Un mois avant
C’était horrible.
Lily et James. Si jeunes, si pleins d’énergie, interrompus cavalièrement avant même d’avoir vraiment pu commencer leur vie. Et le petit Harry, à peine un an, qui grandirait orphelin. À quoi ressemblerait sa vie, maintenant ?
Mais ce n’était même pas ça le pire. Non, le pire, le plus terrible de tout ça, ça avait été sa réaction quand elle avait su la nouvelle. Sa réaction instinctive, involontaire, celle qu’elle avait eue pendant la fraction de seconde avant qu’elle ne réalise exactement la portée de ce qu’on venait de lui dire.
Un soupir de soulagement. De soulagement ! Que ça n’ait pas été Frank et elle, que Neville puisse rester un petit garçon normal. Qu’ils puissent cesser de vivre dans la crainte, sans jamais sortir de chez eux, sans pouvoir donner à leur fils une enfance pleine. Et tout ce que ça avait pris, c’était la mort de deux de leurs amis.
Alice frissonna de dégoût envers elle-même, serra son fils endormi contre elle et lui embrassa doucement le front. Et pensa à l’autre petit garçon qui ne connaîtrait plus ce genre d’amour maternel.
Parce qu’elle savait où il était parti. Elle avait plaidé, prié, supplié Dumbledore de la laisser l’adopter. Frank était d’accord. Ils l’auraient élevé comme un fils, comme un frère jumeau pour Neville. Il aurait tout su de ses parents, de leur héroïsme, de leur vie et de leur monde. Ils l’auraient accueilli à bras ouverts, et il aurait mis du baume sur la culpabilité d’Alice.
Mais Dumbledore avait coupé court à toute discussion. Harry devait être avec sa famille, sa vraie famille, celle du sang. Et la seule qu’il avait, c’était cette tante moldue. Ce n’était pas discutable. Il lui avait assuré qu’il y avait une raison derrière ce choix, que c’était pour son bien à long terme, mais Alice n’était pas d’accord. Isoler ce garçon, l’élever loin des siens, ne pourrait que lui faire du mal.
Et puis, Dumbledore avait aussi dit aux Potter que se cacher à Godric’s Hollow était pour leur bien, et on voyait à quoi ça avait mené…
Neville remua dans ses bras, étirant ses petits poings et bâillant sans ouvrir les yeux. Alice se leva doucement et le déposa dans son berceau, s’appuyant contre la rambarde du lit pour admirer le doux visage endormi. Les joues roses et rebondies, les longs cils pâles, le petit nez rond. Elle ne pouvait empêcher un sourire de lui étirer les lèvres chaque fois qu’elle regardait son fils. Toutes ses pensées noires des derniers moments fuirent, et elle se promit — à elle, à Frank et à Neville — qu’à partir d’aujourd’hui, elle profiterait à fond de cette seconde chance qui leur avait été donnée.
Une semaine avant
— Il ne peut pas avoir disparu.
Depuis plusieurs semaines, cette phrase était comme un leitmotiv pour Bellatrix. Elle y revenait, comme à une évidence, dès qu’elle avait bu juste assez pour lui délier la langue et lui libérer les pensées, qu’elle soit chez elle, chez un de leurs collègues Mangemorts ou, comme ce soir, dans un des pubs de l’Allée des Embrumes.
— Non mais pensez-y, continua-t-elle comme si on lui avait répondu, alors qu’aucun de ses trois compagnons n’avait ouvert la bouche. Si nous on avait tué le vieux Dumby, on aurait exhibé son corps partout dans Londres. Eux auraient fait pareil avec le Lord s’ils l’avaient vraiment vaincu, mais ils ne peuvent pas parce qu’il n’y a pas de corps. Il est toujours vivant, je le sais, je le sens !
— Alors quelqu’un sait forcément il est où, dit Rodolphus Lestrange.
— Le vieux Dumby le sait assurément.
Les trois Lestrange se tournèrent vers Croupton. La lèvre supérieure de Bellatrix se leva en un rictus moqueur.
— Et tu proposes quoi, le jeune ? Qu’on aille cogner chez lui et qu’on lui demande gentiment ? Non, ils ont beau prétendre que la guerre est terminée, ils savent aussi bien que nous que ce n’est pas le cas. Pas tant que nous restons en liberté.
Le silence retomba sur la table pendant que les quatre convives se creusaient l’esprit à la recherche d’une piste, d’une réponse, d’une marche à suivre. Après quelques minutes, Bellatrix reposa son verre avec un « clac ! » qui fit sursauter son mari, qui avait presque commencé à s’endormir, et dit :
— Les Londubat !
Croupton Junior cligna des yeux deux, trois fois.
— Les qui ?
— Les Potter de rechange.
Bellatrix laissa échapper un rire aigu.
— La prophétie pouvait s’appliquer au rejeton Potter ou à celui des Londubat. Si quelqu’un sait où ils ont mis le Maître, c’est très certainement ceux qui croyaient être menacés par son existence…
— Alors on fait quoi ? demanda Rabastan, un petit sourire affamé lui naissant déjà sur les lèvres.
— On va cogner chez eux et on leur demande, répondit Bellatrix en haussant une épaule. Gentiment ou pas, ça sera à eux de voir.
— Et leur mioche pourra servir de motivation, dit Rodolphus en ricanant.
Bellatrix avala d’une traite la dernière gorgée de son whisky, puis se pencha au-dessus de la table. Les trois hommes approchèrent leur tête de la sienne et elle dit, à voix basse pour ne pas être entendue des tables voisines :
— Commençons à faire un plan…
Un jour avant
— T’es vraiment sûre, maman ? demanda Frank pour la huitième fois depuis que sa mère avait frappé à la porte.
Augusta leva les yeux au ciel sans cacher sa réaction.
— Je ne vous l’aurais pas proposé si je n’étais pas sûre. Tu m’as déjà vue faire quelque chose que je ne voulais pas faire ?
— Non, mais…
À ce moment-là, Alice entre dans la pièce avec Neville dans les bras. Augusta ne l’avait pas vu depuis plusieurs mois, depuis que les Londubat et les Potter avaient dû se cacher, et son petit-fils avait presque doublé de volume. Elle agita les doigts vers lui et il la contempla d’un regard incertain pendant que sa mère le plaçait dans sa poussette.
— Tout va bien aller, dit Augusta d’un ton ferme. On va bien s’amuser, Neville et moi.
— Mais tu ne l’as pas vu depuis longtemps, il est plus grand et plus difficile, peut-être…
— Je t’ai élevé toi, quand tu avais l’âge de Neville j’étais déjà seule. Je ne t’ai pas trop raté, si ?
Alice prit le bras de son mari.
— Allez, ta mère sait ce qu’elle fait, dit-elle de sa voix douce. Et Neville va sans doute dormir tout l’après-midi, comme d’habitude. Et nous, on aura vingt-quatre heures en tête-à-tête pour la première fois depuis… avant sa naissance. Ça vaut la peine, non ?
Augusta hocha la tête et posa les mains sur le guidon de la poussette pendant que son fils grommelait un genre d’acquiescement. Quand elle fit mine de se tourner avec le bébé vers la porte, Alice dit :
— Oh, attends, je t’ai préparé ses sacs !
Elle disparut dans la cuisine attenante et en ressortit aussitôt avec deux sacs qui semblaient à veille de craquer.
— Des couches, et des vêtements pour cette nuit et demain, avec de quoi le changer en cas d’incident. Et puis des biberons, ses jouets préférés…
— Sa doudou arc-en-ciel, il n’est pas capable de dormir sans, ajouta Frank.
— Vous me le laissez pour une nuit ou pour le reste de vos jours ? grogna Augusta en passant les sacs sur ses épaules.
Dans la poussette, le petit Neville examinait toujours sa grand-mère, semblant se creuser les méninges pour retrouver d’où, exactement, il la connaissait. Celle-ci lui fit un rapide clin d’œil que ne virent pas Frank et Alice, puis commença à pousser tout l’équipage vers la porte d’entrée.
— Il vient de manger, il devrait être bon jusqu’à ce soir, dit Frank en la suivant pas à pas. Ne lui donne rien de solide juste avant de le coucher par contre, il dort mal quand on fait ça. Et puis…
— Amusez-vous bien ! intervint Alice en tirant sur le bras de son mari pour qu’il arrête de houspiller sa mère. Sois un bon garçon pour grand-maman, Neville ! On te revoit demain après-midi, tu vas nous manquer !
— Maman et papa t’aiment beaucoup ! cria presque Frank depuis le perron alors qu’Augusta ouvrait le portillon du jardin.
Elle leur fit un signe de la main en levant les yeux au ciel. Tout ce mélodrame ! À les entendre, on aurait cru qu’ils n’allaient plus jamais le revoir, leur fils.
Un an après
Alice et Frank venaient d’être installés dans la chambre Janus Thickey, qui serait dorénavant leur demeure permanente. Elle était beaucoup plus plaisante que celle d’avant, se disait Augusta en regardant autour d’elle. Plus grande, plus lumineuse, décorée de fleurs et d’œuvres d’art diverses. Les murs au-dessus des lits de son fils et de sa bru étaient vierges, mais elle aurait tôt fait de les décorer.
Elle soupira.
— ‘Man !
Neville, deux ans et demi, tirait sur le bras d’Augusta en pointant de son petit doigt sa mère prostrée, qui n’avait pas bougé quand ils étaient entrés. Deux des autres occupants de la salle levèrent la tête au cri du petit, l’une avec un sourire attendri mais un peu absent, l’autre en n’interrompant le monologue incompréhensible qu’il entretenait depuis leur arrivée. Augusta laissa aller son petit-fils qui, habitué depuis longtemps aux visites à l’hôpital, partit au trot se placer entre les lits de ses deux parents. Ne se préoccupant pas de leur absence de réaction, il se mit à leur raconter une histoire de son invention, à grand renfort de gestes exagérés. Seul un mot sur cinq était compréhensible, mais Augusta supposait que cela importait peu à son auditoire.
Gardant un œil sur l’enfant, Augusta traversa l’aile vers le Médicomage de garde, assis derrière son habituel bureau. Elle lui demanda s’il y avait du nouveau dans l’état de Frank et Alice, et il lui répondit la même chose que d’habitude : non.
— Mais il ne faut pas perdre espoir, continua-t-il, là aussi une platitude qu’on ressortait à Augusta à chacune de ses visites. On ne sait jamais avec ce genre de blessure.
Elle se retourna vers sa famille juste à temps pour voir Frank se tourner sur son oreiller et, l’air absent mais conscient en même temps, faire un sourire radieux à son fils.
Augusta ne montra aucune émotion, mais sentait une boule lui obstruer la gorge. Peut-être que le Médicomage n’avait pas tort, finalement.
Il y avait toujours de l’espoir.