PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES D'EILEEN PRINCE
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Décembre, 1952.
Si la longue et maigre silhouette d'Eileen Prince s'était aventurée dans les quartiers dévergondés de Soho cette nuit de décembre 1952, ce n'était nullement par pur hasard.
Eileen Prince était la digne — et unique — héritière des Prince, une illustre famille de sangs-purs. Ses parents avaient veillé à lui fournir la meilleure éducation possible et à lui inculquer les principes des sangs-purs dès son plus jeune âge. Pourtant, dès que l'expérience le lui avait prouvé, elle avait cessé de croire à la supériorité des sorciers. Bien sûr, ils possédaient la magie, mais les Moldus, qui n'en étaient pas dotés, étaient autrement plus débrouillards et plus inventifs qu'eux.
Comme son opinion n'était guère encouragée, elle la taisait la plupart du temps. Mais son silence ne contenait pas sa curiosité débordante. Pour cette raison, Eileen organisait discrètement des excursions dans le monde Moldu. Certes, gravir les 528 marches des escaliers de la cathédrale Saint-Paul fut une tâche particulièrement pénible et éprouvante, surtout lorsqu'elle avait conscience qu'il lui suffirait d'un simple transplanage pour la transporter immédiatement au sommet du dôme et profiter de sa splendide vue panoramique, mais de cette manière, elle se familiarisait davantage avec la partie pénible du quotidien des Moldus.
Elle se sentait parfois coupable de mentir à ses parents, et de leur désobéir aussi héontément. Mais puisqu'ils ne lui avaient jamais posé la question et qu'elle était très prudente, elle réussissait à passer outre ce désagréable sentiment.
Elle remonta d'un pas pressé l'allée pavée qui menait au Pembley. Les prostituées qui se baladaient sur les trottoirs et celles qui se prélassaient sur les fenêtres des bordels en tenue courte l'insultèrent en ricanant. Elles lançaient des remarques à quiconque marchait devant elles mais semblaient prendre davantage ombrage de cette femme bien habillée, qui aurait pu aisément se faire passer pour une dame respectable si elle ne se trouvait pas dans les quartiers les plus dépravés de Londres.
Eileen s'était débarrassée de ses bijoux et s'était vêtue d'une longue cape sombre pour passer inaperçue, mais sa posture droite et son maintien détonnaient dans la population débauchée des habitants de Soho. Quand elle atteignit le Pembley, elle s'arrêta et prit une seconde pour l'observer.
L'établissement était un grand immeuble en briques rouges, dont s'échappaient les rires gras des conversations et une lumière chaude qui éclairait la rue bien plus que les réverbères cassés aux alentours. Une femme vêtue de manière osée, postée devant la porte, interpellait les passants d'une voix mielleuse. En s'approchant, Eileen vit qu'elle grelottait.
« Vous voulez quoi ? demanda-t-elle, presque agressivement.
— Entrer, répondit calmement Eileen.
— Beh j'vous en prie, tiens. À moins que la p'tite dame n'aie trop peur de salir ses jolies petites mimines » lança-t-elle avec un sourire narquois.
Eileen resta silencieuse et s'engouffra dans le bâtiment. La chaleur, à l'intérieur, était presque étouffante et les gens étaient si bruyants qu'on ne s'entendait pas parler.
« Vous souhaitez miser ? » demanda un petit homme en costume, avec un sourire aguicheur. Ses minuscules yeux noirs ressemblaient à ceux des pies lorsqu'elles apercevaient un objet brillant et fondaient dessus, avides de s'en emparer.
Eileen secoua la tête négativement et s'approcha des tables de jeux.
« Ah, Gaillard, t'as pas de veine ! s'exclama un homme de maigre corpulence, qui possédait d'épais sourcils et des yeux sombres enfoncés dans leurs orbites. Son large sourire de requin révélait des dents jaunes et noircies. Une pile de jetons était posée sur la table face à lui.
— C'est ça Jaxon, c'est ça...marmonna son interlocuteur, un grand gaillard musclé, vêtu de haillons sales.
— D'ailleurs, Tobias vient pas ? demanda-t-il en avançant une poignée de jetons.
— Non...Tu sais bien qu'il n'aime pas ça. » répondit Gaillard en fronçant les sourcils devant ses cartes.
Eileen observait discrètement l'échange. Les deux hommes devaient être des ouvriers, au vu de leur carrure et leurs habits. Elle en avait déjà rencontré et elle pensait d'eux qu'il s'agissait des Moldus les moins admirables en terme d'intelligence. Ils travaillaient du matin à la nuit dans des usines sans même penser à se révolter contre leurs misérables conditions ou chercher un travail moins exténuant et mieux payé.
Elle n'était pas venue voir ces gens-là, qui pariaient entre amis. Elle désirait regarder les hommes qui rentraient, plus que satisfaits de leur nouvelle paie, et sortaient ruinés jusqu'au dernier sou. Les Moldus les plus idiots qu'elle ait rencontré, plus encore que les ouvriers, étaient de ces gens-là.
Elle s'approcha des autres tables, où des messieurs mieux vêtus et sans doute plus riches faisaient face à un amoncellement de jetons.
C'est là qu'un homme apparut au seuil de la porte d'entrée. Il avait un nez crochu, des cheveux sombres, un regard froid et l'air d'avoir bien moins qu'il ne le paraissait.
« Ah, Tobias, ce petit con de Gaillard m'a raconté que tu ne venais pas. » lui lança Jaxon.
Tobias ne répondit rien. Il balaya la salle du regard et bloqua sur Eileen. Elle supposa que c'était parce qu'elle était une dame respectable et elle s'empressa de faire converger son attention vers les tables de jeux. Mais elle sentait son regard peser sur elle et il lui était impossible de s'en échapper.
Minuit était passé quand Eileen sortit du Pembley. La pénombre était tombée sur la ville et les rues semblaient désertes.
« Miss Prince, il me semble que ce n'est pas une heure pour rentrer, murmura une voix grave.
Eileen se tourna brusquement en brandissant sa baguette, la pointant dans la direction d'Orion Black. Les mains dans son costume, un sourire narquois et de lourdes paupières derrière lesquelles brillaient l'éclat moqueur de ses yeux noirs : il s'avança et elle ne baissa pas son arme, furieuse.
« Tu m'as suivie ? » demanda-t-elle.
Il secoua la tête en ricanant.
« Ne sois pas stupide, Eileen. Tu n'es pas prudente, il est normal que je m'inquiète pour toi. Tu es ma fiancée, après tout. Ne l'oublie pas.
— Je ne suis pas ta fiancée, tant que je ne l'aurais pas décidé. » siffla Eileen.
Elle se tourna et marcha en direction de sa maison d'un pas décidé. Orion attendit quelques secondes avant d'asséner : « Arrête. Tu sais bien que tu n'as pas le choix. Et je ne laisserai pas ton attitude imprudente compromettre l'avenir de la famille Black. »
Cette fois, elle ne répondit rien. Et ils s'enfoncèrent dans la nuit, le regard voilé par l'obscurité.