Les doigts d'Andromeda courent sur le clavier. Les touches blanches sont jaunies, les noires pâlissent. Le piano sonne un peu faux... Elle aurait aimé que l'accordeur soit déjà passé, mais tant pis.
Elle n'a pas le temps d'attendre.
Elle ferme les yeux, laissant ses mains danser librement. La mélodie, légèrement dissonante, monte doucement jusqu'à ses oreilles. Elle voudrait profiter de chaque son, de chaque détail de cette mélodie. C'est une valse, un peu surannée, qu'elle aime jouer depuis l'enfance.
Elle voudrait profiter... Comment savoir quand elle pourrait jouer à nouveau ?
J'en vois, des qui s'donnent, donnent
Des bijoux dans le cou
C'est beau mais quand même
Ce n'sont que des cailloux
De la maison de sa tante et de son oncle, elle ne regrettera rien. Elle n'a jamais aimé le luxe absurde dans lequel tous vivent - son oncle, sa tante, ses parents, ses soeurs, ses cousins... Des générations d'idiots qui ne savent pas choisir leurs priorités. Rien qu'à imaginer avoir la même vie que sa mère, elle a envie de pleurer.
Des pierres qui vous roulent, roulent
Et qui vous coulent sur les joues
Tandis que la colère et la tristesse lui montent au yeux, la mélodie prend corps sous ses doigts, plus rapide, plus intense. Son pied, lui, danse sur la pédale du piano, endiablé et furieux.
Elle savait depuis longtemps qu'elle devrait partir. Elle n'avait jamais espéré les convaincre. Elle n'essaiera même pas. Elle s'en ira, simplement, parce que ce vers quoi elle part vaut mille fois mieux que ce qu'elle laisse derrière elle.
Personne autour d'elle n'a remarqué qu'il vaut mieux être pauvre et vrai, que riche et con.
J'aime mieux que tu m'aimes
Sans dépenser tes sous
Moi, je m'en moque
J'envoie valser les trucs en toc
Et tandis que les notes de la valse résonnent sous ses phalanges, elle se dit que plutôt que de valser avec un riche héritier, elle enverrait tout ça valser, oui. Elle ne gardait rien de ces artifices et de cette fausseté. Elle sait mieux que personne que sous le bling-bling, il n'y a que la haine. Et si un doute subsiste encore, alors les réactions à son départ seront une bonne confirmation.
Andromeda sait déjà qu'elle sera rayée de la carte. Elle s'en fiche. De toute façon, cette maison est une prison.
Les cages dorées
Cette maison rend fou, et pas dans le bon sens. Il n'y a qu'à voir Walburga, et même Bella.
Andromeda est trop terre-à-terre pour rêver d'être folle d'amour, mais elle cherche quelque chose d'autre que des fantômes et les illusions d'une noblesse absurde.
Toi, quand tu m'serres très fort
C'est comme un trésor
Et ça, et ça vaut de l'or
Et les mains de Ted sur elle, ses étreintes, les froissements d'étoffe qu'émettent les draps sous leurs pas de danse, ça vaut bien de se passer du piano.
Andromeda s'arrête de jouer, un instant. Elle souffle profondément par le nez, rejette les épaules en arrière...
La larme qui tombe sur le clavier est unique et silencieuse.
Andromeda se remet à jouer.
Elle n'idéalise pas Ted. Elle ne le met pas sur un piédestal, non. Elle aime l'humain en lui. Le vrai. Le sensible. Elle aime qu'il soit l'opposé de ce qu'elle a toujours connu.
J'en vois des qui s'lancent
Des regards et des fleurs
Puis qui s'laissent quelque part ou ailleurs
Entre les roses et les choux
J'en connais, des tas qui feraient mieux
De s'aimer un peu
Elle a vu sa sœur épouser un bourreau au sang "pur", sans enthousiasme et sans passion, marcher jusqu'à l'autel et changer de nom, sans un frisson.
Le mariage était grandiose, tout le gratin y était. Mais quand elle imagine Bella et Rodolphus dans leur nouvelle maison, Andromeda ne voit pas de quoi ils pourraient parler.
Les notes s’égrènent, désespérées et furieuses, encore, contre ces femmes de sa famille qui sont allées de bon cœur vendre leur corps et leur liberté pour la perpétuation de la lignée.
Elle voit sa mère et son père, qui ne se supportent pas. Son oncle et sa tante, qui ne s'entendent bien que parce qu'ils ont les mêmes principes puants, mais qui n'échangent jamais un regard ou un frôlement.
Les coups sur le piano s'adoucissent quand elle pense à Narcissa, qui fricote avec un certain Lucius. La jolie Narcissa, toujours plus chanceuse que les autres, a eu la veine de tomber amoureuse du gendre idéal.
Elle, ne trahira pas son coeur, comme Bellatrix, ni sa famille, comme Andromeda. Elle aura tout : le luxe et l'amour, l'or et le bonheur. Elle n'a rien à envoyer valser, rien.
Mais Andromeda, elle, n'a pas le choix. Ou plutôt, elle est obligée de le faire, ce choix, contrairement à Narcissa.
Moi, pour toujours, j'envoie valser
Les preuves d'amour en or plaqué
En vérité, elle ne le regrette pas. Elle exècre peut-être plus encore leurs préjugés à tous qu'elle n'aime Ted, et, sans vouloir verser dans le sentimentalisme, c'est tout de même dire quelque chose. Il n'y a pas d'amour dans sa famille. Seulement de l'orgueil et de la haine. Tous ces gens sont tenus ensemble non pas par la tendresse qu'ils partagent mais par la détestation des autres, tous les autres.
Et ça, Andromeda ne le supporte pas.
Et c'est ça qui la convainc. Que c'est le moment. Qu'elle peut y aller. Qu'il n'y a plus à hésiter, à tergiverser. Que ce n'est pas un choix d'écervelée, d'amoureuse transie.
Elle aime Ted du fond de son cœur, mais même sans lui elle serait partie.
Elle cesse de jouer, brusquement. La mélodie n'est pas finie, le morceau pas terminé, mais la danse, elle, a cessé. Il est temps.
Puisque tu m'serres très fort
C'est là, mon trésor
C'est toi, toi qui vaut de l'or
Andromeda n'est pas triste, Ted l'attend.
Quand elle arrivera dans leur minuscule appartement, il passera sa main dans ses cheveux. Il ne dira rien car il saura qu'elle n'a pas envie de parler. Il l'étreindra, longtemps, descendra sa main dans le creux de son dos, approchera son visage du sien, sans l'embrasser, juste pour la rassurer. Elle écoutera son souffle et elle se laissera aller. Ce sera une nouvelle danse, une nouvelle mélodie. Elle vaudra toutes les valses du monde, même celles qu'on joue sur des pianos bien accordés.
Et tant pis s'ils n'ont pas l'argent pour acheter un piano et nulle part ou le mettre. Ils fabriqueront leur propre musique.
Même sans Ted, elle serait partie, mais partir sans se retrouver seule, Andromeda doit se l'avouer, ça vaut de l'or.