement nonchalante, et lui lança pour seule explication :
— Dis à Peterson que je m’en vais.
— Tu t’en vas où ça ?
— Je m’en vais, c’est tout, il n’a pas besoin de savoir où.
— Mais t’es consciente que tu vas être virée ? Et ta paye, tu crois la récupérer ?
— C’est pas comme s’il nous déclarait de toute façon, maugréa Mabel.
Elle fit toutefois mine de se tourner, évoquant une tâche à l’arrière de son pantalon, et elle en profita pour agripper sa baguette et marmonner un sortilège de confusion à l’intention de sa collègue, qui fila aussitôt en cuisine. Mabel ouvrit alors la caisse, fourra les billets que lui devait le chef dans son sac à bandoulière qui n’avait pas de fond – un sortilège d’extension cette fois-ci – et enfin, elle fila vers la porte automatique qui ouvrait sur les docks, et les terrasses de ses restaurants.
Elle n’avait fait que quelques pas lorsqu’une voix la héla :
— Mabel, eh ! Mabel Poulton !
C’était évidemment James Potter, et elle choisit résolument de l’ignorer, empruntant d’un pas vif le pont qui menait à la chapelle des marins. Mais lorsqu’elle atteignit l’autre côté, James lui attrapa le poignet, et elle fut bien forcée de se retourner.
Mabel n’avait rien contre James – rien de concret, tout du moins. S’il l’avait surtout agacée les premières années où ils s’étaient côtoyés, dans la salle commune et les cours de Gryffondor, elle s’était prise à l’apprécier quelque part au milieu de la quatrième année. James avait été un garçon exubérant dont les farces ravissaient nombre de ses camarades mais, aux yeux de Mabel, celles-ci avaient trop souvent flirté avec de la cruauté. Pourtant, James avait des qualités et elles étaient aisées à remarquer : c’était quelqu’un de juste, qui veillait à ce que les élèves soient traités équitablement et cela même, lorsque c’était à son propre détriment, parce que son nom de famille et son sourire angélique lui valaient les bonnes grâces de certains professeurs et des élèves plus âgés. C’était surtout quelqu’un d’extrêmement loyal, à ses amis bien sûr, au premier rang desquels Rhian Beddoe, Charles Kilduff et Kolya Rozhdestvensky, à Gryffondor, ainsi qu’Ophelia Bell-Nott à Serpentard, Brooke Finnigan à Poufsouffle et surtout, ses innombrables cousins et cousines. Mabel les avait tous connus, de prénom au moins, à l’exception de Roxanne, la petite dernière qui n’entrerait à Poudlard que pour leur septième année, à James et elle. Et elle avait vu James déployer des trésors d’imagination pour faire de chaque anniversaire à l’école une surprise inoubliable, elle l’avait vu les aider à réviser à la bibliothèque et les protéger, du monde, de tout, du condisciple menaçant aux journalistes qui s’aventuraient à Pré-au-Lard les jours de sortie, et qu’il attirait invariablement d’une plaisanterie bien sentie laissant aux autres le champ libre.
Et puis, en grandissant, James s’était assagi, laissant derrière lui les mauvaises blagues pour ne plus se contenter que de stratagèmes visant exclusivement la défense de celles et ceux qui lui étaient chers. Mabel et lui avaient fait connaissance, pour de vrai, et il l’avait touchée plus qu’elle ne l’aurait cru possible, les premières années. Elle qui, autrefois, le pensait trop inconscient et gâté pour son propre bien, avait aperçu une tout autre facette de sa personnalité, et à la vérité, elle l’avait souvent trouvé triste. James était juste, James était impulsif, James était loyal et James était sans peur, mais surtout James était mélancolique. Il ne parlait plus vraiment d’avenir, balayait les questions personnelles d’une blague et sur un ton rieur dont se satisfaisait le plus grand monde, et il ne déjeunait plus ni avec Albus, chez les Poufsouffle, ni avec Lily chez les Serpentard. Et il était devenu Préfet, il organisait toujours les trois-quarts des fêtes dans la salle commune des Gryffondor et s’avérait un redoutable Poursuiveur, il réussissait haut la main et année après année ses examens, ses camarades lui mangeaient dans la main et il le leur rendait bien mais, lorsque Mabel l’avait juste pour elle, elle lui trouvait une tristesse qui tranchait avec sa jovialité affichée.
Mabel avait souvent eu James juste pour elle. Elle aimait courir aux aurores, dans l’herbe du parc gorgée par la rosée, lui aussi, ils étaient tombés l’un sur l’autre un jour, deux jours, et s’étaient retrouvés à dessein tous les jours d’après. Et lorsqu’elle éprouvait le besoin de s’isoler dans quelque recoin secret du château, il paraissait toujours la retrouver, les mains dans les poches et le sourire aux lèvres qu’il ne réservait qu’à ses plus proches amis, un sourire doux et à demi qui ne dévoilait qu’à peine sa fossette à la joue gauche. Mabel s’était surprise à éprouver le besoin de s’isoler à deux, de s’isoler avec James, et c’était peut-être cela qui, l’été dernier, l’avait lancée à la suite du jeune garçon dans les étages du manoir de Lucya Wajs, qui fêtait cette nuit-là son quinzième anniversaire.
Cette nuit, là, maladroite, presque gênante par moment et dont elle ne se rappelait pourtant que la tendresse, et surtout la confiance : elle ne s’était plus jamais sentie aussi confiante qu’à cet instant où, nue, les joues très roses et le corps frissonnant, le corps bouillonnant, James l’avait contemplée, vraiment contemplée, et où elle avait hoché la tête avant d’écraser ses lèvres contre son sourire.
— Je croyais que tu habitais à Londres ! lança James en desserrant sa prise sur le poignet de Mabel.
La jeune fille en profita pour se dégager et faire un grand pas en arrière avant de réaliser, les yeux plantés dans ceux de James qui la dévisageait maintenant, penaud, qu’elle n’était pas capable de lui mentir encore une fois, quitte à ne lui servir qu’une demi-vérité.
— Précisément : je ne suis pas censée être à Gloucester.
— D’accord, d’accord, mais tu te rends compte que tu t’es littéralement, enfuie comme une voleuse de ce restaurant ? s’étonna James.
— C’est à cause de Rhian, rétorqua Mabel. Je sais que c’est elle qui écrit Les Hiboux de Poudlard et, sans vouloir te vexer, tu es vraiment tout sauf discret alors je ne pouvais pas risquer que tu me voies et, par extension, qu’elle me voie aussi.
Et, en même temps qu’elle parlait, Mabel jeta plus d’un coup d’œil par-dessus l’épaule de James, sans toutefois distinguer le visage fier de sa camarade de dortoir dans la foule qui se pressait sur les docks. Elle réalisa alors que James s’était figé, les lèvres entrouvertes et les sourcils froncés, et l’expression de franche sidération qu’il affichait la ramena tout droit au matin qui avait suivi la nuit, au jour où elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas être en couple avec lui.
C’était un mensonge, un odieux mensonge qu’elle lui avait servi, et si la vérité lui avait échappé elle aurait plutôt confié qu’elle voulait être avec lui mais ne le pouvait pas. Et Rhian, qu’elle avait surprise au matin, un exemplaire des Hiboux de Poudlard qui n’était pas encore paru à la main, le lui avait rappelé avec peine. James avait un nom qui faisait fréquemment la une des journaux, pas seulement de Poudlard mais du monde sorcier dans son entièreté, et Mabel, elle, Mabel avait un secret, un grand secret qu’elle n’avait jamais partagé à personne et qu’elle craignait par-dessus tout de voir lui échapper.
Alors, elle avait menti à James, et il lui en avait voulu bien sûr, mais elle s’était efforcée de rester son amie et la fin de leur cinquième année les avait laissés, sinon proches, au moins réconciliés. Aussi se sentit-elle affreusement vexée lorsqu’il éclata de rire, comme ça, juste sous son nez, sans paraître se soucier une seconde de son air outragé.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, et puis, je ne l’ai même pas dénoncée, moi, ta Rhian !
— Tu aurais eu du mal : ce n’est absolument pas elle qui est derrière Les Hiboux, articula James entre deux soubresauts.
— Je sais ce que j’ai vu, siffla Mabel.
Et, agacée, elle se détourna dans un geste brusque avant de prendre la direction du parking à ciel ouvert. Mais James la rattrapa encore. Cette fois, il glissa sa main dans la sienne avec douceur, et attendit qu’elle le regarde pour lui désigner le port d’un mouvement de tête. Ils sautèrent alors par-dessus les jardinières dont les fleurs, généreusement arrosées cet été, étaient éclatantes, et s’aventurèrent du ponton de bois jusqu’à l’un des embarcadères dont le voilier n’était pas à quai. Là, James se laissa choir, retirant ses chaussures pour plonger les jambes dans l’eau qui devait être glacée, et Mabel considéra une dernière fois la fuite. Mais le cri d’un grand cormoran, qui s’ébrouait sur l’embarcadère d’en face, l’ancra au port à son tour et elle fit glisser ses pieds nus dans l’eau de la Severn. Le ciel s’était couvert d’épais nuages foncés, entortillés les uns sur les autres, et offrait un camaïeu de bleu et gris qu’ils contemplèrent en silence, James et Mabel, avant que le premier ne reprenne la parole.
— Rhian cherchait qui rédigeait Les Hiboux depuis la troisième année, depuis que, tu sais, cette image d’elle embrassant Isabella Ollivander avait été diffusée en première page.
— Mais je croyais que c’était elle qui avait voulu l’annoncer officiellement.
— Ça, c’est ce qu’elle a dit pour garder la face, et parce qu’elle est courageuse. Mais personne n’était au courant, ni ses amis, ni sa famille, et je peux te dire qu’elle en a sacrément bavé.
— Je me souviens des remarques homophobes, dit Mabel en boutonnant son épais gilet blanc. Tu ne lui dis pas, hein, mais avec les autres filles du dortoir, on a même retrouvé ses affaires saccagées, une fois. Heureusement, on a réussi à tout remettre en ordre avant qu’elle n’arrive.
— Depuis ce temps-là, Rhian n’a fait que chercher qui était le vrai responsable. Et, pour tout te dire, c’est avec lui que nous avions rendez-vous ce soir, pour le dîner.
Mabel se tendit aussitôt, rabattit ses longs cheveux roux sur son visage et se tassa sur elle-même, mais James posa sa main sur la sienne, à nouveau, et elle sentit son pouls pulser à travers sa paume dans une mécanique rassurante.
— Il est à l’intérieur avec elle. On a des miroirs à double-sens, Rhian et moi, s’il était sorti, elle m’aurait déjà prévenu.
— Et alors, c’est qui ? souffla Mabel.
— Il faut que je te demande quelque chose d’abord.
— Je te promets que je ne dirai rien, que je vous laisserai gérer, Rhian et toi, je vous fais bien confiance pour ça.
— Ce n’est pas ça.
— Dis-moi.
— Tu ne vas pas aimer.
— James, dis-moi.
— Est-ce que, tu vois, est-ce que je pourrais dire à Rhian, de lui dire à lui, que, et bien, s’il sortait, et s’il s’aventurait sur les quais, il nous trouverait tous les deux et pourrait, peut-être, par exemple, nous photographier ?
Le vent s’était levé, faisant décoller le cormoran qui s’était mis en quête, peut-être, d’un endroit plus abrité pour faire sécher ses longues plumes noires. Et les mouettes rieuses, qui arboraient leur sombre plumage d’été, les mouettes rieuses et les goélands marins, argentés et bruns, les laridés, ils tournoyaient au-dessus des têtes estomaquée et extrêmement gênée de Mabel et James.
— Dis-moi qu’il y a une explication, une vraie bonne et même excellente explication à cette demande, parce qu’autrement, je m’en vais, et tu n’as pas intérêt à ne serait-ce qu’envisager de me rattraper cette fois.
— Il y en a une, affirma James.
Et les traits de son visage se durcirent tandis que ses mains, ses mains se contractaient si bien que Mabel retira la sienne de la paume qui avait été douce, par réflexe, avant de la poser, hésitante, sur l’épaule de James.
— C’est Saket Chakraborty qui écrit Les Hiboux de Poudlard.
— Saket, le Préfet de Serdaigle ?
C’était un élève discret, et serviable qui, d’après Dominique Weasley, élève de septième année à Serdaigle elle aussi, fournissait volontiers ses notes aux autres étudiants et nourrissait le projet d’intégrer La Gazette du sorcier, à sa sortie de Poudlard. Le quotidien, qui avait longtemps bénéficié d’un quasi-monopole dans la société sorcière, avait souffert d’une très mauvaise réputation après-guerre, tandis que les ventes du Chicaneur, sous l’impulsion de Luna Lovegood, puis de Sorcière-Hebdo lorsque Lavande Brown en avait pris la direction politique, ne cessaient de croître. La fin du conflit avait également vu naître de sérieux concurrents pour La Gazette, dont Le Sorcier libre, devenu le plus connu. En parallèle, et dans la foulée des multiples procès qui avaient suivi la chute de Voldemort, une presse à scandale s’était développée pour la première fois au Royaume-Uni sorcier. Elle s’était intéressée dans un premier temps, et avec un voyeurisme revanchard, aux familles déchues de Sang-Pur, avant, sous la pression de ses lecteurs, de constituer un unique Magic Star, focalisé sur les héros, les héroïnes du conflit et un jour, leurs enfants.
La Gazette du sorcier, forte toutefois de ses décennies de domination et d’un affolant carnet d’adresses, s’était lancée depuis quelques années dans le journalisme d’investigation, réduisant le nombre de ses articles au profit de papiers plus fouillés sur les réformes politiques qui étaient à l’œuvre depuis le premier mandat de Kingsley Shacklebolt. Le journal avait ainsi regagné, peu à peu, une crédibilité aux yeux des sorciers britanniques, et talonnait régulièrement Le Sorcier libre au classement des meilleurs ventes quotidiennes. Il n’avait plus rien à voir avec La Gazette outrancière et subjective de l’entre-deux guerres et Mabel n’aurait pas parié un Gallion sur Saket Chakraborty à la tête des Hiboux de Poudlard dont la ligne éditoriale n’avait, à son sens, rien à envier à celle de Magic Star.
— Tu es sûre de ça ? murmura la jeune fille.
— J’en suis certain : il me fait chanter depuis le début de l’été.
— Excuse-moi ?
— Il dit qu’il a mal agi, vis-à-vis de Rhian. Qu’il a compris que la société sorcière était loin d’être aussi ouverte, d’un point de vue sociétal, que le monde des Moldus, et qu’il regrette sincèrement de l’avoir confrontée à ça – cela dit, j’espère quand même qu’elle lui cassera les dents.
— C’est vrai que, depuis Rhian, Les Hiboux n’ont jamais rien dit, tu sais, des couples de filles ou de garçons à Poudlard, et Merlin sait qu’il y en aurait – Okah, déjà.
— Je ne suis pas d’accord avec toi. Il a relayé les rumeurs concernant Eryx Fawley et Nicholas Balfour.
— Peut-être parce qu’Eryx est connu pour ses remarques insultantes à l’intention, notamment, de Rhian ?
— Et alors ? Ça donne le droit à Saket de l’exposer à la violence, au moins verbale, voire pire pour ce qu’on sait de sa famille ? Et depuis quand est-ce que Saket est le juge suprême de Poudlard qui décide de qui mérite ou non d’être sanctionné ?
— Tu as raison, reconnut Mabel.
Ses mots ne parurent pas apaiser James, qui s’était mis à s’arracher les ongles, un par un, sans même paraître le remarquer. Et ses jambes, qui battaient de plus en plus frénétiquement dans l’eau, créèrent quelques vaguelettes qui vinrent perturber le repos d’une famille de canards colvert dont la cane, plus épaisse et pâle que son mâle, fit froncer les sourcils à Mabel – elle ressemblait plutôt à un arlequin gallois qu’à un colvert et, et –
— Mais comment ça, Saket te fait chanter ? s’exclama-t-elle enfin.
James enfouit alors sa tête entre ses deux mains, aux doigts desquelles perlaient des gouttes de sang, et Mabel sentit son estomac se nouer en même temps qu’il laissait échapper un sanglot étouffé.
— James, parle-moi, murmura-t-elle en enroulant ses jambes aux siennes dans les eaux sombres et glacées.
Et elle passa un bras autour de ses épaules, et il se laissa choir dans le creux de son cou, le corps animé de soubresauts mais au moins l’eau n’était plus trouble et ses doigts étaient en paix qu’effleuraient les boucles rousses de Mabel, ses doigts, qui s’accrochaient à elle comme à une ancre.
— Il nous a vus, énonça-t-il les yeux fermés. Il nous a vus, avec Kolya, nous embrasser.
— Je ne savais pas, souffla Mabel.
— Personne ne savait.
— Non, je veux dire, je ne savais pas que tu aimais aussi les garçons.
— Oui, ça s’appelle la bisexualité, si tu connais ?
Mabel retint un rire, mais elle se contenta d’un sourire timide en embrassant avec tendresse la chevelure de James, qui bien qu’étant plus au fait du monde Moldu que la plupart des sorciers de Sang-Mêlé ou Pur, n’avait pas grandi avec les mêmes représentations qu’elle.
— Je suis Née-Moldue, James, et au vingt-et-unième siècle en plus de cela, bien sûr que je connais la bisexualité. Et Saket n’a vraiment, mais alors vraiment pas intérêt à l’utiliser contre toi, parce que tu n’as rien fait de mal.
Elle s’étonna d’ailleurs de n’avoir pas encore entendu les sirènes d’une ambulance, parce qu’à la place de Rhian, elle aurait assurément réglé son compte à Saket Chakraborty, et l’impulsivité était pourtant loin d’être la première des qualités l’ayant menée à Gryffondor.
— Il dit qu’il ne veut pas me forcer, comme il l’a fait avec Rhian, mais il entre en dernière année, et il n’a pas eu d’excellents résultats à ses BUSE et il voudrait professionnaliser Les Hiboux cette année pour en faire, comme son dossier un peu, tu vois ? Et, il semblerait que le sujet qui lui tienne à cœur, c’est le tabou de la sexualité dans le monde sorcier.
— Il ne veut pas te forcer mais il le fait quand même, en résumé.
— Ce qu’il m’a dit, c’est qu’à défaut de pouvoir utiliser notre histoire à Kolya et moi, il aurait au moins un scoop si, si par exemple, si… si toi, et moi…
— Et Kolya ? Il ne va pas t’en vouloir ?
— Il s’est affiché tout l’été avec Caragh Gallagher, et évidemment, il n’a répondu à aucun de mes hiboux.
— James, je suis désolée.
Mabel, les paupières closes, se remémora la journée d’été passée, qui avait été chaude, très chaude, bien plus qu’à cet été 2020, et dont elle se souvenait pourtant le froid : le froid qu’elle avait jeté, entre James et elle, le froid qui l’avait saisie, lorsqu’elle avait regagné son foyer, et compris qu’il était vraiment parti, qu’elle l’avait abandonné à – à quoi ?
À un secret, dont elle souffrait tant qu’il la précipitait, chaque jour, par tout temps, sur les routes goudronnées du Londres Moldu et dans les allées arborées du parc de Poudlard, à courir, courir, courir, à courir jusqu’à s’en ouvrir les orteils, à courir, jusqu’à savoir par cœur les sorts et potions pour soigner les maux qu’elle s’infligeait ?
À un secret, son secret à Mabel et son secret, à lui, à elle, un secret qui s’épaississait et la liait dans le noir, désespoir.
Mabel avait abandonné James à un secret, et à courir, et à vomir, et à fuir.
Sa situation n’avait pas changé, elle s’était même empirée. Mabel avait passé l’été sur la route, fraudant les trains Moldus, postulant dans les bars où l’on ne se souciait pas de ses papiers, amassant l’argent qu’il fallait pour manger mais rarement assez pour se loger. Et elle avait dormi à la belle étoile, se désillusionnant sans parvenir pourtant à trouver le sommeil, persuadée qu’alors, son sortilège s’estomperait et la dévoilerait au monde, qui ne lui avait jamais paru si menaçant. Elle n’était pas restée plus de trois jours au même endroit, s’était exercée aux sortilèges de métamorphose pour modifier, à défaut d’encore ses traits, au moins la couleur de ses yeux, de ses cheveux, et comme à son habitude elle avait étudié. Étudié entre chaque service, étudié dans les trains surchargés, dans les bus bondés Mabel avait englouti la totalité du programme de sixième année et appris, avec reconnaissance, que la Trace avait été levée pour les sorciers mineurs au sortir de la guerre avec l’appui de Harry Potter en personne, à la fois pour ses approximations récurrentes et, surtout, parce qu’elle avait privé de se défendre nombre de jeunes sorciers et sorcières nés de Moldus et mineurs au moment du conflit.
Mais si la Trace n’existait plus, les effectifs de la brigade de police magique avaient été triplés, ceux du service des usages abusifs de la magie renforcés, et des liens avaient été établis entre les polices Moldues et sorcières, en s’appuyant sur les Moldus qui connaissaient le secret magique de par leur descendance. Mabel était donc bien consciente que l’usage de sa baguette devait rester limité, et ainsi, elle avait appris à s’effacer. À se faufiler, à se glisser dans les recoins sombres et à se faire oublier, à s’isoler assez pour ne pas risquer d’être touchée et même, regardée.
Et puis, il y avait le suivi qui avait été mis en place pour les enfants nés de Moldus, comme elle, un vrai suivi cette fois-ci, assuré par les enseignants de Poudlard qui, chaque été, rendaient visite aux familles Moldues de leurs apprentis sorciers, pour les accompagner au mieux dans la découverte et l’appréhension du monde magique. Cet été, et pour la première fois, Mabel avait écrit à Neville Londubat pour l’informer que sa famille ne serait pas en capacité de le recevoir, suite à l’hospitalisation de son père pour un grave accident de la route. Il avait convenu de reporter leur entretien à l’automne et croyait sa jeune étudiante quelque part entre sa maison et l’hôpital Moldu le plus proche, certainement pas seule à Gloucester, encore moins en la compagnie de James Potter.
C’était ce qu’elle aurait dû dire à James : que c’était trop dangereux, qu’elle y risquait bien plus que sa réputation et qu’elle ferait tout ce qu’il voudrait pour se venger de Saket Chakraborty, tout, sauf s’exposer avec lui au monde, et son secret avec elle. C’était ce qu’elle aurait dû lui dire, c’était ce qu’elle voulait dire, qu’elle l’avait rejeté une fois et, désormais qu’elle avait un petit ami et que James avait visiblement des sentiments pour un garçon, elle n’allait certainement pas prendre le risque d’affronter sa plus grande peur.
Et, peut-être précisément parce qu’elle l’avait déjà rejeté une fois, parce qu’elle l’avait fait souffrir et que Mabel était faible, face à la tristesse de James, elle glissa soudain la main dans la veste de James et en sortit le miroir à double-face qu’elle brandit devant son visage fermé :
— Rhian, dis à Chakraborty de sortir maintenant, mais à une seule condition : il nous situe à Londres, ou il m’affronte en duel. Et rappelle-lui que, contrairement à lui, moi j’ai eu un Optimal à mon BUSE de Défense contre les forces du mal.
Elle rendit son miroir à James, qui s’était redressé et lui faisait face, désormais, les yeux rougis et à la fois, son sourire bien à lui aux lèvres.
— C’est vraiment important pour toi que personne ne sache pour Gloucester ?
— Plus que tu ne peux l’imaginer.
— Mabel, merci. Tu n’étais pas obligée. Je me rendais compte, au fur et à mesure que je t’exposais cette… cette idée grotesque, à quel point ça n’est pas juste, pour toi.
— Mais ça n’est pas juste pour toi non plus, et je t’ai dit que je voulais être ton amie : quel genre d’amie je ferais, si je n’étais pas là pour toi dans un moment pareil ?
Et elle tendit la main vers son visage, vint effacer de son pouce les sillons qu’avaient laissés les larmes sur le visage pâle et alors, James sourit encore. Mabel pensa que Saket était peut-être déjà là. Elle pensa que Rhian devait l’avoir suivi à la trace. Elle pensa à Achilles Fawley, qui l’avait invitée à la dernière sortie de l’année à Pré-au-Lard et qu’elle appelait depuis son petit ami. Elle pensa à Charlotte St Clair, Lucya Wajs, Okah Baba et Brooke Finnigan-Brown, ses amies, qui n’avaient jamais compris ce qui les avait séparés, James et elle. Et elle pensa, encore, elle pensa à – à la nuit qu’elle venait de passer, transie, sur l’île d’Alney, et à la meilleure façon de rejoindre Bristol aux aurores, et à la douceur qu’avait la paume de James contre la sienne.
Il ferma les paupières, et elle aussi, et ni Mabel ni James n’aurait su dire lequel des deux s’était penché le premier, mais ils se penchèrent. Et ils s’embrassèrent. Ils s’embrassèrent en même temps qu’un rayon de soleil perçait à travers les nuages ternes et que le cormoran revenait s’ébrouer sur les quais et que les premières notes de Kings and queens s’échappaient du bar auquel ils tournaient le dos.
— J’imagine que ça fera la une des Hiboux de Poudlard, chuchota Mabel en mettant fin à leur baiser.
Elle garda,
toutefois
son front appuyé contre celui de James.
— Et c’est bien sûr à ce seul dessein que tu m’as embrassé.
— Non. Je t’ai embrassé, parce que j’en avais envie. Et je ne suis pas désolée.
— Je ne le suis pas non plus.
Ils rirent, enfin, ils rirent les mains liées et à gorges déployées James, Mabel, rirent plus fort encore que les oiseaux marins qui les scrutaient depuis les eaux apaisées.
Puis :
— James, moi aussi, il faut que je te demande un service.
— Dis-moi, pour qui est-ce que je dois poser ?
Mabel lui mit un coup dans l’épaule, pour la forme, mais très vite, elle ramena ses bras contre elle et baissa le regard, et James perdit aussitôt son sourire. Il posa une main sur sa cuisse, se tut, attendit qu’elle balbutie :
— Est-ce que je peux dormir dans ta chambre ce soir ?
— Dans ma chambre ?
— Ou, ou ailleurs, je m’en fiche, je, j’ai juste besoin d’un endroit où dormir, sans que tes parents soient au courant.
À la mention de ses parents, James eut un sourire en coin qui n’échappa point au regard soudain vif de Mabel. Et c’était à dire vrai, un sourire en coin à l’idée d’inviter une amie à leur nez et à leur barbe mais Mabel, elle, y lut autre chose et sentit son visage s’empourprer si bien que James, une nouvelle fois, afficha une mine soucieuse.
— Écoute, si, si tu veux qu’on, enfin, comme, comme il y a, il y a un an tu vois, si tu veux je, je comprendrais que si tu m’héberges il faille que, et je…
— Mabel.
— James, ne rend pas les choses plus compliquées, tu as très bien compris ce que je voulais dire.
— Ce que je n’ai pas compris c’est : est-ce que tu en as envie ?
— Non, non, bien sûr que non mais, c’est juste…
— C’est juste quoi ? Que je ne peux pas t’héberger sans vouloir coucher avec toi ? Que je vais échanger une nuit dans ma chambre contre, contre quoi mais enfin Mabel, tu sais que ce serait du chantage ? Tu sais comment on appellerait ça ? Tu crois que, que j’ai envie de ça ?
Il se mordit les lèvres, leva les yeux au ciel et souffla, souffla souffla et puis, voulut attraper Mabel par les épaules et la secouer jusqu’à ce qu’elle lui dise d’où lui était venue cette folie, mais tout le reste lui revint en tête – sa fuite précipitée, ce qui semblait être son travail et qu’elle avait lâché juste pour les éviter, Rhian et lui, son insistance à ne pas être reconnue dans Gloucester.
Et, tout, le, reste, les pauvres excuses qu’elle avait articulées l’été dernier, mêlant sa célébrité et la presse à scandale au besoin d’étudier et de se concentrer et de se recentrer dans un écheveau dont elle semblait peiner à s’extirper, ses excuses et à la fois, son incapacité à lui dire la seule chose qui importait vraiment : qu’elle n’avait pas de sentiments amoureux pour lui.
Il savait, depuis, qu’elle fréquentait Achilles Fawley, et lui-même était tombé amoureux de l’un de ses meilleurs amis, mais même un an après, il ne croyait toujours pas que Mabel l’avait repoussé parce qu’elle ne voulait pas être avec lui. Et il le croyait encore moins, désormais qu’au bord des larmes elle fuyait son regard et se redressait, prête à s’en aller, prête à s’évanouir dans les épais nuages qui l’entouraient à l’effacer.
— Mabel, attends !
Et ses doigts entremêlés aux siens James se jura de ne pas les lâcher avant de l’avoir installée dans sa chambre.
— Bien sûr, que je vais t’héberger cette nuit, mais Mabel, dis-moi : comment est-ce que tu vas, toi ?
Mille scénarios lui vinrent, et mille bourrasques gelées firent voleter mille mèches de ses cheveux emmêlés, mille, mille passants, passèrent, mille mouettes, tournoyèrent et mille possibles : lui dire, ne pas lui dire, lui dire son secret et taire, le reste, lui dire le reste, lui dire son secret et le reste et mentir, mentir et courir, mentir et s’enfuir et le reste, rester.
Mais Mabel fit un choix :
— On ne peut mieux.
Et James le respecta. Parce qu’il taisait, lui aussi, ses pensées les plus intimes. Parce qu’il avait pensé, parfois, de plus en plus souvent, à s’enfuir. Et parce qu’il pensait convaincre Mabel, d’ici au matin, de se décharger d’un peu du poids qui l’obérait ou, à défaut, d’accepter une invitation officielle à rester chez lui jusqu’à la rentrée.
James, comme Mabel avant lui, imagina mille façons de dire à ses parents, sans leur dire, sur le chemin de la maison et tandis que Mabel s’accrochait à lui sur sa mobylette. Il imagina, alors qu’il lui faisait faire le tour de sa demeure colorée, alors qu’il refermait la porte de sa chambre et réfléchissait au meilleur sortilège pour faire monter la jeune fille au premier étage avant de réaliser, ébahi, qu’elle avait grimpé les murs en pierre à la seule force de ses bras, et alors, il imagina encore, il imagina toute la nuit à n’en pas fermer l’œil si bien que, lorsqu’il s’assoupit enfin, le sommeil qui le cueillit fut si profond qu’il n’entendit pas Mabel refermer derrière elle la fenêtre de sa chambre.
Et Mabel battit la campagne, à l’heure où celle-ci rosissait sous les écharpes pourprées du ciel matinal, à l’heure où la rosée perlait encore aux herbes folles qui recouvraient les bas-côtés. Mabel marcha, elle marcha près d’une heure le pouce en l’air avant qu’une automobiliste ne la recueille et la conduise en banlieue de Bristol. Là, elle hésita, s’aventura jusqu’au centre-ville où elle fixa les devantures de quelques restaurants, avant de se souvenir qu’Arthur Higgins, de Poufsouffle, était le fils d’une restauratrice à Bristol, et alors elle courut attraper le premier car pour Bath. Les cheveux courts, blonds, les yeux marrons, Mabel s’y fit embaucher dans un salon de thé dont elle vola la moitié des crumpets avant d’atterrir, pour une nuit seulement, à la périphérie de Swindon, sur la route d’Oxford, sa dernière étape avant la rentrée, sa dernière étape avant Londres, et la voie 9 ¾.