To ride on
To ride on
They say that your demons can't go there
Est-ce que tu te souviens, Cissy, des chevaux du manège que tu aimais tant ? Les lampions et les tentures de velours, les palominos aux yeux de verre, brillants comme des perles derrière leurs œillères de brocart. Ce petit monde enchanteur, circulaire, que tu visitais chaque semaine. Si on t’y avait autorisée, tu y aurais passé tout ton temps. Tu ne l’aurais jamais quitté, cet écrin de merveille, virevoltant comme ces ballerines captives de leurs boîtes à bijoux.
D’ici, je les vois souvent danser tes chevaux, Cissy. Leurs cavaliers sans visage jettent leurs ombres sur moi. Elles tournent, tournent, ces silhouettes de linceul, leurs costumes ternis et les œillères cousues à même la peau. Elles tournent autour de moi comme leurs montures dans le carrousel. Mais la musique s’est délavée de toute sa joie, réduite à un écho qui galope, dissonant et lointain, entre ces murs de poussière.
Je me souviens, Cissy. Les autres ont si vite oublié, jusqu’à leur nom. Mais moi je me souviens. C'est pour ça qu'ils reviennent, encore et toujours, comme autrefois dans leur manège. Ils font leurs rondes. Ils reviennent pour goûter à ces jours de naguère, à ton sourire d'enfant, à ta main dans ma main, aux pièces brillantes serrées fort dans ta paume. Ces sous mendiés auprès de Mère que tu égrenais pour t’acheter un peu de rêve. Ils finissaient par se tarir. Trop tôt. Toujours trop tôt. Il fallait t’arracher aux chevaux et leur tourbillon de lumière. Il fallait rentrer avant la nuit.
Elle est tombée maintenant. Plus noire que je ne l’aurais jamais cru. Elle est profonde et pleine de bruissements, de leurs souffles sur moi, de leurs glissements aveugles et avides. Leurs mains me font frémir. Tout ce qu’ils touchent, ils le salissent. Même ces fragments de toi, Cissy. Même ces instants d’enfance avant que tout s’emballe, avant que la cavalcade des chevaux nous entraîne, chacune loin des deux autres, écartelant nos joies.
Mais il est des recoins cachés où même eux ne peuvent s’aventurer, des ténèbres plus abyssales encore que leurs manteaux de nuit. Leurs mains ne peuvent se poser là où furent les siennes. Il me l’avait promis, tu sais, qu’il est un sanctuaire au fond, tout au fond, qu’aucune douleur ne peut atteindre. Il m’a appris à le trouver, ce refuge, et j’y cache quelques bribes qu’ils ne me prendront pas. Serrées entre mes côtes, comme une dernière pièce, un dernier jeton, un dernier tour de piste.
J’y garde quelque chose de toi, hors du temps. Les semelles de tes souliers qui battaient le pavé de ton pas sautillant. Tu scandais, dans un souffle. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Un, deux, trois.
Tu comptais sur tes doigts et je t'enviais ce monde si simple où tu vivais encore. Ce monde de marelles et de cordes à sauter. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Le rythme d'une valse.
C’était avant qu’on t’initie à bien d’autres calculs, que l’on t’enseigne les jeux troubles qui se trament dans ces salles de bal. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Il faudrait tôt ou tard apprendre que tout faux pas se paye.
Je ne sais plus ton âge, je ne vois que tes yeux, si clairs dans ma pénombre, et tes doigts qui désignent chaque chose, qui comptent et qui recomptent. Un, deux, trois. Un, deux, trois.
J’énumère avec toi, pour que le sol reste solide sous mes pieds. À défaut de compter les jours, puisqu’ici, il n’y a plus de jours, je catalogue les briques et les craquelures. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Je compte chaque cercle que dessine ce vol de vautours.
To ride on
To ride on
As long as your army
Keeps perfectly still
J’y garde aussi chacune de ses paroles. Le ton pensif sur lequel il parlait. À moi comme à lui-même. À moi comme à nul autre. Il décrivait le monde avec tant de clarté, de si haut, de si loin. Il détaillait chaque bataille d’une voix de prophète, son cours déjà cartographié, chaque coup connu, chaque parade prête. Sans doute son regard portait-il au-delà même de cette errance, de cette lande de brume sans aucun horizon.
Je l’entends encore. « Une armée immobile continue le combat. »
Ce n’est pas la fin. Ce n’est pas la défaite. Ce n’est rien qu’un entracte, qu’une cruelle trêve.
Je les vois, Cissy, ces bataillons face à face, tels des soldats de plomb, séparés par quelques mètres à peine, infranchissables. Ces pions en attente du prochain tour. Cette marée humaine, cette mer ouverte, éventrée d’impuissance.
Les chevaux sont là, les cavaliers en échec, cabrés et figés, comme pris dans la lave. Ils battent l’air de leurs fers, pétrifiés quelque part entre la terreur et le triomphe.
Ces chevaux-là, taillés dans l’obsidienne, sont si différents des tiens, Cissy. De tes chevaux domestiques, en habits de bal. Tes chevaux d’apparat qui ploient sous leurs dorures, toujours si dociles, le mors entre les dents. Tes chevaux de dressage qui s'inclinent et se cambrent, qui se plient, comme des grues de papier, aux caprices de quiconque.
Ces chevaux-là sont des chevaux de guerre. Ils piaffent et ils patientent, la peau sur leurs flancs tendue comme le cuir d’un tambour. Ces montures de bataille, elles ne connaissent rien que le chant du glas, que l’appel du cor. Que ce rythme impérieux, le tonnerre des sabots qui martèlent le sol. Qu’en reste-t-il de cette marche implacable ? Quelques coups contre les barreaux, plus ténus chaque jour. Seuls signes que d'autres cœurs s’obstinent encore dans ce chaos. D’autres cœurs qui languissent de retrouver les plaines, la course effrénée, le sang qui bouillonne et qui noircit la terre.
Si tu voyais, Cissy, les rivières écarlates que je faisais jaillir, dont je baignais les rues pour lui. Les pavés luisants, vermeil sous nos pieds.
Qu’elle est lente et livide la mort qu’ils m’ont choisie. La mort du bourreau lâche qui détourne les yeux. Crois-moi, ils finiront par regretter leur manque de courage. Je garderai ma fougue. Je rongerai mon frein. Mon supplice n’est pour eux qu’un fragile sursis. Leur heure viendra. Son heure. La nôtre.
And maybe, together, we’ll make mother well
So I got me some horses
To ride on
To ride on
Te souviens-tu, Cissy, de nos livres d’enfants ? Les contes peuplés de monstres et de preux chevaliers, de palais tout en haut des collines, au zénith du jour. Lorsque tu demandais si tu rencontrerais, toi aussi, un de ces princes aux couronnes de cristal, Mère souriait, comme elle ne souriait qu’à toi. « Pas un prince, mais peut-être un duc ou un comte. Quelle belle comtesse tu ferais. » « Moi, j’épouserai un marin, disait Andromeda. Un voyageur, un ménestrel. » Et le sourire s’effaçait. Moi je ne disais rien. J’étais trop grande pour croire et je savais que Mère préférait le silence à tout ce que j’aurais pu dire.
Elle continuait à nous lire ces histoires, bien après l’âge. Et on la laissait faire. Pour elle et pour toi. Parce qu’il n’y avait que toi, Cissy, qui pouvait faire taire quelque temps les soupirs et les quintes de toux qu’elle étouffait un peu plus chaque jour. Tout le flegme noir accumulé en trente ans d’amertume.
Je la comprends mieux à présent, sa logique de Shéhérazade. Le récit pour seul rempart contre l’inexorable.
Ici les ogres rodent, faméliques, rongés d’une faim intarissable. Mais la rage et le regret sont des organes qui repoussent chaque jour. Alors je suis leur favorite, à ces charognards décharnés, comme j’ai été la sienne. Sans céder ni jamais assouvir, aussi acharnée qu’ils le sont. Je n’ai que ma mémoire à offrir en pâture. À émietter tandis que je perds mon chemin. Mais eux aussi, ils ont leur propre histoire à conter. Ils tordent chaque phrase et laissent l’empreinte de leurs crocs partout où porte mon regard. Je ne connais plus l’ordre ni la nature de ces images. Les poulains de porcelaine, les bibelots de grand-maman. Les petits chevaux de bois, à la merci des dés. Les chevaux. Les chevaux. La bride contre le cou. Les chevaux. Qui tournent et que hennissent, leurs cris comme tant d’autres cris. Et je ne sais plus lesquels sont les miens.
Où en sommes-nous, de l’histoire, à présent ? Le livre est à terre, le récit inachevé. Les mots sont tombés des pages et se sont mélangés. Tu as neuf ans et pourtant, j’ai souvenir de ton mariage. De la blancheur de colombe de ta robe. Des yeux fuyants de ton époux. Les braises d’une supplique, pas tout à fait éteinte, qu’il s’efforçait de laisser mourir. J’ai souvenir de mon mariage. De son regard fixe ce jour-là. J’ai souvenir de mon mariage et, pourtant, je ne suis pas mariée.
Où sont-ils, les destriers et leurs princes, les merveilles promises ? Tu y croyais et tu t'y es tenue. Tu as atteint la fin de ton conte. Tu t’es heurtée contre son impasse. Où es-tu maintenant ? Es-tu aussi pâle qu'elle ? Vacillante à chaque pas. Prise de ce même vertige, lorsque tu descendais enfin du carrousel. Triste retour à la terre ferme. Ta démarche désenchantée. Ivre de désillusion.
J’aimerais tant te ramener les chevaux. Rouvrir le livre aux premières pages. Inverser la course de l’horloge et du manège. Te rendre l’éblouissement, ce zénith dans lequel ma mémoire t’a figée.
Je voudrais le faire revenir, ne serait-ce que pour toi, ce temps de corolles et de crinolines, avant que tout se fane. Si seulement je pouvais encore te la chanter, ta berceuse, Cissy. Mais je trébuche à chaque syllabe. Plus rien ne rime. Les mots sont ébréchés, tranchants.
Ils m’entendent. Ils m’entendent au moindre son, à la moindre pensée. Les paroles s'effilochent et deviennent laides. Et toi, tu t’effaces à leur approche. Qui te consolera à présent ?
Ils fredonnent ta mélodie, ce chœur de rapaces aux souffles rauques. Ils l’avalent et le recrachent, ce refrain entêtant. Ils se moquent de leurs râles cruels. Si tu entendais ce qu’ils disent, ce qu’ils me font penser. Bientôt, tu ne seras plus même une enfant. Ils t’auront usée, amenuisée, rétrécie à la taille d’un nourrisson, à celle d’un grain de riz. Ils t’auront rendue au néant. Je ne saurai plus retrouver les contours de ton visage. Tu n’auras plus de visage. Tu seras exactement comme eux. Une béance noire.
Will you find me here?
Et lui ? Lui non plus. Lui, seulement une voix. Mais la promesse tient toujours. Indéfectible. La sienne comme la mienne. J’écumerai ces limbes jusqu’à le retrouver. Jusqu’à ce que lui me trouve. Jusqu’à ce qu’il vienne me chercher.
Les promesses, toi et moi, on sait bien que ça compte. Certaines plus que d’autres.
La famille, c’est une forme de promesse. Une qu’on fait sans le vouloir, à son insu, avant les mots. Une qu’on vous extorque. Tous les sermons de Mère et les discours de Père disaient la même chose : s’en tenir aux liens du sang, à la lignée. Pas parce qu’ils étaient robustes mais, au contraire, parce qu’ils étaient si friables. Une fois rompus, irréparables. Une fois souillés, impossible à expier. Un pas d’un côté ou de l’autre de cette corde raide et nous savions bien ce qui nous attendait. Il suffisait de lever les yeux pour les voir, tous ces fils tirés dans notre tapisserie. D’autres béances. Andromeda savait quelle déchirure elle laisserait.
Les liens forgés dans l’or ne se défont pas si aisément. C’est pour ça qu’elle a fui. C’est pour ça qu’ils étaient si pressés. Me passer une bague au doigt, au cou, une chaîne qu’on ne rompt pas sans peine. Me faire promettre, lèvres et dents serrées. Le voile comme un bâillon. Le voile qu’ils portent tous, ces invités funestes. Eux aussi espèrent un baiser pour sceller notre union. Leur soif aussi lascive que celle de Rodolphus. Rodolphus, son alliance portée l'espace de quelques heures, le serment mort l'instant où il fut prononcé. Mère ne pouvait plus rien. Ni ses soupirs ni ses proverbes ne me contraindraient. Ni la colère de père. Ni leur sacro-saint devoir. Je ne me tiens qu’aux liens que j’ai noués moi-même. Plus solides que le sang ou les noces. Son lien à lui, son ombre entremêlée à mes veines, enlisée dans ma chair, jusque dans la moelle de mes os. Son lien, le seul qui persiste, fil d’Ariane dans cet enfer.
« Tu n’auras jamais à porter mon deuil. »
Je l’entends à peine dans cette chevauchée confuse qui piétine tout ce qui m'était cher. Cette cacophonie de silence, ce capharnaüm figé. Chaque chose à la fois immobile et mouvante. Insaisissable. Les flots des rivières gelés, les océans inertes. Les horloges abolies. Les chevaux freinés dans leur élan, dans ce refus d’obstacle. Le lustre de leur robe, pommelé de nécrose. Leurs crins de lumière, ternis et acides tels des violons stridents. L'archet comme une lame qui menace de rompre tout ce que nous avons tissé.
Le manège s’est arrêté, coincé sur cette même note, qui s’étire et s’étiole, la plainte corrosive d’une sirène qui hurle une urgence absurde. Il est trop tard et trop tôt. Le temps se défile entre mes doigts ouverts.
And they were empty then
Rien n'échappe au chaos, voilà ce que murmure chaque pierre. Ce que renâclent les chevaux calcinés, ces gargouilles méchantes, proues d’un navire qui n’en finit plus de faire naufrage. Voilà ce qu’elle chante, la rengaine qu’ils t’ont prise. Mais je veux croire qu'aucune règle n'est absolue, qu'à lui rien ne s'applique que sa propre volonté.
Alors elle prendra fin cette trêve. Cette intermission forcée. Les fleuves se lèveront de leur lit à sec. L’aiguille arrêtée reprendra sa course. Les écheveaux emmêlés, les récits suspendus, soies indécises, retrouveront leur cours.
Je reconnaîtrai l’instant, comme un clairon lointain, un effluve sur le vent. Je saurai sa présence. Je n’aurai pas douté.
Quand la texture de cette noirceur changera autour de moi, quand son absence se fera chair, quand il ressurgira, quand, à nouveau, ces ombres s'inclineront à ses pieds et que son étreinte se substituera à la leur, quand je serai récompensée de ma patience, quand il redonnera au monde ses contours, quand adviendra son règne. Quand les fers des chevaux enfin frapperont la terre, quand déferleront, ensemble, sa fureur et ma colère.