Solidarity forever.
C'était faux, au moins en ce qui concernait Pétunia. Elle avait une relation complexe à son milieu social d'origine. Elle ne le reniait pas, mais elle en avait honte, parfois - souvent, plus souvent que ce qu'elle ne le croyait elle-même. Elle ne défendait pas à cœur ouvert et à corps et à cris son monde. Au contraire, elle le faisait discrètement ; on ne devait pas le savoir.
Solidarity forever.
En particulier, cela fait maintenant huit qu'elle connaissait et fréquentait Vernon. Ils étaient mariés, propriétaires d'une maison et parents d'un enfant. Ceci signifiait, aux yeux de la plupart des gens et y compris de Pétunia, que leur situation était solide. Leur couple pouvait alors avoir confiance dans l'avenir, et pourtant, jamais en huit ans elle n'avait parlé de son origine sociale à son époux.
Solidarity forever.
Cette manifestation était seulement un point d'orgue, l'assouvissement d'un besoin enfoui, aussi éphémère qu'intense. C'était une incartade au milieu d'une vie bien huilée. Un hommage et des souvenirs qui devraient éteindre le feu du manque pour les années à venir - un peu comme visiter la tombe d'un être cher est une parenthèse émouvante nécessaire à la continuité de la vie par ailleurs. Pétunia avait déjà un peu moins mal au cœur depuis le décès de ses parents et celui de Lily ; le temps faisait son œuvre. Elle savait bien que dès le lendemain, elle ne chercherait pas à soutenir de façon plus marquée les mineurs - les frères et les sœurs de ses parents et de Lily, ses frères et sœurs.
For the union makes us strong !
En effet, malgré les défauts de son mariage, lesquels tenaient, à bien se l'avouer, à certains défauts de Vernon, Pétunia tenait à ce que l'écoulement du temps soit uniforme. Aucun accroc ne pouvait venir ternir leur union : elle aimait Vernon, raisonnablement. Il n'y avait plus ni découverte ni émerveillement, l'habitude accompagnait le quotidien, et c'était rassurant. Elle ne pouvait pas quitter sa seule famille vivante pour retrouver spirituellement ses morts ; elle savait que Lily aurait été le genre de personne à avoir ce courage, qu'elle n'avait pas. Et surtout, elle chérissait son fils plus que tout, elle pensait donc volontiers qu'il méritait tous ses efforts pour maintenir leur situation.
When the union's inspiration through the workers' blood shall run –
Pétunia trouva facilement le cortège des mineurs de Cokeworth. Elle se fondit dans la petite foule compacte qui se pressait derrière l'étendard de la ville. C'était un grand oriflamme rouge brodé de jaune qui représente une main, la main si abîmée du mineur, une pioche et un grisoumètre. Il était tenu par deux jeunes hommes en bérets. Pétunia fit un effort violent pour essayer de se souvenir des gamins de Cokeworth - ses compagnons de jeu et ses camarades de classe. Mais rien ne lui revint : le travail les avait prématurément vieillis.
There can be no power greater anywhere beneath the sun.
La manifestation était baignée d'un soleil éclatant, chance fortuite et pleine d'espoir car il réchauffait les cœurs et revigorait les corps. Ils en avaient tous bien besoin ; l'actualité sociale des derniers mois avait été particulièrement éprouvante, avec un hiver terrible en point d'orgue. Parce que des réserves colossales de charbon avaient été sécurisées auparavant par l'État, les mineurs s'étaient mis en grève générale pour un impact bien moins important qu'espéré. Ils n'avaient pas été entendus, et, se heurtant à la faim, celle qui soulève parce que l'Homme ne peut vivre sans manger et ne peut voir ses enfants pleurer, ils avaient durci un mouvement voué inéluctablement à l'échec.
Yet what force on earth is weaker than the feeble strength of one.
Malgré cela, ils avaient gardé la tête haute et leur dignité, même lors de la réouverture progressive des puits. Pétunia se souvenait bien de tout cela. À la différence d'eux tous, elle n'en avait rien vécu. Elle ne le savait que parce qu'elle s'était informée sur le sujet : sa chair n'avait pas connu la faim et le froid depuis longtemps, et en particulier pas ceux de l'hiver précédent. Elle se sentit soudain particulièrement illégitime à marcher dans ce groupe. Ses pas étaient discordants avec les leurs, elle n'allait pas à la même vitesse - elle ne faisait plus partie de cette classe sociale. Elle observa alors les gens autour d'elle, cherchant une contenance qu'elle ne trouva pas. Quelques personnes devaient la reconnaître car elle crut entendre "mais si, Miss Evans" ou voir des pâles sourires à son encontre. Elle ne fut pas capable de répondre à quoi que ce soit.
But the union makes us strong !
Elle regarda alors un peu plus haut. En avant comme en arrière, des drapeaux bleus, gris, verts, jaunes, violets, blancs, festival de couleurs, marquaient le soutien de l'entièreté de la communauté minière à l'objet de la marche du jour. La même détermination, sans failles, jaillissait de toutes parts. Le ciel de la manifestation était peuplé de ces marques fortes de l'identité minière, rencontrant les toits des immeubles des beaux quartiers londoniens. Symboliquement, ils se réappropriaient aussi cet espace qui n'était pas socialement le leur. Toutes les villes, même les plus reculées du Pays de Galles ou de l'Écosse, étaient représentées dans cette marche sur Londres.
Solidarity forever.
Si Pétunia pouvait, en son for intérieur, analyser tout ceci, c'est parce que, malgré ses louvoiements, elle ne pouvait pas rejeter en bloc d'où elle venait. C'était imprimé rien que dans ses souvenirs, mais aussi dans, peut-être, certaines de ses façons d'agir ou de penser. Paradoxalement, elle tenait sa maison parfaite parce qu'elle ne savait pas ce qu'était censée être une maison parfaite pour des petits bourgeois de la classe moyenne un peu élevée : elle cherchait donc à surpasser les attentes. De même, elle lisait avec avidité des manuels sur l'art d'être une bonne femme au foyer, en dépit des remontrances de Vernon qui lui disait toujours : "sois naturelle"... Mais pouvait-il soupçonner que sa nature, justement, allait heurter ses propres conventions sociales ?
Solidarity forever.
En particulier, son père, grand bavard et passionné par l'histoire sociale locale, avait donné, à elle et Lily, une éducation politique plutôt solide. Elle avait été bien sûr indéniablement portée vers une certaine vision du monde économique. Cependant, quoi qu'il en soit, ceci permettait de comprendre beaucoup de choses à la vie politique et de se faire ses propres avis. Ainsi, Pétunia n'avait jamais été très radicale dans les siens, probablement adoucie par ses fréquentations et ce qu'elle croyait être la facilité avec laquelle elle avait pris l'ascenseur social.
Solidarity forever.
Lily aussi l'avait pris. Elle était même montée bien plus haut qu'elle ; son mari, ce Potter, avait été l'héritier d'une famille d'aristocrates extrêmement influents et fortunés. Pétunia avait vu les photographies de sa soeur en robe sublime dans la salle à manger de ses parents, du château moyenâgeux, de la maison secondaire, des terres et des jardins - et surtout de sa sœur en robe sublime, belle et amoureuse. Et pourtant, le cœur de Lily était resté solidement accroché en bas de l'échelle : Pétunia l'avait toujours vue, avec son caractère de feu et sa volonté de toujours aider la veuve et l'orphelin, partager vigoureusement les opinions de leurs parents.
For the union makes us strong !
Pétunia disposait donc de tous les codes pour comprendre l'importance du mouvement syndical, la nécessité symbolique de cette manifestation, le rôle des bannières et des chants. Au-delà de ça, elle avait toujours pu voir avec profondeur et acuité bien au-delà de ce qui avait été montré dans les reportages télévisés, passer derrière l'image pour conceptualiser les rapports de force, les manœuvres politiques, les conséquences probables de chaque action. Finalement, elle avait encore sa place dans cette manifestation, parce qu'elle avait encore, à son esprit défendant, un peu de communauté d'esprit avec eux.
Is there aught we hold in common with the greedy parasite,
Le souvenir de leur mère, plus taciturne, céda à celui de leur père. Si Ginger avait été expansif, généreux dans l'effort, le cœur bordé d'émotions à chaque action syndicale, Violet, elle, avait été un pilier redoutable de stratégie. Violet avait toujours été plus économe de ses paroles et même de ses mouvements, sans doute parce qu'elle avait été une femme dans un monde d'hommes, et une femme qui s'était occupée de ses enfants en plus de la mine et de la grève. Les femmes sont souvent stéréotypées plus organisées que les hommes ; mais elles n'en ont pas le choix dans cette société.
Who would lash us into serfdom and would crush us with his might ?
Violet s'était fait une jolie réputation de négociatrice. Son excellente mémoire et ses arguments incisifs l'avaient alors rendue indispensable à toutes les discussions - en interne mais aussi avec le patronat. Combien de fois Pétunia et Lily l'avaient-elles vue, concentrée sur la table de la cuisine, à écrire sur une feuille les points saillants de ses raisonnements ! Elle leur avait alors rappelé, à chaque fois, l'importance de l'école pour façonner l'esprit critique : elle-même l'avait quittée trop tôt, écrivait mal, et avait acquis ses nouvelles compétences seulement grâce au cours du soir dispensés par le syndicat.
Is there anything left to us but to organize and fight ?
Pétunia se sentit submergée de souvenirs. Petite, tout ceci lui avait été familier et malgré les difficultés, elle avait longtemps cru qu'il en était ainsi pour une majorité d'autres enfants. Désormais, elle se rendait mieux compte, au contraire, de la singularité de ses parents et des mineurs, envers lesquels l'opinion publique était finalement largement défavorable. Ils ne luttaient pas que contre une petite caste, et bien davantage contre un ordre d'idées.
For the union makes us strong.
Tous les caractères étaient de fait utiles dans la lutte. Quand une personne émotive voire colérique comme Ginger criait, elle soulevait avec elle quinze autres à sa suite. Et quand elle s'effondrait sous le coup de l'opprobre publique ou de la fatigue, la chaleur humaine avait tôt fait de la relever. Quand une personne sensée et réfléchie comme Violet avançait ses arguments, elle faisait pâlir ses interlocuteurs et il leur fallait parfois beaucoup de temps pour lui répondre de manière cohérente. Ce genre de personne était moins facile à faire flancher, et il y avait toujours des vérités qui sortaient du mur d'auditeurs, bloc massif derrière elle, si jamais elle se trouvait à court d'idées. L'union de Violet et de Ginger avait aussi beaucoup symbolisé l'espoir pour le coron, tous les deux vigoureux et insubmersibles, mais chacun à leur manière.
Solidarity forever.
Pétunia, sans s'en être d'abord rendue compte, avait fini par s'accorder au rythme lent de la marche et des chants. Penser à tout cela l'avait en effet ramenée à la première réalité qu'elle avait connue. Elle aussi se souvenait de l'étendard de Cokeworth ! Il flottait haut au soleil, et en un instant fugace, elle aurait pu jurer que c'était son père qui le tenait bien haut par la potence de droite, l'image qu'elle avait de lui se confondant avec le petit homme râblé, coiffé d'un béret, qui se tenait quelques mètres devant elle.
Solidarity forever.
Malgré ses habits plus chics que ceux que portaient les gens autour d'elle, ses petits talons et son rouge à lèvres, elle commença doucement à se fondre dans la foule. De loin, on aurait pu la distinguer quelques moments auparavant : elle aurait été la seule à contretemps, une sorte de petite pierre invisible autour de laquelle se divisait le flux de la rivière avant de se rejoindre enfin. Désormais, elle était enfin engagée dans la masse informe qui avançait et elle ne ressentait plus beaucoup le décalage qui l'avait d'abord intimidée.
Solidarity forever.
Ses parents ne l'avaient jamais emmenée en manifestation, d'abord parce qu'une enfant dans une foule compacte peut se perdre facilement et ensuite parce que les abords d'une mine en grève ne sont pas réputés paisibles. Là, c'était comme si ce dernier lien, qui aurait pu exister six ans plus tôt, lors de l'Hiver du Mécontentement en 1978, venait enfin de se matérialiser. Bien sûr, ses parents étaient décédés entre temps, mais Pétunia était croyante : elle vit dans ce mouvement qui l'entraînait les mains tendues de ses parents.
For the union makes us strong !
Pétunia leur en voulait encore de leur préférence presqu'inconsciente pour Lily. Après tout, ils étaient aussi les parents de celle-ci : que ferait Pétunia si elle avait deux enfants et qu'elle trouvait l'un des deux brillant, intelligent, beau, etc. ? Elle le savait déjà. Le fils de Lily n'était que son neveu, mais à la différence de ses parents qui avaient toujours cru bien faire y compris avec elle, elle agissait volontairement de façon malfaisante avec lui. Non, elle n'avait rien à dire pour sa défense. Et dans la clameur de la foule qui montait au soleil, elle préférait encore se sentir accompagnée par ses parents - comme s'ils lui rappelaient comment agir ici.
It is we who plowed the prairies, built the cities where they trade –
Au milieu des drapeaux officiels de diverses confédérations de mineurs, Pétunia remarqua aussi des sigles d'autres branches de l'industrie ; métallurgie notamment. Elle savait que la manifestation du jour avait gagné un soutien quasiment inconditionnel du côté des mineurs. Alors, que d'autres secteurs se rajoutent dans la lutte ne pouvait qu'être une belle surprise. À tout bien réfléchir, c'était logique, car la mine produit certes du charbon, de la houille et de la lignite, mais tout cela se rassemble un seul mot : de l'énergie. Or, l'énergie est nécessaire à tout.
Dug the mines and built the workshops, endless miles of railroad laid.
Les forgerons de la ville de l'autre côté étaient bien concernés par la question puisqu'une forge ne fonctionne qu'avec des quantités colossales d'énergie et de matériaux, eux-mêmes extraits également grâce à des quantités tout aussi colossales d'énergie. Au lieu de réprimander le droit de grève des mineurs, ils se tenaient également là, travailleurs du métal en fusion, travailleurs précaires et dans des conditions dangereuses donc, prêts à soutenir leurs frères et sœurs.
Now we stand outcast and starving midst the wonders we have made.
Ils avaient été rejoints par les ouvriers et les dockers de la ville d'à côté, point de commerce et de fabrication de toile de jute. Les travailleurs du textile et les travailleurs de la mer utilisaient également l'énergie produite par l'or noir pour faire hurler leurs machines, leurs moteurs, leurs vérins et leurs pistons. Ce n'était pas un monde de beaux tissus et de mers de carte postale : eux aussi courbaient l'échine sous la peine, et ne se relevaient dignement que pour accompagner leurs frères et leurs sœurs.
But the union makes us strong !
Toutes ces personnes étaient habituées à l'enfer assourdissant des barres de fer qui se frottent les unes contre les autres, claquent, roulent, tonnent, des engrenages sans fin, des sifflets des contre-maîtres pour prévenir des dangers, des tôles qui se froissent et des cris d'un bout à l'autre pour communiquer entre collègues ou soulager ses douleurs au dos. Elles savaient certainement respecter le silence : combien de fois le leur avait-on imposé pour suivre le cortège funéraire d'un salarié mort au travail ! Crier et chanter en manifestation était alors un bel exutoire, d'autant plus noble lorsque l'objet de la lutte n'était pas le sien directement. C'est le fondement de la solidarité, après tout.
Solidarity forever.
Pétunia se savait, dans la vie de tous les jours du moins, plus charitable que solidaire. Si cette manifestation n'était qu'une exception dans son parcours, une occasion de se remémorer des instants partagés avec ses parents et sa sœur, elle ne pouvait décemment affirmer qu'elle appliquait les valeurs de ceux-ci les autres jours. En revanche, lors des grandes occasions, elle était capable d'actions : elle signait volontiers un chèque une fois l'an à une association contre le mal-logement, donnait de temps à autre un paquet de riz à une collecte de biens alimentaires.... Dans l'urgence, c'est bien ce qu'il y a à faire, non ? Suppléer l'État dans l'immédiat en attendant que son action n'améliore durablement la vie des citoyens ?
Solidarity forever.
Pétunia voulait être mesurée dans toutes ses opinions : elle souhaitait par-dessus ne pas sortir du rang, agir en tant que parfaite femme au foyer d'une famille de la classe moyenne, ni plus, ni moins. L'esclandre, les scandales, tout ceci n'était pas pour elle. Endosser des responsabilités et défendre une opinion - surtout minoritaire - ne correspondaient pas à cet idéal soigneux. Pétunia n'avait toutefois pas complètement tourné le dos à tout ce vécu : elle laissait seulement le soin à d'autre d'avoir le courage qu'elle ne voulait pas avoir, et restait imaginative quant au reste.
Solidarity forever.
Pétunia s'était abonnée au journal de la fédération des mineurs majoritaire à Cokeworth. Elle recevait ce courrier dans sa boîte aux lettres, ma foi distribuée assez exactement le deux du mois, jour auquel elle prenait un soin précautionneux à se lever cinq minutes plus tôt que d'habitude, afin de le récupérer sûrement avant que Vernon ne se réveille. Elle le rangeait ensuite dans ses affaires – c’est-à-dire quelque part dans la cuisine, là où Vernon ne mettait quasiment jamais les pieds. Elle profitait que les enfants se reposaient l’après-midi pour le lire, et si ce n’était pas le cas, elle attendait les jours suivants. Elle prenait alors toutes les nouvelles, s’inquiétait, essayait de réfléchir à ce que ses parents auraient pu dire de tout ceci, et soupirait. Elle était en effet irrémédiablement plus policée qu’eux. Elle ne jetait pas le journal dans la poubelle car ce serait courir le risque de se dévoiler ; elle le posait donc en évidence sur un banc dans le parc d’un autre quartier, là où on ne la connaissait pas.
For the union makes us strong !
Pétunia était donc roublarde, à l’occasion. Elle avait même plusieurs fois cotisé à des caisses de grève. Elle le faisait toujours le cœur battant, croyant trahir Vernon et sa nouvelle classe sociale – alors que, faisant ceci, elle était paradoxalement bien plus fidèle à celle qui l’avait vu naître. Pour se donner bonne conscience, elle ne donnait aussi que des petites sommes, et jamais elle n’élevait un mot plus haut que l’autre en matière de politique, en public comme en privé. Tout bien considéré, elle naviguait entre deux eaux constamment, et si elle faisait tout cela, c’était surtout pour calmer le sentiment diffus de culpabilité qui la rongeait à propos de sa famille. Elle pressentait encore que si elle avait été moins dure avec Lily, elle aurait pu conserver une bonne relation avec elle comme avec leurs parents, et que peut-être au moins une partie d’entre eux aurait pu être sauvée.
All the world that's owned by idle drones is ours and ours alone.
Et comme le petit monde de Cokeworth était resté de taille modeste, des gens reconnurent franchement Pétunia et vinrent prendre de ses nouvelles. Pétunia se sentit très mal à l’aise : sa tenue détonnait et on savait qu’elle avait quitté l’enfer de la terre. Pourtant, personne ne démontra aucune animosité.
We have laid the wide foundations; built it skyward stone by stone.
Pétunia s’aperçut avec stupeur qu’ils semblaient connaître davantage Lily qu’elle, alors que Lily était celle qui était allée en internat et qu’elle-même était restée à la maison tout le long de son collège. Les gens se souvenaient davantage de la très belle fille des Evans, de la fille qui avait été étudier dans une grande école là-bas, de la fille qui participait à la vie de la communauté l’été. Pétunia, qui avait toujours été incapable de faire la différence entre la honte qu’elle pouvait ressentir au-dehors et la fierté qu’elle pouvait ressentir au-dedans, s’était finalement davantage renfermée sur elle-même que sa cadette.
It is ours, not to slave in, but to master and to own.
Certaines personnes qui avaient été là lors du drame terrible qui avait occasionné la mort de Violet et Ginger lui pressaient les mains avec une douleur dans les yeux qui perçait l’âme. Pétunia fut sincèrement touchée de leur sollicitude, fruit d’une bonne entente entre les habitants du coron – d’une entente travaillée dans la lutte et qui n’avait cédé à rien, même au temps qui passe. Et l’inévitable question s’achemina enfin jusqu’à ses oreilles : et votre sœur ? Comment va-t-elle ? Pétunia, absolument mortifiée, fut obligée de trouver une réponse rapidement… Elle ne pouvait pas mentir sur son décès. Mais elle n’avait pas le droit de raconter l’assassinat, la guerre qui avait sévi dans l’autre monde, l’orphelin à la maison… Alors elle rougit – ce qu’on prit pour de la tristesse et qui s’avéra être de l’embarras – et raconta l’accident de voiture. C’était exactement ce qu’elle expliquait à Harry – mais le répéter ne l’aidait pas à mieux y croire.
While the union makes us strong.
Et comme la manifestation du jour portait sur les fiertés arc-en-ciel, il ne manqua pas qu’on lui rappela les amies lesbiennes de Lily. Les gens s’en souvenaient : c’était terrible. Pétunia se sentit démunie au plus profond de son cœur. Elle ne pensait pas et n’avait jamais pensé que quiconque, à part ses parents et Lily, avait réellement fait attention à Mary et Marlene. Ces dernières avaient donc été ouvertement lesbiennes au-dehors du seuil de leur maison, et cela n’avait dérangé personne. Lily, même après sa mort, avait encore une fois raison : il y avait plus d’indifférence par manque de connaissance que de réel rejet dans le coron. La marche du jour donnait, justement, l’occasion de représenter plus correctement le monde tel qu’il était, avec ses divers travailleurs, ses diverses orientations sexuelles, ses diverses idéologies, ses diverses orientations de genre. Elle entérinait le début de la présence des représentations croisées.
Solidarity forever.
Tous les mensonges de Pétunia refirent alors surface : sa vie n’était qu’une vie de menteries et de compromis. Elle avait menti à Lily en lui faisant croire qu’elle ne l’aimait plus beaucoup, à ses parents en leur reprochant d’être fiers de leur fille, à Harry en niant tout simplement ce qu’avait été sa mère, à Vernon en ne lui ayant quasiment rien raconté de son enfance et de son adolescence, à Dursley en lui inculquant les valeurs de sa classe et non de son cœur, à Dumbledore qui avait pensé qu’elle accueillerait Harry comme un fils, et à ces manifestants qui la croyaient enracinée dans des convictions politiques fortes.
Solidarity forever.
Est-ce que la vie de Lily avait été faite de cela aussi ? Qu’avait-elle pu dire, elle, de son enfance et de son adolescence, à tous ces sorciers ? Elle ne devait pas être la seule qui avait découvert la magie quasiment en même temps que son entrée à Poudlard ; elle y avait eu des amies et des amis ; mais à quel prix ? Pétunia douta un instant que Lily ait réellement menti de bon cœur, bien qu’elle n’était pas non plus du genre à se taire. Sa rage de vivre et de s’exprimer devait venir de là, ses engagements aussi.
Solidarity forever.
Dans son groupe de sorciers résistants, elle avait dû se frotter tout de même à l’âpreté du mensonge. Pétunia ne réalisa qu’à cet instant de sa réflexion, dix ans après le début annoncé de la guerre des sorciers et quatre ans après le décès de sa sœur, que celle-ci s’était cachée aussi parce qu’elle était visée par la guerre. Or, c’était exactement la même chose qui se passait lorsque les personnes homosexuelles se cachaient parce qu’elles étaient visées par la loi.
For the union makes us strong !
C’était donc cela, le poids du secret. Vivre dans un monde dans lequel on n’a pas choisi de vivre et taire qui l’on est par crainte de se voir dénier violemment sa propre existence. Une Née-Moldue chez des sorciers réactionnaires, des LGBT dans une société patriarcale, des ouvriers dans une société ultra-libérale. Des LGBT sorciers dans une société moldue patriarcale, des ouvriers Nés-Moldus chez des sorciers réactionnaires libéraux... Combinaisons multiples illustrant la diversité et pourtant l’unité du monde. Oui, Lily avait raison : le front pour clamer ses droits fondamentaux devait être commun.
They have taken untold millions that they never toiled to earn –
Et pour cette raison, des lesbiennes, des gays, des bisexuels et des transgenres avaient décidé que la cause des mineurs était une juste cause. Alors que de par leur simple existence, ils étaient déjà difficilement intégrés dans la société, rejetés par les institutions et pas davantage acceptés d'ailleurs dans les cercles syndicaux, ils avaient identifié un ennemi commun. Alors ils étaient venus proposer l'alliance.
But without our brain and muscle not a single wheel can turn.
L'accueil avait été parfois circonspect, parfois chaleureux. Cela avait dû dépendre des personnes... Comme toujours, hélas. Cependant, l'aide avait été fort sincère et les mineurs avaient vite compris une chose : ces lesbiennes, ces gays, ces bisexuels et ces transgenres étaient au moins aussi précaires qu'eux, une fois mis au ban de la société des travailleurs, si l'on discutait du plan économique. Alors ils avaient identifié quelque chose de fondamental : ils faisaient partie de la même classe.
We can break their haughty power, gain our freedom when we learn.
Cet apprentissage mutuel avait été beau. Beau car les vécus s'étaient rencontrés, les expériences s'étaient partagées. Des mineurs avouaient une orientation sexuelle ou une orientation de genre LGBT, des LGBT avouaient être nés dans un coron ou y avoir une attache familiale. Ensemble, ils avaient appris à se défaire de leurs préjugés : classisme pour certains, homophobie pour d'autres. Bien sûr, les choses s'amélioreraient avec le temps ; et on parlait déjà de l'entérinement de l'acceptation des LGBT grâce aux prochains congrès syndicaux au niveau national !
That the union makes us strong !
Car il n'est jamais fini le temps d'apprendre la lutte, il n'est jamais fini de lutter, et lorsque les droit seront acquis, il faudra lutter pour les garder. Et tous répondront présents !
Solidarity forever.
Pétunia ne serait jamais allée jusqu'à dire qu'on était homophobes chez les Evans. Lily n'avait seulement jamais pu y avouer sa possible bisexualité puisqu'apparemment elle n'en avait jamais eu conscience. Cependant, si tel avait été le cas, il était sûr qu'elle aurait trouvé ses parents aimants et compréhensifs. Pour maigre preuve en compensation, ils ne lui avaient jamais interdit de fréquenter Marlene et Mary.
Solidarity forever.
Non, non, le défaut criant, maintenant que la rue débordait de couleurs, avait été tout simplement... l'absence. Absence de représentations, absence d'histoires racontées, absence de mots même. Violet et Ginger avaient plutôt été du genre à penser que les revendications LGBT étaient probablement sensées mais qu'on n'en avait jamais vu dans les usines parce la lutte sociale y était plus importante - voire nécessaire. Comme si seules des personnes qui ne crevaient pas de faim ou de douleurs au dos pouvaient avoir le temps de conceptualiser quelque chose de leur identité.
Solidarity forever.
Lily ne leur avait jamais dit frontalement qu'elle n'était pas vraiment d'accord avec eux : elle avait été, comme à son habitude, encore plus intelligente. Elle leur avait montré que c'était une forme de fausse opposition entre différentes personnes précaires, cette technique éculée qui fait repousser les droits de toutes et tous dans l'indifférence. C'était le genre de discours auxquels Violet et Ginger n'avaient pu que souscrire pleinement.
For the union makes us strong !
Si Pétunia ne rejetait pas les personnes atteintes par le VIH, c'était bien grâce à Lily, qui avait rempli pour elle-même ce besoin de représentations en n'hésitant pas à interroger ses amies. Pétunia les avait croisées rarement, mais une chose demeurait encore bien vivace dans ses souvenirs : elles avaient été ouvertement lesbiennes, et ceci avait été un acte d'amour peut-être mais surtout un acte politique. Lily avait été entourée de personnes aussi engagées et solaires qu'elle dans le monde des sorciers. Pétunia avait reçu les lettres de deuil : elle savait que toutes ces lumières avaient été éteintes pour avoir osé illuminer encore un peu le monde lorsqu'il s'était couvert de ténèbres.
In our hands is placed a power greater than their hoarded gold –
Lily avait été une vraie combattante, pour sa liberté de pensée, sa liberté sexuelle, sa liberté de vivre, tout simplement - la liberté d'enrager aussi, car elle avait été un feu de paille, Lily. Et il fallait bien avouer que peu de personnes que Pétunia connaissait ne pourraient prétendre avoir ne serait-ce qu'une infime portion de son courage, et de sa bravoure, et de se ténacité, et de pugnacité, et... Elle avait toujours porté haut son poing parce qu'elle savait peut-être, au fond, qu'elle faisait partie des seules personnes à être capable de mener autant de luttes de front, et oh que oui elle en était capable, elle ! Pas comme Pétunia, qui cherchait tant à se défausser plus ou moins malgré elle sur un prétendu nouveau rang social !
Greater than the might of atoms, magnified a thousand fold.
Bien sûr, Lily avait été aussi la connaissance incarnée ; Pétunia l'avait vue lire tant de manuels remplis de formules obscurs, se coucher si tard sur ses devoirs, s'épuiser à réfléchir, et malgré tout, leurs parents en avaient été si fiers car "c'était pour son bien" ! Pétunia pensait que tout ceci allait bien plus loin que ce simple constat, Lily s'étant découverte très tôt une fascination pour la physique théorique, la physique des particules, la physique de la magie - qui n'étaient que des concepts brumeux pour Pétunia. Non, Lily avait surtout un besoin enraciné en elle de connaître et comprendre le fonctionnement du monde, de balancer la politique par l'immuable, de croire en autre chose que des chimères, de prouver la solidité de certaines choses inaltérables.
We can bring to birth a new world from the ashes of the old.
De là, comble peut-être, mais chance inespérée pour Pétunia en définitive, venait tout ce que Lily lui avait appris, aussi. Si elle n'avait pas été aussi curieuse d'esprit et ouverte à l'autre, elle n'aurait peut-être pas été amie avec ces jeunes filles, Marlene et Mary, au point de discuter librement avec elles de sexualités et d'orientations sexuelles. Et si Lily n'avait pas eu son caractère bienveillant et son souci d'aider les gens, surtout ceux qu'elle aimait, elle n'aurait jamais rien partagé de tout ceci à Pétunia. Lily lui avait désacralisé tout ce qu'on pouvait entendre sur l'homosexualité, avant même que Pétunia ne soit assez mature pour s'en rendre compte. Lily lui avait fait comprendre le fonctionnement des corps et du consentement, et ceci avait éveillé Pétunia sur ces questions. Il lui restait pourtant beaucoup de questions irrésolues, leur relation n'ayant jamais été suffisante pour que les conversations soient autre chose que brèves... Et Pétunia se prit à le regretter.
For the union makes us strong !
Alors, à voir au loin les drapeaux arc-en-ciel voler sous le ciel éclatant, se confondant en arrière-plan avec ceux bariolés des confédérations de travailleurs, Pétunia se sentit monter une bouffée de fierté pour sa petite sœur. Ce sentiment était étrange et nouveau - mais il fut peut-être le plus authentique, le plus vrai, le plus sincère vis-à-vis d'elle depuis bien longtemps. Oui, d'ordinaire, ce n'est pas à une petite soeur de montrer l'exemple. Mais Lily n'avait jamais rien fait comme tout le monde ; elle avait eu ses valeurs chevillées au cœur et avait décidé qu'il fallait la tuer pour la convaincre de les trahir. Bisexuelle ou pas, là n'était pas vraiment la question, enfant de mineurs, engagée dans la guerre des sorciers, un soleil lumineux et chaud de fin d'été pour toutes et tous, voilà qui avait été Lily et ce que Pétunia célébrait ce jour-là.
Solidarity forever.
Le chant mêlé du peuple ouvrier et du peuple LGBT monta dans le ciel, embrassant grèves et rêves dans les mêmes bras. Car oui, toutes ces choses, au fond, ce n'est que de l'amour, et je vous le dis, ça va toujours me manquer. En attendant, ils avaient toutes et tous l'espoir furieux de vivre mieux demain. Des larmes mouillèrent les cils de Pétunia - Lily ne vivra ni le lendemain, ni les jours d'après, pas davantage que leurs parents qui avaient été si fiers d'elle...
Solidarity forever.
Pétunia ressentit toute l'amertume de ses larmes ; elle comprit mieux pourquoi sa sœur s'était sentie si instable entre le monde sorcier et leur monde, même si elle l'avait toujours bien caché. Pétunia savait qu'elle ferait de même. Parfois, elle penserait à sa soeur, à leur famille et à Cokeworth, et puis, l'instant d'après, elle garderait une face digne pour sauver son mariage, son nouveau statut social et la famille qu'elle avait fondée.
Solidarity forever.
Des mains inconnues, chaudes et bienveillantes, passèrent sur les épaules de Pétunia pour lui signifier soutien et amitié. Pétunia se trouva d'autant plus nostalgique que c'était exactement le genre de comportement si humain qu'aurait pu avoir Lily avec un inconnu en larmes en face d'elle. Ses yeux se brouillent tout-à-fait. Dans un sanglot étouffé, elle leva la tête un peu plus haut encore en espérant croiser la sérénité d'un ciel sans nuages. Elle vit alors, juchés sur une estrade, des ouvriers et des personnes LGBT qui se pressaient dans les bras les uns des autres, sous les hourras et les vivats de la foule. Puis cette dernière entonna vigoureusement un chant de lutte, sous le balancement des drapeaux de toutes ces sœurs et tous ces frères enfin réunis.
For the union makes us strong !
Pétunia resta muette, soufflée seulement de toute cette énergie qui ne suffisait pas à ramener les morts. En-dehors de tout ce qu'elle pouvait représenter de beau, de droit et de juste en ce monde, Lily et son sourire chaleureux lui manquaient terriblement.