Je suis un Gallion.
Enfin, non, ce n’est pas tout à fait vrai. Techniquement, je suis un morceau rond de métal teinté de couleur dorée et gravé de partout, mais sans valeur innée.
Non, moi non plus je ne vois pas trop en quoi je diffère d’un « vrai » Gallion, mais bon. C’est la vie.
C’est une jeune fille qui m’a créé il y a de nombreuses années, m’a coupé et gravé et décoré, avant de me chatouiller en me lançant le sortilège Protéiforme. (Je ne sais pas ce que c’est, je l’ai juste entendue le dire.) Puis elle m’a mis dans un sac avec plein d’autres faux (je présume, sinon je suis jaloux) Gallions, et je ne savais plus ce qui se passait.
Jusqu’à ce qu’une nouvelle main m’en ressorte, un garçon cette fois. Il m’a contemplé sous toutes les coutures, m’a caressé, m’a mordu — non mais ! — avant de me glisser dans sa chaussette. Une chance que je n’ai pas de nez, hein !
J’ai encore une fois perdu la notion du temps, pendant que j’étais seul, dans le noir, serré de partout. Je me serais endormi si j’avais pu. Jusqu’à un jour, j’ai senti dans mes entrailles métalliques une envie, un désir — non, une nécessité ! — de changer les chiffres qui me décoraient. Je me suis concentré et, dans une bouffée de chaleur, j’ai affiché ceux qui m’étaient apparus comme dans une vision.
J’ai entendu le garçon attaché au pied contre lequel j’étais collé jurer — quelque chose comme « Aïe, putain, ça brûle ce truc ! » — avant de me ressortir à l’air frais pour la troisième fois de mon existence. Il avait l’air ravi malgré ses insultes sur ma température et, après m’avoir examiné de près une fois de plus, m’a à nouveau rangé. Ailleurs que directement contre sa peau, cette fois.
Les mois suivants, une petite routine s’est installée. De temps à autre, je recevais une vision et une envie impossible à ignorer d’y obéir ; je changeais les chiffres avec moult picotements et un accès de chaleur ; puis le garçon me sortait, me lisait, souriait, et me rangeait à nouveau, jusqu’à la prochaine fois. J’ai fini par comprendre que je servais à relayer un horaire de réunions quelconques, que mes visions étaient d’informations cruciales à transmettre et que mes changements d’apparence étaient d’une importance capitale.
Autrement dit, qu’au fond je valais bien plus qu’un « vrai » Gallion en or !
Un jour, il m’a rangé dans un tiroir, et j’ai arrêté de recevoir des visions. Je ne comprenais pas pourquoi, je ne savais pas si c’était que je ne fonctionnais plus, ou si la pièce qui m’envoyait ces visions avait disparu, ou simplement que nous n’avions plus aucun horaire à transmettre ensemble, mais quoi qu’il en soit, j’ai passé longtemps dans ce tiroir sans voir le garçon. Je sais que j’ai dit plus tôt que je n’ai pas la notion du temps qui passe — c’est vrai, mais là je ne me sentais jamais bouger, je ne me faisais plus jamais examiner, je ne savais pas combien de temps s’était passé depuis ma dernière sortie, mais je pouvais déduire qu’il s’en était passé beaucoup.
Puis, tout d’un coup, au milieu de ce vide, j’ai soudain reçu une nouvelle vision. « Ça y est, me suis-je dit, on reprend du service ! » J’ai changé la série de chiffres avec hâte — même si je devais faire attention à ce que je faisais puisqu’il y en avait que je n’avais jamais vus — et j’ai attendu de voir le visage heureux du garçon. Et attendu. Et attendu.
Mais il n’est pas venu. Ni lui, ni personne d’autre. Je n’ai jamais su quel message j’avais à transmettre ce jour-là — je suis peut-être un génie pour certaines choses, mais je ne sais pas lire — ni si quelqu’un, quelque part, l’a reçu sur un de mes comparses. Je ne sais pas non plus combien de temps je suis resté sans bouger après. Si je m’attendais à un retour aux choses normales, j’ai vite été déçu ; ce fut plutôt un retour à la noirceur, au silence, à l’ennui et au froid. Si une pièce de métal peut être déprimée, je crois que j’aurai à ce moment frôlé la dépression. Je me sentais tellement inutile !
Et après une éternité et demie d’attente, enfin… le tiroir s’est rouvert ! Le garçon m’a remis dans sa poche, et nous avons repris notre belle relation d’antan ! Je crois que je recevais mes visions d’ailleurs — elles ne goûtaient plus pareil —, mais j’ai recommencé à transmettre les messages et il a recommencé à sourire en les lisant.
Au début, il souriait comme avant mais, plus le temps avançait et plus il avait les traits tirés. Un jour, il avait un œil au beurre noir. Un autre, j’entendais quelqu’un pleurer près de lui. Mais chaque fois que je lui donnais un message, il y répondait. Il soupirait des fois, grimaçait en me voyant, mais finissait toujours par dire « Bon, on y va ».
Jusqu’au jour où j’ai transmis mon dernier message. (Je ne savais pas encore que c’était mon dernier, bien sûr, mais je m’en rendrais compte bien assez tôt.) C’était une série compliquée, des signes que je n’avais jamais vus, et je dus me concentrer un moment pour mettre les barres et les points aux bons endroits. Et, comme la dernière fois que j’avais fait un message compliqué, personne ne m’a lu. Je savais qu’il ne m’ignorait pas, pourtant ; j’étais toujours dans sa poche, j’avais chauffé autant que d’habitude, mais aucune main n’est venue me chercher.
Malgré cela, j’entendais des exclamations de joie, je sentais presque l’excitation du garçon à travers le tissu qui nous séparait. Est-ce orgueilleux de ma part de penser que cette émotion était en lien avec moi et mes comparses, que nous transmettions une excellente nouvelle, cette fois ?
J’ai eu de la chance, ce jour-là : le garçon m’a gardé dans sa poche. Je n’ai rien vu, évidemment, mais pendant les heures qui ont suivi, j’ai tout entendu. Les cris, les explosions, les drôles de mots criés à tue-tête. Des pleurs, quelques rires aussi. J’avais beau ne pas savoir exactement ce qui se passait, je comprenais qu’il s’agissait de quelque chose d’important, d’un point final marquant.
Je ne savais pas que ce serait la fin de ma vie utile, que les sons entendus ce jour-là seraient les seuls souvenirs qui occuperaient les longs silences qui m’attendaient. Quand le garçon finit par me sortir de sa poche, ce fut pour me remettre dans un tiroir. Et si j’y avais passé une éternité et demie la dernière fois, celle-ci, c’est au moins cinq éternités complètes que j’ai passées sans bouger, sans même un petit message à transmettre pour m’occuper.
J’ai passé tout ce temps avec la compagnie seulement de mes souvenirs, et celle de mes pensées. Et au cas où vous aviez oublié, je suis une tranche de métal ; je n’ai pas tant de pensées que ça. Je me demandais ce qui était arrivé à tous mes comparses, s’ils se morfondaient autant que moi ou s’ils avaient trouvé une autre utilité. Sous-verre, peut-être.
Quand j’ai fini par être sorti du tiroir, par une main que je ne reconnaissais pas, ce fut pour être glissé dans un sac, qui fut lui-même déposé à un autre endroit. Puis un autre. Et un autre. Je me sentais bouger, mais jamais on ne me sortait, je ne voyais jamais rien, n’en entendais pas plus…
Après quelques autres éternités passées ainsi, j’étais presque tombé dans une somnolence frôlant le coma quand je sentis des doigts tâtonner le fond du sac où j’existais, se poser sur moi, me pincer, m’amener enfin à la lumière du soleil. « Tiens, un Gallion ! » J’hésitais entre m’offusquer — je suis bien plus qu’un simple Gallion, non mais ! — et me bomber le torse (enfin, celui de la petite figure de sorcier qui me décorait) parce qu’enfin on reconnaissait ma valeur inhérente !
Mais avant que je ne puisse décider comment réagir, la main me jeta dans une petite besace, où je cliquetai en atterrissant contre d’autre Gallions, des Mornilles et des Noises — des vrais.
S’ensuivit une longue période où on m’utilisa comme une vulgaire pièce de monnaie. Je passais d’une caisse à une poche, d’une main à un porte-monnaie. Je ricanais intérieurement parce que personne ne me regardait jamais d’assez près pour voir que la série de chiffres qui m’ornait était inhabituelle, que je ne ressemblais pas à mes nouveaux comparses. Oh, j’avais bien pensé à essayer de les changer moi-même sans vision, d’effacer le dernier message compliqué que j’avais transmis, mais d’abord je ne savais pas comment, ensuite je m’amusais beaucoup trop pour risquer d’attirer l’attention sur moi. Pour une fois, je sortais presque tous les jours, j’entendais tout le temps des choses nouvelles, je voyais le monde ! J’avais peut-être perdu mon importance d’antan mais, au fond, je n’aurais échangé cette nouvelle existence pour rien au monde.
Cette aventure dura jusqu’au jour où je glissai dans une fente au fond d’un tiroir-caisse, entre une paroi de bois et une de métal. Je me sentais serré, figé, je ne voyais plus rien. J’aurais hurlé pour qu’on me remarque si j’avais pu, et au diable mon anonymat.
Je pensais que c’était parti pour quelques autres éternités d’immobilité pour moi, mais finalement je n’ai pas eu à attendre longtemps avant qu’un doigt se pose sur moi, qu’il me pousse, me tire dans tous les sens, jusqu’à ce que, avec un grincement qui me fit grimacer intérieurement, je sois extirpé de ma prison temporaire. Une jeune femme me regardait les sourcils froncés, passant un pouce sur ma surface. Quoi, j’avais un bouton sur le nez ?
— Oncle, viens voir ce que je viens de trouver !
Un homme s’approcha de nous, précédé par sa bedaine proéminente. Il posa ses lunettes sur le bout de son nez et me prit des mains de sa nièce.
— C’est pas normal que les Gallions perdent leur couleur comme ça quand on les égratigne, pas vrai ? dit la femme. Tu crois que c’est un faux ?
— Peut-être, mais…
Il m’approcha de son œil droit. Je l’entendis marmonner quelques mots, puis vis l’œil s’écarquiller. Il dit à sa nièce, sans me quitter des yeux :
— Le vieux Corn m’a raconté des choses quand il m’a vendu la Tête de Sanglier, des histoires sur le bar, sur son fondateur Dumbledore. Je ne savais pas trop quoi croire, mais peut-être…
Il hocha la tête et ferma le poing sur moi. Je l’entendis — sa voix un peu étouffée — dire à sa nièce de surveiller le comptoir pendant qu’il faisait quelques vérifications, puis il s’enferma avec moi dans son bureau. Je le vis fouiller dans des livres, mettre sa tête dans un feu vert, se parler tout seul. Je ne comprenais rien de ce qui se passait — rien de nouveau, me direz-vous — mais je ressentais une certaine excitation, comme s’il allait finalement se passer… quelque chose. Quelque chose de bien, de nouveau, d’important.
À la fin de la journée, les vérifications étaient faites et les suspicions confirmées. C’est avec une grande excitation mêlée de respect, presque de révérence, qu’il me plaça dans un cadre, sans même effacer mes nouvelles marques, et m’accrocha au mur derrière le comptoir, à côté du grand portrait d’une jeune fille blonde.
Et sous moi, il plaça une petite plaque, et je sus enfin ce que j’étais, ce qui m’avait rendu si important. Je ne sais toujours pas lire, mais on l’a lue à voix haute tellement souvent en venant me voir que je la connais par cœur.
Un des Gallions Protéiformes de l’Armée de Dumbledore, créé par Hermione Granger en 1995. On y lit toujours le message envoyé par Neville Londubat pour appeler les combattants à la bataille de Poudlard du 2 mai 1998.
« Les grandes choses ont quelquefois de petits commencements. »