Edgar entra dans la pièce, et toute son appréhension s'envola assez vite, parce qu'elle avait reconnu divers visages du monde militant et associatif sorcier. Ça lui faisait encore bizarre de se dire qu’elle avait été dépêchée ici non plus en tant que petit poussin apeuré du Havre – son refuge – mais bien pour sa première mission de porte-parolat. Elle ne connaissait qu’à peine la députée qu’elle allait croiser aujourd’hui – elle n’avait commencé que très récemment à s’attacher à comprendre la chose publique.
Madame Potter serrait la main de tout le monde, saluait chaleureusement en nommant correctement chacune des personnes invitées. Elle les dirigea ensuite aimablement vers le centre de la salle de travail. Edgar s'assit confortablement sur un siège. Tout avait été pensé ; carton pour écrire son désignatif, plume, parchemins pour prendre des notes, gourde d'eau. Madame Potter, pendant que les gens s'installaient, leur demanda s'ils voulaient un thé, un café, un jus de citrouille. Elle faisait ainsi l'air naturel et spontané de ceux qui agissent de bon cœur.
Enfin, tout le monde fut placé et les murmures se turent.
"Bonjour à tout le monde, je m'appelle Euphémia Potter et suis élue au Magenmagot au parti Progrès Sorcier. Comme vous le savez déjà puisque c'est l'objet de l'invitation du jour, je cherche à présenter une loi globale pour la protection des droits de l'enfant par la lutte contre les violences sexuelles d'une part et intrafamiliales d'autre part.
Pour ce faire, je dois établir un dossier factuel et motivé, qui sera discuté en commission. Ensuite, au terme du processus, nous espérons que la substance en parviendra jusqu'à l'étape législative, où il s'agira cette fois de défendre le texte de loi.
Je suis ravie de vous accueillir ici pour cette session de travail collaboratif. Je vous propose de vous présenter brièvement lors d'un tour de table, même si je n'ai doute que vous ayez déjà eu de nombreux échanges entre vous. Sur le carton, vous pouvez indiquer comment vous souhaiter être appelé, genré et toute information utile pour vos interlocuteurs."
Edgar écrivit sur le sien "Edgar Jones, elle, TW mutilations génitales". Elle n'était pas la seule à avoir eu un parcours chaotique, au jugé de ce qu'elle put lire. Lorsque son tour vint, elle sentit son cœur cogner seulement deux ou trois coups : une fois sa parole amorcée, tout devint plus facile.
"Je m'appelle Ed, Edgar Jones. Je viens ici en tant que porte-parole du Havre, refuge associatif pour sorciers LGBTQIA+. J'y habite maintenant depuis deux ans, j'y ai été hébergée lorsque j'avais dix-huit ans, et que je ne savais pas du tout qui j'étais. C’est la première fois que je fais quelque chose pour aider l’association en retour de ce qu’elle m’a donné.
Je suis intersexe. J'ai été assignée garçon à ma naissance malgré des caractéristiques sexuelles pas évidentes. Ensuite, adolescente, j’ai été, mais sans le savoir puisque je n’avais accès à aucune ressource, non-binaire, c’est-à-dire que je ne m’identifiais pas à un garçon, pour des raisons probablement évidentes, mais pas à une fille non plus. Puis j'ai compris que je me sentais mieux genrée au féminin.
Dans les faits, je pense être transgenre, mais à part le genre que j’utilise pour moi, je n’ai encore rien acté au regard de la société. Mon parcours de transition est très long parce que je réfléchis beaucoup. Pour le moment, je préfère mon apparence plutôt androgyne parce que je l’accepte enfin, enfin ! Je me genre au féminin pour moi-même, mais si les gens hésitent je ne les reprends pas non plus, sauf si ce sont des inconnus, auxquels je me présente nécessairement en tant qu’homme. Je ne m'appelle plus vraiment Edgar mais comme je n'ai pas non plus de prénom féminin, je l’utilise encore - enfin bref, je suis neutre comme une suissesse. Mais neutre au féminin.
Toutefois, je ne suis pas transgenre pour la société extérieure, je ne suis finalement une femme ou ai été une personne non-binaire qu’au Havre pour le moment – ici n’est qu’une escale du Havre. A l’extérieur, genrez-moi au masculin s’il vous plaît.
Comme le laisse supposer le sujet qui m'angoisse écrit sur ce carton, j'attends beaucoup de ce travail sur les violences contre les enfants LGBTI, et souhaite apporter, en plus de mon regard de porte-parole du Havre, mon expérience, ou même expertise, concernant les mutilations génitales.
- Nous vous remercions beaucoup, Miss Jones, pour votre confiance, répondit gentiment Madame Potter. Vous êtes bien jeune, j’espère que vous vous sentirez à l’aise lors de ces premiers pas en politique. Nous prenons toutes et tous note de votre demande concernant vos pronoms."
Ensuite, cette dernière expliqua que le travail s'étendrait sur au moins six mois, qu'il y aurait des sessions de groupe, certaines dédiées à de la synthèse, d'autres à de la réflexion, d'autres encore à de la rédaction. Les juristes de son cabinet s'occuperaient de rendre formels les documents, et ensuite de rédiger dans un langage législatif les textes qui seraient soumis au vote - si d'aventure le dossier déposé par Madame Potter atteignait cette étape avec suffisamment de contenu pour qu'elle juge qu'on puisse le maintenir. Enfin, les personnes qui le souhaiteraient pourraient participer au recueillement des témoignages en donnant le leur.
Cette matinée servait à faire connaissance, à partager des premières ressources et à défricher le terrain en élaborant un plan natif des différents points à traiter. Elle déborda d'une heure et quart la durée prévue initialement ; Madame Potter s'excusa en plaidant en faveur de la richesse de la conversation, seule la créatrice de l'association CLGBT (Créatures LGBT) dut s'éclipser pour un autre rendez-vous. On lui promit un hibou qui lui expliquerait informellement le contenu de la fin de la réunion, avant que le compte-rendu ne soit envoyé pour relecture à tout le monde.
Edgar accepta d'être auditionnée en tant que porte-parole mais aussi protégée du Havre par la commission, et de participer également en tant que co-autrice à la rédaction du deuxième chapitre portant sur le constat des violences sexuelles et intrafamiliales chez les enfants LGBTI, du quatrième chapitre sur des pistes de solution unitaires, et enfin du sixième qui allait être la conclusion extensive du travail - en quelque sorte, la version en langage courant du texte de loi qui serait proposé.
Les mois qui suivirent furent denses en réflexions, échanges, mais aussi inévitablement luttes - car lorsque les premières annonces furent faites par Madame Potter à la presse, chacun y alla de son avis, et pas forcément du plus obligeant. On se souvient de l'article accusateur de Sorcière-Hebdo "Qui est Fleamont Potter, le discret et passif mari de l'hystérique du Magenmagot ?", du classique "COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?" de la Gazette en passant par le faux anodin "Euphémia Potter : découvrez son look de garçonne, la trend qui bondit chez nos ados" de Vogue Sorcière. Edgar ne savait pas que Madame Potter portait des pantalons sous ses jupes depuis belle lurrette, alors que la trend en question se rapportait plutôt aux filles de Poudlard qui démocratisaient de plus en plus le pantalon dans leur uniforme, comme du reste chez les Moldus, sans aucune corrélation.
On était en 1974 : les esprits étaient déjà bien mûrs pour la guerre qui allait être déclarée deux ans plus tard. D'ailleurs, le climat était déjà à l'affrontement. C'était bien le seul Ministère qui se refusait à déclarer qu'on était en temps de guerre, espérant temporiser encore.
Le Canard Rageur, ancêtre du Chicaneur, emprunta une voie radicalement différente, et titra "Euphémia Potter et le monde associatif sorcier : pour nos enfants" avec, sur la une, une photographie de toutes les personnes de l'équipe élargie qui sortaient du Ministère. Edgar aima bien celui-là. Le dossier était fouillé, la major de la faculté de droit en la personne d'Amelia Bones racontait son travail quotidien tout nouveau de collaboratrice parlementaire, et on sentait l'amour de la rigueur et du travail bien fait. Quelques militants étaient interrogés, des études étaient synthétisées et vulgarisées pour le lectorat du Canard Rageur.
Edgar figurait même sur une photo où elle était de dos, la baguette appuyée contre un tableau où elle prenait des notes. Sur le premier plan, on voyait une personne, une main sur le menton, qui n’était pas n’importe qui car un loup-garou, même s’il avait fallu être seulement dans le groupe de travail pour le savoir – ce qui rendait la photographie intéressante car nulle mention n’en était faite. A ses côtés, Albus Dumbledore lui-même, les mains croisées. Un jeu de clair-obscur appuyait la portée de ces images. On sentait encore une fois l'ambiance de travail studieuse, l'inclusivité, l'esprit de groupe, l'égalité des participants devant le propos.
Le panel des possibilités s'ouvrit pour tout le monde, car regarder au loin c'est voir un peu mieux le monde. Edgar put confesser qu'elle avait appris elle-même énormément de choses. Elle partageait tout cela au Havre, où elle trouvait aussi de quoi alimenter ses raisonnements auprès de son cercle amical et militant habituel.
Et puis, l'insigne honneur de croiser Albus Dumbledore pour lui parler d'un sujet qu'elle maîtrisait mieux que lui !
Tous les souvenirs de l'intérieur furent bons. Tous, sans exception.
A l'extérieur, l'affaire était déjà tournée : le texte, allégé d'une grande partie de ses principes, arriva péniblement au stade du vote. Les débats furent âpres et houleux. Dans une salle attenante, toutes les personnes impliquées dans le projet attendaient, silencieusement, les nouvelles. Parfois, elles sortaient et arpentaient la galerie, où elles étaient percées par la teneur des discussions jusqu’au fond de leur âme. Edgar, en y allant elle aussi, sentit une boule se former dans son ventre, même si elle avait prévu le peu de succès du texte. C'était autre chose de le vivre comme ça.
Elle eut envie de pleurer lorsqu'elle vit plusieurs fois Madame Potter se masser les tempes en fermant les yeux, alors qu'un brouhaha l'invectivait de toutes parts. "Ne lâche pas, allez..." se surprit-elle à murmurer. Amelia Bones passait de temps en temps, jetant un coup d'œil et agitant ses fiches, espérant rassurer tout le monde : le cabinet de Madame Potter était sur le pont. Le moindre chiffre erroné d'un centième - c'est-à-dire, au fond, la lacune de la mémoire humaine moyenne - annoncé par Madame Potter ou un autre député allié serait un pas vers l'échec.
Le 17 janvier 1975, le texte de loi fut rejeté.
Edgar n'assista pas tout de suite à la défaite, occupée à somnoler sur un pilier bienvenu de la galerie. Ce fut le cri des députés – heureux pour certains, horrifié pour les autres – qui la réveilla.
Madame Potter, blanche et fatiguée, se leva péniblement de son siège. Elle amplifia sa voix à l'aide de sa baguette, et puisa dans ses dernières ressources assez de véhémence pour transmettre sa colère.
Elle remercia le travail de terrain du monde militant et associatif, dit que le travail collaboratif ne serait jamais perdu, qu'on avait appris et avancé collectivement. Elle pensa également aux enfants qu'elle avait voulu protéger, expliqua qu'elle était avant tout en colère car beaucoup de drames pouvaient être évités mais que la tâche à accomplir était immense. Elle ne put même pas s'exprimer en silence, dut hausser le ton et finir en criant. Ses dernières phrases produisirent des exclamations outrées de l'autre côté de l'hémicycle, où se tenait, avec un petit sourire pincé, une femme toute de rose vêtue - Edgar l'avait vite remarquée lors des débats, tout en sucre et en miellerie pour mieux enfoncer son venin ensuite.
"Enfin, mesdames et messieurs, je tiens à souligner que nos amis Moldus Français viennent tout juste, ce jour, de légaliser l'avortement en France. Oui, des Moldus, oui, des amis. C'est, pour moi, le signe de l'histoire en marche, dont nous ne voulons pas emprunter le wagon du progrès parce que des hères élus - qui représentent leur pays ! - ont peur de lire des mots tels que "vampires", "inceste", "transgenre" ou "cracmol" alors que ce sont les réalités d'enfants de notre pays ! Vous les condamnez au silence, le silence tue, et vous le savez, criminels !"
Cette dernière invective produisit un incident qui fut commenté en long, en large et en travers. Enfin, Madame Potter put quitter la Magenmagot. Lorsqu'elle se présenta dans la salle où l'attendaient ses collègues, elle avait les larmes aux yeux. Edgar, en la rejoignant, se rendit compte à cet instant qu'elle-même pleurait mais qu'elle ne savait plus depuis combien de temps.
"Je suis désolée.
- Vous avez fait de votre mieux, et nous du nôtre, personne n'a à se blâmer pour ce qui s'est passé, dit quelqu'un.
- Amelia, fit piteusement Madame Potter. Ta première défaite parlementaire. Si tu continues avec moi, tu en auras beaucoup.
- Je reste, répondit la jeune femme.
- Sache que ça ne dit rien de la qualité de ton travail."
Amelia Bones hocha la tête en silence.
"Hum... commença Edgar, enhardie par un soudain regain de vitalité intérieure. Je suis Née-Moldue donc la référence va me parler, un personnage historique Moldu a dit un jour que perdre une bataille ce n'est pas la même chose que perdre la guerre.
- Appeal of 18 June, dit en français Madame Potter."
Edgar se sentir rougir de devenir le centre de beaucoup d'attention, mais continua.
"On a tenté et on savait que ça n'avait qu'une chance infime de passer. On n'est pas surpris, on n'a pas à l'être. Ce qui compte, c'est de voir tout le travail accompli. Nous pouvons être fiers collectivement de qui nous sommes, des valeurs que nous portons et des actes que nous commettons en adéquation avec tout ceci. On recommencera, encore, toujours. Et chaque fois, on progressera.
- Well said, enchérit Madame Potter."
Quelques heures intenses de bilans plus tard, Edgar sortit enfin du Ministère, lessivée émotionnellement et physiquement des événements, mais malgré tout fière au fond d'elle-même de son premier porte-parolat pour le Havre. Un peu inquiète aussi de ne pas pouvoir évaluer la bonne exécution du sortilège "Oubliettes" lancé spécifiquement pour que certaines personnes un peu trop lointaines oublient sa transidentité.
Elle passa devant un miroir.
Avec son visage carré, ses pommettes épaisses et son torse plat, on pouvait deviner que son corps était plutôt stéréotypé masculin. Sa silhouette autrement menue et petite et ses longs cheveux châtains pouvaient induire de la nuance, surtout qu’elle s’habillait de la façon la plus neutre possible. Elle était actuellement dans une phase où elle trouvait qu’une légère confusion chez les autres reflétait bien ses débats intérieurs, même si elle préférait pour le moment taire sa transidentité. Comme elle l’avait dit lors de sa présentation, le monde extérieur, autre que militant, la genrait au masculin.
C’était à sa demande intérieure, implicite. Ceci ne signifiait pas qu’elle n’était pas sûre d’être transgenre. Elle voulait simplement attendre le moment propice, même s’il n’y en avait pas d’idéal en soi, pour s’annoncer à la société entière. Attendre de finir ses réflexions au sujet de la transition – comment et quoi.
"Bonne continuation, Miss Jones, entendit-elle alors qu'elle traversait le hall.
- Merci, à vous aussi, répondit-elle aimablement, sans vraiment regarder son interlocuteur."
Ensuite, elle paniqua intérieurement à cause de l’échec du sortilège sur ce monsieur.
C'est en se retournant qu'elle vit avec stupeur Albus Dumbledore, qui lui faisait un petit clin d’œil.
"Je suis repassé après vous, vous n’avez été efficace que sur votre voisine immédiate."
Edgar hésita entre l’admiration et l’incompréhension. Admiration, car il avait tout à faire d'autre que de s'intéresser aux groupes de travail d'Euphémia Potter, et pourtant, le plus grand sorcier de tous les temps se souvenait des plus infimes détails de cette aventure. Incompréhension, car par quel moyen avait-il pu savoir qu’elle s’était un peu trop pressée dans l’exécution de l’"Oubliettes" ? Alors donc, était-il vraiment Legilimens comme le prétendait la légende ?
Et pourquoi avait-il voulu la protéger ?
"On peut rendre service de manière désintéressée, parce qu’on pense que les gens méritent de vivre comme ils le souhaitent, vous ne croyez pas ? "
Elle ne répondit pas, sourit, puis il sourit en retour et ils partirent enfin chacun de leur côté.
"Un grand homme, ce Dumbledore, beaucoup de classe", comme dirait l'autre.