La cime des arbres commençait lentement à se dégarnir. L’automne avait charrié avec lui le vent, la pluie, le froid. Le Parc s’était paré des mêmes couleurs que l’année passée, de ces couleurs dont il avait à peine pu profiter. L’Écosse était un merveilleux nuancier gris brume, orange pluvieux et rouge glacé, qu’il brûlait d’immortaliser.
Lorsque le doigt de Colin pressa le déclencheur, le Grand-duc avait déjà repris son envol.
Il reposa mollement l’appareil photo contre son cœur.
Quand on avait été pétrifié six mois dans sa vie, il y avait des choses qui n’étaient plus jamais comme avant.
Pour Colin, cela avait commencé avec la douloureuse réappropriation de son corps. Utiliser ces muscles trop longtemps endormis… Dérouiller ces articulations qui avaient pris la poussière… Cligner des yeux, bouger les doigts, saisir les objets dans la paume d’une main… puis de l’autre… Plier ses jambes et trouver la force de se hisser sur ces dernières, et puis se remettre à marcher. Vaciller. Marcher et vaciller à chaque instant comme si le monde pouvait de nouveau se dérober sous ses pieds.
Avoir la bouche plus sèche que jamais. Apprendre que les cordes vocales se travaillaient. Prendre conscience du poids de sa langue contre ses dents. Réapprivoiser les mots et puis parler, mais peu… S’épuiser, beaucoup… Ressentir la fatigue et prendre conscience des limites de son propre corps.
Le plus difficile, pour Colin, c’était l’insupportable latence entre le moment où il voulait prendre la photo et celui où il la prenait vraiment.
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« Memento mori. »
La gardienne de la Tour pivota. Il s’engouffra dans le passage menant à la salle commune, qui était encore relativement déserte à cette heure de la matinée. Quelques cinquième année parlaient à voix basse autour de l’âtre et Hermione Granger feuilletait sur l’une des longues tables un livre de l’épaisseur d’un Souafle… Un samedi matin tout ce qu’il y avait de plus normal, en somme.
Colin enleva son écharpe et sa cape, toutes deux imbibées de la bruine de sa promenade. Il les plia précautionneusement sur une chaise, faute de pouvoir remonter dans les dortoirs au risque de réveiller ses camarades.
« La salle commune n’est pas un étendoir géant, commenta l’amie de Harry Potter sans même relever les yeux vers lui. Savais-tu que les vêtements sales que certains d’entre vous abandonnez çà et là ne se nettoient pas comme par magie ?
— Je ne comptais pas…
— Ils font travailler des Elfes de maison pour ça. Toi qui es né-Moldu, cela ne te choque pas ?
— Ou… oui. »
À vrai dire, il ne s’était jamais posé la question. Il n’avait même jamais entendu parler des Elfes de maison. Où qu’il les mette, les vêtements lui revenaient toujours propres, il n’aurait pas pensé à s’en plaindre.
« Qu’est-ce que tu lis ? chuchota-t-il avec curiosité.
— De la légitimation des hiérarchies magiques et non magiques, récita-t-elle avec entrain. C’est passionnant.
— C’est pour quel cours ? »
Elle eut un petit rire qui le fit se sentir immédiatement idiot d'avoir posé cette question. Hermione Granger était sans doute de ces personnes extrêmement intelligentes qui lisaient pour le simple plaisir de lire et de s’instruire toujours davantage.
« Ce n’est pas au programme, c’est une recommandation personnelle du Professeur Burbage. C’est elle qui assure le cours d’étude des Moldus, explicita-t-elle devant son froncement de sourcils. L’étude des Moldus est l’une des options possibles pour toi l’année prochaine, ils ne devraient pas tarder à vous en parler pour que vous puissiez faire votre choix.
— Et quels sont les choix possibles ?
— Étude des Moldus, étude des Runes, Divination, Arithmancie et Soins aux créatures magiques.
— Tu as choisi un cours sur les Moldus plutôt que de découvrir des di... disciplines magiques ? s’étonna-t-il.
— Je n’ai pas choisi… »
Elle lui adressa l’un de ces clins d’œil qui intimaient à ne pas poser davantage de questions.
« … mais tu serais surpris de tout ce que l’on a à apprendre et comprendre sur soi et son fonctionnement, pour peu que l'on veuille bien s’y pencher. »
Il hocha la tête. Cela semblait être un sage conseil. C’était ce qu’il aimait aussi dans la photographie : capturer le réel pour pouvoir ensuite le disséquer du regard aussi longuement et autant de fois que nécessaire pour le comprendre. Ces derniers temps, c’était même la seule chose qui rattachait encore son esprit à la réalité. Sans la photo, tout lui échappait : souvenirs, nuances, complexité…
« Est-ce que ça va, Colin ? Tu es tout pâle.
— Je vais re… remonter dans le dortoir. »
Discuter l’avait définitivement vidé de toute son énergie.
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« Je t’ai cherché partout ! »
Ginny lui avait sauté dessus dès qu’il avait reposé un pied dans la salle commune. Elle lui tendit un mouchoir en tissu qui enveloppait, à en juger l’odeur, des restes du déjeuner.
« J’ai réussi à te garder une part. »
Il découvrit en effet à l’intérieur du mouchoir une grande part de tarte à la mélasse, et sentit un grand sentiment de gratitude emplir sa poitrine.
« Merci Ginny, ça me touche beaucoup. »
Depuis la fin de l’année passée et sans qu’il ne sache exactement pourquoi, Ginny était devenue très présente dans sa vie. Les autres Gryffondor l’avaient accueilli en triomphe à sa sortie de l’infirmerie mais, passées les premières semaines, il s’était senti particulièrement seul. Il ne leur reprochait pas vraiment : ses camarades de première année ne le connaissaient que depuis un mois lorsqu’il avait été pétrifié, et leur groupe d’amis s’était construit sans lui. Il avait beau vivre avec eux, il avait l’impression qu’il se sentirait de toute manière toujours à part.
Ginny avait été la seule à prendre de ses nouvelles durant l’été. Les parents de Colin avaient paniqué lorsqu’une vieille chouette cendrée s’était évanouie dans leur salon la première fois – il les avait rassurés, il ne s’agissait que d’Errol. Un animal plus intelligent et sensible qu’il n’y paraissait au premier abord… Avec la Gryffondor, ils avaient échangé quelques lettres. À l’époque, il avait encore du mal à garder en main une plume et avait dû dicter chacun de ses mots à son père pour qu’il écrive à sa place.
« Tu as pris de jolies photos ce matin ?
— Comment sais-tu que je suis sorti ?
— Tu as oublié des affaires », répondit-elle doucement en désignant la chaise sur laquelle il était assis un peu plus tôt.
Il jura intérieurement. Hermione Granger devait penser qu’il s’était sérieusement moqué d’elle.
« Alors, comment étaient ces photos ?
— Euh, oui, super… J’en ai une vraiment réussie sur un Grand-duc de l’école qui picore une branche, improvisa-t-il sans savoir lui-même exactement à quoi il jouait.
— Waouh… Tu me la montreras ?
— O… oui, pourquoi pas... »
Il se demandait bien ce qu’il allait pouvoir lui montrer. Il sentit ses joues chauffer et détourna le regard pour continuer sa phrase :
« … mais le temps que tous les clichés de la pellicule soient ti... tirés, tout cela prend du temps à développer, tu sais. Parfois, des clichés sont même perdus dans le processus, alors...
— Ça a l’air compliqué. »
Il hocha la tête.
« C’est ma magie à moi. »
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Il s’était encore une fois levé aux aurores. Cette fois-ci, il avait prévu des gants. Les températures de cette fin d’octobre ne lui permettaient plus de s’en passer. Ils étaient en plein dans l’entre-saison : là où les feuilles mortes garnissent les clairières et où le pavé commence à craquer sous les pieds.
Ayant renoncé aux sujets vivants, il déplaçait sa visée au milieu des paysages pour trouver les meilleurs tableaux.
À travers la lunette de son appareil photo, Colin s’immobilisa soudain.
Il n’avait jamais vu de tel phénomène.
Il passa par réflexe un rapide coup sur l’objectif, pour vérifier qu’aucune particule volante n’était venue en obstruer la vue, mais la tache demeurait dans son champ de vision.
Il abaissa l’appareil.
La tache était toujours là. Cela ne ressemblait d’ailleurs pas franchement à une tache. La forme était floue et mouvante…
Il plissa les yeux en se rapprochant lentement de la clairière, mais elle s’évanouit aussitôt.
Colin tressaillit. Il cligna des yeux à trois reprises, fortement, pour être sûr de ne pas avoir rêvé. Maintenant qu’il y prêtait davantage attention, il avait l’impression que des dizaines de taches, plus ou moins perceptibles, dansaient sur ses yeux. Comment cela avait-il pu lui échapper ? Tout son champ de vision grésillait faiblement.
Si sa rétine fichait le camp, que lui restait-il ?
Les taches s’accompagnèrent bientôt d’une effroyable odeur de brûlé qui remonta toute sa trachée... Tout lui revint par flashes. Suffisamment rapidement pour ne pas en saisir tous les contours. Assez intensément pour lui couper momentanément la respiration.
Les larmes aux yeux, il resserra son tour de cou et retourna à grands pas vers le château.
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La première chose qui le frappa lorsqu’il pénétra dans l’infirmerie, ce fut l’odeur fraîche et puissante qui flottait dans l’air. Elle avait presque quelque chose de rassurant.
Il n’était pas retourné ici depuis la dernière fois. Il avait pensé que cela lui ferait quelque chose de revoir les lits blancs et alignés sur plusieurs dizaines de mètres, mais ils n’étaient finalement rien de plus que des lits entre quatre murs de pierre… Rien de fondamentalement différent d’un dortoir, en somme. En plus vide et froid, peut-être.
« Puis-je faire quelque chose pour vous, Mr Crivey ? »
Il n’avait pas vu l’infirmière sortir de la réserve.
« O…oui, j’ai… »
Il réfléchit un instant à la meilleure manière de formuler le problème qui l’amenait en ces lieux.
« Je vois et je sens des choses qui n’existent pas.
— D’accord… opina Mrs Pomfresh de sa voix calme et rassurante. Pourriez-vous décrire plus en détail ces hallucinations dont vous faites l’expérience ? »
Il déglutit. Des hallucinations…
« Ma vision s’est troublée aujourd’hui.
— Troublée comment ?
— Je ne sais pas…
— Y a-t-il des antécédents de problèmes de vue au sein de votre famille ?
— Ma mère porte des lunettes.
— Vous n’en portez pas vous-même ?
— J’ai une très bonne vue.
— Et c’est la première fois que votre vision se « troublait » ?
— Oui. Au début, j’ai pensé que c’était une simple tache.
— Une tache ?
— Plusieurs, en fait. Je suis désolé, c’est tellement flou… Je prenais des photos dans le Parc, et l’instant d’après j’avais l’impression que ces taches dansaient devant mes yeux.
— Dansaient ?
— Elles bougeaient.
— Elles bougeaient comment ? »
Il ne savait plus. Il n’était même pas sûr que ses réponses étaient conformes à la réalité. Sa mémoire avait tendance à lui jouer des tours, et il lui arrivait aussi de plus en plus souvent de mentir pour de petites choses sans en avoir conscience, alors…
« Un peu. Je crois qu’elles bou... bougeaient un tout petit peu.
— Je vois… »
Elle avait griffonné quelque chose sur le carnet jusqu’ici rangé dans la poche de poitrine de sa blouse.
« Est-ce que c’est grave, Mrs ? »
Elle se mordilla la lèvre inférieure, comme pour réprimer un commentaire.
« Est-ce que je suis en train de perdre la vue ?
— Je ne crois pas, Mr Crivey.
— Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il avec espoir.
— J’ai plusieurs hypothèses, confirma-t-elle, mais aucune d’entre elle n’implique que vous perdiez la vue à plus ou moins long terme. Je vous invite à revenir vers moi d’ici deux ou trois semaines pour voir comment cela… évolue, si vous le voulez bien. »
Elle rangea le carnet dans sa poche.
« Parlez-moi des odeurs ?
— Oh, oui… »
Il inspira une grande goulée d’air.
« Il y a aussi cette odeur qui revient parfois…
— Et cette odeur, est-elle plutôt agréable ou désagréable ?
— Désagréable. Très désagréable. De brûlé, en fait. Qu’est-ce que ça peut être ?
— Dans quelles situations cela vous arrive-t-il ? demanda-t-elle au lieu de répondre à sa question.
— Je n’ai pas l’impression que cela arrive dans des situations particulières.
— Est-ce que cela vous était déjà arrivé avant votre pétrification ?
— N… non.
— D’accord. Il est possible que votre corps soit toujours en train de se réhabituer à ses différents sens.
— Ah oui, peut-être. »
Il n’y avait pas pensé, mais cela semblait logique maintenant que l’infirmière le formulait à voix haute. Après tout, il avait dû réapprendre beaucoup de choses à son corps au cours de l’année écoulée.
« Vous avez pensé à la rééducation olfactive ?
— La quoi ?
— Réapprendre à sentir. On ne s’occupe pas vraiment de cela à Poudlard, il vaudrait mieux consulter un spécialiste de l’hôpital Ste Mangouste, ou même un spécialiste Moldu si vous le pouvez, ils font aussi de très belles choses pour la parosmie et la phantosmie post-traumatiques.
— Mais je ne suis pas traumatisé », se défendit-il.
Un traumatisme, c’était forcément violent. Lui, il n’avait pas été blessé. Il n’avait même pas eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait. Sa vie s’était simplement mise en pause au détour d’un couloir.
« Mr Crivey, reprit-elle d’une voix très douce, votre longue période de pétrification a vraisemblablement laissé des traces. Il n’est pas si inconcevable d’émettre l’hypothèse que vous connaissez actuellement des troubles du stress post-traumatique. Au contraire, il est important de s’en rendre compte pour le prendre en charge le mieux possible.
— Je vais très bien, merci. J’ai juste besoin d’un peu de temps. »
* * * * *
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La veille, Ginny lui avait proposé d’aller au bord du lac avec elle et son amie Luna. Il ne connaissait pas vraiment Luna Lovegood, mais il entendait souvent des gens se moquer d’elle parce qu’elle était… bizarre. Il ne savait pas exactement ce que les gens entendaient par-là, mais il n’avait pas envie d’être lui aussi l’objet de moqueries s’ils commençaient à traîner ensemble.
Aussi, il avait choisi de rejoindre une partie de ses camarades en fin de matinée.
Vicky Frobisher et Geoffrey Hooper s’étaient engagés dans une partie impitoyable d’échecs sorciers. C’était comme les échecs auxquels il aimait jouer avec Dennis, mais en terriblement plus violent.
« Prends-lui sa tour, râla Geoffrey. Prends-la ! Tu vois bien qu’elle est à portée d’épée !
— Tu vois bien qu’il n’a pas envie. »
Pour toute réponse, son cavalier avait chargé en direction d’un pauvre pion. Colin rit de bon cœur.
« Ça te fait rire, Crivey ? La prochaine partie est pour toi ! » le défia Rionach en lui adressant un clin d’œil appuyé.
Il se surprit à sourire bêtement. Cela lui réchauffait le cœur de voir les tentatives de certains de ses camarades pour l’inclure dans leur groupe. Bien sûr, cela lui semblait toujours forcé et l’illusion ne durait jamais bien longtemps avant qu’il ne s’isole de nouveau… Mais il en venait presque à regretter de ne pas passer plus de temps avec eux, finalement. Cela pouvait être agréable, de passer du temps avec de simples camarades.
Le portrait pivota soudain. Harry Potter venait de franchir la porte de la salle commune.
« Hé, Harry ! Salut, Harry !* » s’exclama Colin, heureux de voir un visage connu.
Harry lui adressa un signe de la main, esquissant un sourire.
« Tu ne vas pas à Pré-au-lard, Harry ? Comment ça se fait ? Viens t’asseoir avec nous, si tu veux.* » proposa-t-il en pointant l’échiquier sur lequel ils jouaient.
Il perdit de son sourire, et Colin se sentit immédiatement mal d’avoir proposé. Harry Potter avait forcément des choses plus intéressantes à faire que de traîner avec lui.
« Non merci, Colin, répondit-il poliment. Je dois aller à la bibliothèque. J'ai du travail à faire.*
— J’ai tellement pas hâte d’être en troisième année, commenta Vicky alors que Harry disparaissait de nouveau derrière la grosse dame. Ça a l’air d’être la folie…
— J’ai hâte de pouvoir aller à Pré-au-lard, moi. »
Colin acquiesça. Il n’avait jusque-là qu’entraperçu le village à chaque arrivée par le Poudlard Express, mais il s’imaginait déjà immortaliser ses ruelles et ses magasins…
« Il paraît qu’ils servent des Bièraubeurres aux Trois Balais…
— De la bière… au beurre ? s’étonna Colin.
— Ah oui, c’est vrai… » souffla Geoffrey.
Colin se renfrogna. Il n’aimait pas franchement le ton que prenaient certaines personnes quand elles s’apprêtaient à lui expliquer comme s’il était le dernier des Nifleurs une chose apparemment évidente dès le plus jeune âge pour l’ensemble de la communauté sorcière.
« C'est un des alcools les plus doux qui existent. Du beurre, du sucre, et des épices !
— Sans oublier la bière artisanale ! Et un nuage de lait, compléta Rionach.
— Ça a le goût d'un baiser sur tes lèvres…
— Comme si tu avais déjà embrassé quelqu’un, gros malin ! »
C’était peut-être méchant, mais Colin fut satisfait de voir Geoffrey ainsi chambré.
« Tu as déjà embrassé quelqu’un, toi, peut-être ?
— Oui ! Ta chouette ! »
Geoffrey se révolta en hurlant à tue-tête « On avait dit pas les chouettes ! », ce qui ne fit que redoubler les éclats de rire de ses camarades.
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Le banquet d’Halloween était somptueux.
La Grande salle avait été redécorée pour l’occasion. Des citrouilles lumineuses creusées au cours des dernières semaines par le garde-chasse avaient remplacé les chandelles qui brûlaient habituellement au-dessus des tables. Les nuances orangées rendaient la pièce encore plus chaleureuse qu’à l’accoutumée. Le plafond magique, lui, était pluvieux.
Il s’était assis entre Ginny et son grand-frère, Percy. Il l’intimidait un peu, avec son badge de Préfet-en-chef et sa Serdaigle de petite amie qui semblait au moins aussi brillante que lui. Elle venait souvent s’asseoir à la table des Gryffondor, quand ce n’était pas lui qui la rejoignait à la table des Bleu et Bronze. À la voir discuter avec tant de passion à chaque fois, il avait du mal à croire qu’elle avait aussi été pétrifiée. Cela avait l’air d’être une personne avec tant de confiance en elle, et tant d’énergie… Tout ce qu’il n’était pas ces derniers temps.
Il laissa son regard courir sur la table des Poufsouffle. Il savait que Justin Finch-Fletchley avait été pétrifié peu après lui, mais il devait avouer qu’il confondait certains des élèves de sa promotion. En fait, il n’était pas tout à fait sûr de regarder la bonne personne. Il était sûr que si quelqu’un le regardait lui, Colin, au milieu de ses camarades de Gryffondor, il leur sauterait immédiatement aux yeux. Les Poufsouffle, eux, ne faisaient qu'un. Il aurait parfois aimé être réparti dans cette maison et se fondre dans leur masse aimante et solidaire.
Son attention fut ramenée à la table de Gryffondor par la voix forte d’Hermione Granger. Il croisa le regard de Harry, à qui il sourit… Harry lui sourit en retour. Il fut soulagé qu’il ne le déteste pas. Contrairement aux précédentes personnes, il n’osa pas regarder la Gryffondor trop longtemps. Après son erreur de l’autre jour, il avait peur qu’elle le réprimande.
Il détourna si vite le regard qu’il eut momentanément l’impression de revoir les étranges formes sur sa rétine et sentit son rythme cardiaque s’accélérer, et son nez se remplir de fumée.
Ginny avait posé une main sur la sienne :
« Colin, ça va ?
— Je vais prendre l’air quelques mi... minutes. »
* * * * *
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Il s’était assis sur l’un des bancs de la cour, loin de l’agitation de la fête, sous le ciel étoilé et la pluie fine signant la mort d’octobre. Il laissait les larmes couler, les laissant se mêler au paysage. La pluie l’apaisait, ces derniers jours. Il aimait son odeur lourde et profonde qui éteignait le feu sous sa poitrine.
« Il fait beau, ce soir. »
Il se trémoussa, mal à l’aise, lorsque le visage lumineux de l’étrange amie de Ginny se détacha de l’obscurité. Elle avait des yeux immenses qui lui donnaient l’impression d’être scruté de la tête au pied.
« Tu n’aimes pas la fête, toi non plus ? demanda-t-elle d’un air interrogateur en pointant les lumières leur parvenant de la Grande salle.
— C’est compliqué. »
Elle hocha la tête, s’asseyant à ses côtés tout en laissant suffisamment d’espace entre eux pour ne pas qu’il se sente étouffé par sa présence. Elle secoua sa main autour de lui, comme pour chasser des mouches particulièrement insistantes. Il décida de ne pas lui poser de question.
« Je voulais justement te poser une question », dit-elle d’une voix douce.
Une question ? Pour lui ? Il haussa les épaules.
« Je n'ai pas beaucoup de réponses en général, plaisanta-t-il.
— Tu les vois aussi ? »
Il fronça les sourcils.
« De quoi tu parles ?
— Tu étais à l’infirmerie la semaine dernière.
— De quoi tu parles ? » répéta-t-il.
Est-ce qu’elle l’espionnait ?
« On avait changé mon nez en courge, répondit la Serdaigle comme si elle avait pu lire dans ses pensées. Suis-moi. »
Elle lui prit le bras et le tira du côté de la cour qui donnait la meilleure vue sur le Parc.
« Tu les vois ? »
Il laissa son regard balayer les alentours, ne sachant pas exactement ce qu’il était censé voir.
« Là, près de la cabane de Hagrid… » insista-t-elle.
Colin sentit son cœur s’arrêter et ses poumons s’enflammer. Près de la cabane du garde-chasse, une allée de citrouille illuminait la lisière de la Forêt. Les taches avaient grandi et leurs formes s’étaient précisées. Les chandelles projetaient leur ombre sur les arbres, qui leur donnait une forme plus palpable encore. Une larme dévala sa joue droite sans qu’il ne puisse la réprimer.
« Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il m’a...m’arrive ?
— Tu es parfaitement sain d’esprit. »
Elle lui prit la main, la serrant plus fort que personne ne l’avait jamais serrée.
« Tout va bien, Colin. Ce sont des Sombrals. Ils ne feraient pas de mal à un Joncheruine.
— Tu les v…vois aussi ? »
Elle hocha la tête, lui adressant un sourire qui lui déchira le cœur.
« Tous ceux qui ont vu la mort peuvent les voir.
— Mais je n’ai vu personne mourir.
— Tu as bien vu la mort, non ? Tu as compris ce que ça voulait dire de partir. »
Clic. Comme un appareil photo qui se déclenche et saisit soudain l’ensemble du tableau.
Il avait vu la mort dans les yeux, et ça le terrifiait.