Poudlard était étrange, à cause de sa magie, et Poudlard était normale, à cause de ses relations sociales en tout point semblables à ce qui se faisait dans d'autres lieux normaux, l'école, l'épicerie, la librairie, la rue et le métro. Et puis maintenant que Mary savait que des personnes douées de magie arpentaient secrètement ces lieux, il devenait plus simple et plus tentant de se dire qu'au fond, tout cela était la même chose.
Mary était aussi une apprentie danseuse l'après-midi. Elle vivait alors dans le monde paranormal des rêveurs sensibles. Son univers était peuplé de fées aux pieds pointus et brillants, de lutins farceurs qui sautaient plus hauts que leur taille, de poudres pailletées, de mille soleils accrochés au ciel noir, de riches marchands de brocarts et de joyaux, de fourmis aux doigts d'or qui montaient des palais enchantés. Mary elle-même, vêtue de la tunique antique, ses oreilles pointues dépassant de sa chevelure, s'entraînait à transformer un petit rat en étoile scintillante.
Mary était déjà une magicienne.
***
La danse a toujours été un art étrange. C'est un art pour lequel c'est le corps dans sa chair qui doit s'incarner. Et c'est peut-être le seul qui demande autant au corps qu'à l'âme, sinon plus. La danse a en effet pour unique instrument, objet de passation, le corps.
Dans des sociétés qui réfutent le corps primal, qui nient ses excrétions, ses fatigues, ses douleurs, ses tensions, qui honnissent l'anatomiste qui dissèque le muscle et le tendon, la danse est le privilège des marginaux. L'on se repait, bourgeois, à contempler le ballet, et même à payer des corps de ballet au service du plaisir sexuel - car cette société est hypocrite, bien sûr.
Mais tout ce qu'endure le corps dansant ne peut être que le fait d'un corps de rien. Rien face au bourgeois. Rien face à l'opprobre publique le matin. (Mais tout le soir, sur la scène comme en coulisses.)
Il n'est donc guère étonnant que les danseurs soient des révolutionnaires de l'amour et du don de son corps à ce qu'on aime.
Mary n'a pas encore étudié assez l'histoire de la danse pour le savoir. De toute façon, cette histoire n'est pas vraiment officielle. L'on préfère chanter que le fondateur de l'Opéra est le Roi-Soleil. Mais qui saurait citer les danseurs d'alors ?
***
Mary, parce qu'elle était déjà magicienne, pouvait se payer le luxe de ne parler de sa condition de sorcière à personne en ce lieu. Elle disait la vérité : "ce matin, j'ai eu cours d'histoire", ou encore "j'ai eu un contrôle de chimie". Elle ne disait simplement pas toute la vérité ; que son école était en Angleterre, que l'histoire en question concernait les tractations du Mage de Malorgueil avec Guillaume le Conquérant pour une terre dédiée à un élevage de dragons contre de l'or massif, et que le contrôle de chimie avait demandé ce que produisait l'ajout d'une douzaine de têtards dans un bain de mandragores moulues.
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Acte 1
Il se tient les côtes, essoufflé, ses genoux tout à l'heure si forts désormais tremblants. La transpiration suinte sur son sternum, dégagé par le grand académique blanc qu'il porte. Il pose sa main machinalement sur la barre, puis s'en aide pour s'affaler par terre. Il saisit sa bouteille d'eau, il boit doucement, à petites gorgées entrecoupées.
L'autre est habillé d'un jean évasé, de baskets blanches sales et élimées et d'une grande parka verte. Il presse le pas dès qu'il le voit, va à sa rencontre.
"Jacques ! murmure le danseur. Tu pars déjà ?
- Secoue tes jambes, sinon tu vas te faire du mal, chéri."
Le danseur s'exécute. Il regarde Jacques avec fascination. Il y a de la fièvre dans sa voix pressée par son souffle encore bien court.
"Jacques, attends !
- Chéri, je t'ai vu danser.
- Attends-moi... murmure le danseur.
- Tu es beau... murmure l'autre en se penchant vers lui. Apollon, c'est toi."
Il semble hésiter, puis se recule.
"Non, attends, répète le danseur."
Il se lève.
Il est plus grand que l'autre. Il a son costume, son maquillage, sa fatigue, ses courbatures, l'histoire de ses sauts ratés ou réussis dans ses jambes. Il vient de finir son passage, il a atteint l'apothéose. Il est donc lui-même, indéniablement, en cet instant paradoxal de vulnérabilité où il ne pourrait pas rentrer sur scène sans s'effondrer.
Jacques, habillé en citadin, est déjà dans un autre monde. C'est pour cela qu'il ne peut pas attendre indéfiniment son collègue. Mais il reste encore quelque chose du danseur, à cause de ses épaules ouvertes et de sa prestance. Il ne se quitte jamais vraiment lui-même.
Face à face.
Et dans un geste de bras lent et puissant, le danseur trace un cercle autour de Jacques. Ses mains se joignent bien au-delà de sa tête puis descendent. Elles impriment en Jacques une idée de danse. Jacques se laisse tomber contre le danseur, une expression de sensibilité extrêmement émoussée sur le visage.
"Apollon ! Je t'attendrai encore cette nuit, et toutes les autres nuits."
Le danseur l'embrasse alors.
Mary, assise derrière un décor, est un peu gênée à cause de l'intimité croissante de ce baiser. Elle ne pensait pas - ne savait pas - que l'on pouvait être aussi proche de quelqu'un rien qu'en l'embrassant. Elle se lève et s'éloigne.
"Chéri... murmure à son tour le danseur."
Acte 2
"Un, deux... Tendu, tendu, cloche, fermer. Ta cinquième, Claudine !"
Les petits regardent les grands travailler. Le maître de ballet soulève légèrement la main de Claudine. Elle trouve son équilibre. Il la lâche et passe son regard sur son voisin.
"Bernard, tire la pointe jusqu'au bout ! Petit pied, petit pied, tac, tac, boum, fermer."
L'intégralité des personnes présentes dans la salle ovale a compris le mystère du "tac, tac, boum". Parce que les danseurs sont des êtres étranges - et ils parlent donc leur propre langage.
Le maître de ballet continue son inspection. Et c'est lorsqu'il passe devant Gabrielle et Sidonie que le regard de Mary dérive et quitte la lente marche du professeur. Il s'accroche rapidement à son point d'arrimage.
À la jointure entre Gabrielle et Sidonie.
Elles sont chacune de part et d'autre de la même barre. Miroir, miroir. Et là, leurs mains se touchent. Tendrement. Elles ne se tiennent pas à la barre. D'ailleurs la barre n'est qu'une métaphore de l'équilibre pour les magiciens aguerris. Il n'y a donc aucun poids particulier de la main de Sidonie sur celle de Gabrielle.
Ce n'est qu'une superposition de mains, deux couches légères de chair blanche et fine. Elles se décroisent pour changer de côté mais se retrouvent bientôt. Elles se connaissent, se trouvent mutuellement douces et encourageantes. Peut-être même qu'elles se parlent.
Sidonie et Gabrielle ne peuvent pas se regarder de là où elles sont : leurs mains jointes sont le prolongement du dernier contact de leurs yeux.
Lorsqu'il faut passer au milieu et dégager les barres sur le côté, lorsque Sidonie s'accroupit pour chausser ses pointes, lorsque des chuchotements envahissent l'espace pour un instant, Gabrielle fait une brève pression sur l'épaule de sa compagne.
Leurs regards, intenses, se cherchent et se trouvent. Sidonie embrasse le creux du bras de Gabrielle.
Mary avait déjà vu plusieurs fois des marques d'affection entre des hommes, de la proximité ambiguë au baiser passionné. Là, pour la première fois, elle sentait indiciblement que ces femmes n'étaient pas amies.
Acte 3
Les grandes et les petites sont dans la même loge. Aujourd'hui, c'est la féérie à mille temps, la fête des lumières, le spectacle !
Les grandes coiffent les petites.
La grande qui coiffe Mary fait des mines à Louise.
Louise raconte qu'elle fréquente Rodolphe, d'un an son aîné, déjà entraîné dans la folie du corps de ballet. Dans cet écrin qui sent la laque (jusqu’à en puer), les langues ont le droit du parler de sexe (chastement). Même les langues des filles de dix-sept ans. Les mots sont voilés, mais les regards brillent (et puis, devant les petites, on ne peut pas tout dire : Louise fréquente Rodolphe - c'est bien assez).
Mais la grande qui coiffe Mary est persuadée que Rodolphe fréquentait Gilles, le coryphée. Elle attend la réaction de Louise.
Louise se penche vers la petite dont elle s'occupe, applique une barrette sur une mèche qui ne veut pas être prisonnière. Le carcan du chignon serré, du tutu guindé et des pointes douloureuses pour enfin être libre : un autre paradoxe de la danse. La petite est parfaite maintenant. Seule sa danse, tout à l'heure, ne le sera pas - c'est la bannière qu'elles portent toutes ici, en récompense de leurs efforts.
La petite se lève de son siège.
"Et maintenant, tu vas te chauffer tranquillement dans la pièce à côté !
- Merci Louise."
La petite se regarde dans le miroir et sourit. Puis elle part.
Ne reste plus que Mary.
"Rodolphe a aimé Gilles et maintenant c'est moi qu'il aime.
- Tu crois, Louise, que j'aurais donc une chance auprès de Gilles ?
- Non. Rodolphe, Gilles et moi-même ne sommes que trois représentants de trois façons d'aimer."
La grande est déçue, Mary le devine bien qu'elle doive fermer les yeux, le temps qu'elle l'enveloppe d'un nuage collant de laque.
Puis elle les rouvre, et elle a compris qu'il n'existe pas de borne à l'imagination. L'amour existe partout, sous toutes ses formes.
***
A Poudlard, la diversité des couples que l'on commentait ne relevait pas de l'orientation sexuelle. Seules les Maisons des partenaires faisaient l'objet des rumeurs.
On parlait encore de Miss Black et de Tonks. Sacrilège ? Rareté ? Bouleversement ? Mary n'aurait su dire de quoi il en retournait exactement - tout comme elle ne comprenait pas encore la hargne sinueuse des Serpentards à l'égard de Black, témoignée par des huées et des sifflements dès sa répartition à Gryffondor.
Mary se tenait éloignée des ragots. Elle ne comprenait pas que l'on puisse séparer les bandes de filles et les bandes de garçons. À l'École de danse, filles et garçons dansaient toujours ensemble. Mary tenait indifféremment les mains des filles et les mains des garçons pour apprendre certaines chorégraphies : jamais elle n'en aurait rougi.
À Poudlard, les groupes se mélangeaient rarement. Lily et Marlene faisaient presque figures d'exception. Mais elles étaient les amies de Mary : Mary, fée dansante, ne pouvait qu'être accompagnée de petits lutins à l'esprit chatoyant.
***
Sidonie et Gabrielle, immobiles, côte à côte. Tutus longs et blancs, lumière diaphane - l'intrigue se noue dans un cimetière peuplé des ombres des jeunes filles qui ont trop aimé.
Le corps de ballet féminin donne vie à ces spectres désenchantés.
Fantômes d'amour.
Mary admire, depuis la coulisse, la rangée des douze danseuses, immobiles. Elle n'a pas d'yeux pour les étoiles qui jouent la scène ; car elle a reconnu, là, en face d'elle, Sidonie et Gabrielle.
Mines sérieuses, d'où émergent des sourires une fois sorties de scène. Les plus belles étoiles du soir sont celles qui palpitent au fond des yeux de Gabrielle lorsqu'elle saisit les mains de Sidonie.
"On a bien fait l'entrée des Willis ce soir !"
Et alors que Sidonie l'entraîne à l'écart derrière un rideau - là où Mary se cache, petit rat discret, elles se rapprochent l'une de l'autre. Elles rient. Elles s'embrassent. Brièvement.
Un clin d'œil seulement.
Une éternité pourtant. Car Mary a compris pourquoi elle les a regardé plus que les autres.
Plus tard, elle veut être comme elles.
***
Mary, lorsqu'elle retournait à Poudlard le soir, voyait encore, derrière les tapisseries, autour des arcades et dans les interstices entre les pierres, les fantômes de toutes ces fées qui s'aimaient. L'amour vrai sous toutes ses formes paraissait aussi naturel à Mary que l'irrépressible envie de respirer et le désir vital de danser.
C'est pour cela que Mary sentit aussi aisément qu'elle préférait les filles - non, qu'elle aimait les filles, seulement les filles. Ses songes, descendus de la scène, avaient le droit d'être concrets. Elle les avait vus chez d'autres, elle le voyait donc pour elle-même.
Peut-être que ce n'était pas possible à Poudlard, le doute était permis. (Beaucoup de doutes étaient de toute façon permis sur la nature des relations entre les élèves à Poudlard.) Mais, Mary, sous la coupole dorée de l'Opéra Garnier, le sang aux pieds et la pure joie dans le cœur qui lui rappelaient que tout cela était vrai, pouvait accepter cette réalité, celle d’être lesbienne.