Le Severus rêvé, il avait pesé lourd sur son existence, plus omniprésent qu'un véritable frère n'aurait pu l'être. Des frères, il n'y en aurait pas, d'ailleurs. Quelque chose s'était cassé dans les entrailles de sa mère après elle. Après elle ou à cause d'elle. Un doute qui n'avait jamais joué à son bénéfice.
Severus, il aurait ressemblé à son père, aurait tenu de lui autre chose que la chevelure vernissée noir corbeau. Il aurait été large d'épaules. Il aurait eu le rire franc, la tête haute. Il se serait fait respecter par les autres gamins du quartier. Il aurait été le chef de la meute. Il aurait travaillé de ses mains. Il aurait accompagné son père au pub le week-end. Ils auraient regardé le foot à la télé.
Serena le cherchait parfois du regard dans son propre reflet, ce Severus tant désiré. Mais elle ne trouvait jamais que sa propre image, l'ombre d'une déception.
Elle était grande, maigrelette, dégingandée, le teint si pâle que ses veines lui dessinaient des traînées bleutées sous les yeux. Elle avait les traits fins mais trop aigus, acérés. Un nez trop long, des pommettes saillantes, un menton pointu. Pas un vilain canard, juste un piaf mazouté, englué pour de bon dans sa laideur. Pour Serena, il n’y aurait pas de métamorphose.
Enfin, si, il y en avait eu une. Le moment où elle était passée pour de bon du statut d’insignifiance à celui de boulet. La lettre de Poudlard. Ses premières manifestations de magie, Eileen les avait soigneusement cachées à son mari. Devant la panique de sa mère, Serena avait fondu en larmes, croyant avoir commis une horrible bêtise. Non, non, ne pleure pas, ce n’est pas grave. On va réparer ça et tout arranger et, hop, il n’y paraîtra plus. Ça reste entre toi et moi, ma puce. Pas la peine d’en parler à Papa. Et il ne faut rien dire à personne d’autre, hein, même pas à l’école ou la paroisse.
Ça, ça l’avait marquée, Serena. Il y avait donc sur terre des péchés si grands qu’il fallait les taire, même à la confession ? Pas seulement sur terre, d’ailleurs. Mais en elle. Peut-être était-ce là la première pierre qui avait pavé sa route vers la perte de la foi. Quelle relation peut-on avoir avec Dieu quand on commence à lui faire des cachotteries et mettre des ellipses plein ses prières ? De toute façon, le lien avait été rompu pour de bon une fois qu’elle était entrée dans le monde sorcier. Ses œillères étaient tombées, soudain. Elle s’était rendu compte que la passive acquiescence de sa mère sur le sujet, ce n’était pas seulement par respect de la règle qui veut que seul l’homme soit le ministre de Dieu en son foyer, c’était qu’elle-même ne croyait pas. Elle avait simplement fait semblant, toutes ces années. Il n’y avait que son père, naïf moldu bas de plafond, qui croyait à ce livre de contes qu’il appelait la Bible. Enfin, y croyait ou s’enorgueillissait d’y croire. Parce que, dans les faits, il devait y avoir en enfer des diables plus pratiquants que lui.
Toujours est-il que, la magie, pendant longtemps, cela avait été aux yeux de Serena une sorte de maladie honteuse. Lorsqu’elle avait reçu son admission à Poudlard, l’été tout entier avait tonné de cris. Elle n’ira pas, tu m’entends ? Une bourse ? Je me fiche de savoir qu’ils offrent des bourses ! Ce n’est pas la question ! Si elle pose ne serait-ce qu’un pied là-bas, tu pourras prendre ta fille et aller voir ailleurs. Vous n’aurez qu’à tapiner pour vous payer vos yeux de grenouille, votre morve de limace ou Dieu sait quoi.
Et puis, finalement, sans que Serena sache trop comment, Eileen avait fini par le faire plier. Elle pourrait étudier la magie à Poudlard, mais à une condition : son père ne voulait rien voir, rien entendre, rien savoir. Il voulait une vie normale. Une gamine normale. Est-ce que c’était trop demander ?
Serena avait été frappée, à treize ans, de voir le même manège se rejouer lorsqu’elle avait eu ses règles. Il ne fallait pas en parler, pas inscrire les produits associés sur la liste des courses, prétexter des maux de tête si un passage à l’infirmerie de l’école était nécessaire. Devenir une femme, c’était donc apprendre à mentir. Et les sorcières étaient les plus menteuses des femmes. Ça, on n’en parlait pas dans les contes, ni même dans la Bible, lorsqu’on dépeignait les sorcières comme des créatures maléfiques, les pires des affronts à Dieu : elles ne mentaient pas par méchanceté, elles mentaient pour survivre.
Ça n’avait jamais été explicitement dit, mais il y avait fort à parier que Severus n'aurait pas été sorcier, lui. Il se serait battu avec ses poings, pas en gigotant avec une brindille. Et s'il avait eu des pouvoirs, il en aurait fait un autre usage. Il n'aurait pas perdu son temps dans les livres ou accroupi dans la terre à la recherche de telle herbe ou telle racine.
Severus, il ne se serait pas laissé impressionner par Potter et sa bande. Il ne serait pas devenu leur ami pour autant, trop prolo pour jamais être l'égal de ces petits princes pourris gâtés, mais au moins, il les aurait tenus en respect. Il n'aurait pas perdu l'estime de Lily. Ni sa confiance, ni son amitié. Il aurait peut-être même su se faire aimer d'elle. Il aurait été moins ébloui, plus à la hauteur de sa splendeur. Il aurait été homme. Il aurait eu sa chance. Le beau regard vert ne serait pas passé sur lui sans même s'arrêter.
Oui, si elle avait été garçon, peut-être que Serena aurait essayé de dire à Lily ce qui lui crevait le cœur depuis des années. Si elle avait été un garçon, elle aurait eu le courage. Mais elle était une fille. Alors la question ne se posait même pas, la réponse trop évidente. Elle était une fille et elle l'avait aimée comme une fille : discrète et honteuse, toute recourbée sur sa tendresse, sur cet autre mensonge qu’il fallait taire et protéger.
Elles avaient été amies, un temps. Les plus chères des amies, avait cru Serena. Elles en avaient passé des après-midis, allongées sur le tapis de la chambre de Lily ou dans l'herbe d'un terrain vague. À l'époque, Serena elle-même n'avait pas de mot pour l'étoile qui lui dévorait la poitrine chaque fois qu'elle était en présence de la plus jeune des filles Evans. Mais, avec le recul, elle cachait bien mal son émoi.
- Tu es si belle.
Lily lui répondait d'un sourire en coin, prenant le compliment comme un témoignage de jalousie.
- Tu sais, tu pourrais sans doute être jolie, si tu faisais un effort.
Serena souriait à son tour, choisissant de prendre la remarque pour un compliment.
Alors Lily bondissait soudain du lit sur lequel elle avait été allongée à plat ventre. Elle vidait des tiroirs entiers de trésors sur le duvet et se mettait à l’ouvrage. Elle lui brossait les cheveux, les tressait, les ramassait en un chignon au creux de sa nuque. Puis, elle lui frottait les joues de poudre rose, lui passait sur les lèvres des baumes brillants et sur les yeux des ombres irisées, tout cela dans l'espoir de ramener un peu de couleur à la terne lividité de Serena. Enfin, elle lui souriait dans le miroir, fière de son œuvre.
Pour ce sourire, Serena se serait livrée des heures à ces rituels étranges et étrangers. Elle avait même essayé de les reproduire de son côté, coûte que coûte. Les petits pots de cosmétiques étaient trop chers pour qu'elle puisse rêver à les acheter. Elle en avait glissé un dans sa poche, une fois, paumes moites et cœur battant. Mais elle s'était ravisée avant même de passer le portique. Elle avait les joues creuses et les vêtements de seconde-main d'une pauvresse, l'agent de sécurité la guettait du coin de l'œil à chaque innocente visite en magasin. Ce n'était pas maintenant qu'elle était coupable qu'il la laisserait passer sans encombre. Elle ne donnerait pas raison à sa méfiance.
Alors, elle avait passé des heures dans les rayons à recopier les listes d'ingrédients. Elle avait bien fait rire la bibliothécaire lorsqu'elle avait demandé à emprunter d'épais volumes de chimie pour comprendre l'usage de chaque composant. Ensuite, elle s’était mise en quête d’ingrédients à la mesure de ses moyens et s’était trouvé un petit coin du garage où mener ses expériences. Chaque fois que son père quittait la maison, pour retrouver ses amis aux pubs, Serena faisait mine de monter se coucher et filait dans son laboratoire de fortune. Accroupie dans l’ombre avec une lampe de poche, elle mélangeait cire, poudre de craie, charbon de bois, jus de betterave, baies écrasées et autres ingrédients de fortune. Elle s’interrompait à chaque bruit en provenance de la rue, la peur au ventre. Elle savait ce qu’un retour précoce de son père aurait signifié.
Elle ne l’oublierait pas de si tôt, le résultat de tout son labeur. Elle se revoyait, allant vers Lily qui l’attendait au bout de la rue, courant presque pour la rejoindre. Elle revoyait l’expression de son amie, qui se faisait de plus en plus confuse au fur et à mesure qu’elle approchait.
- Mais... mais tu t'es… maquillée ? avait demandé Lily lorsque Serena n’était plus qu’à quelques pas.
Le ton ne s'était pas voulu cruel, mais la main plaquée contre la bouche et le tremblement spasmodique des joues ne laissaient pas de doute.
Devant l’air déconfit de son amie, Lily, n’y tenant plus, avait éclaté de rire.
Les larmes étaient montées d’un coup, brouillant la vue de Serena. Tout ce temps, tous ces efforts, tous ces risques, tout cet espoir. Comment avait-elle pu être si idiote ? Le maudit maquillage lui piquait les yeux et dévalait ses joues en pitoyables rivières noires. Elle baissa la tête pour cacher à Lily ce masque hideux de clown triste et tourna les talons.
- Non, non, attends, ne pleure pas, viens, on va arranger ça.
Elle l'avait prise par la main et amenée loin des regards, dans le sanctuaire de sa chambre.
Là, elle lui avait passé un gant de toilette sur la figure, pour vite effacer le désastre. Serena l’avait regardée replier le tissu avant de partir le rincer, cachant l’empreinte grotesque du visage qu’elle venait de lui retirer. Puis, elle s’était mise à l’ouvrage.
Serena s’était laissé faire, fermant les yeux lorsqu’on le demandait, tournant son visage dans ce sens, puis celui-là, souriant pour que Lily dépose du rose sur ses pommettes, plissant les lèvres en un baiser qui n’atteindrait jamais sa cible pour que son amie tapote du bout du doigt un peu de baume scintillant.
- Tiens, tu peux le garder si tu veux, je l'utilise plus, lui avait-elle dit gentiment en lui pressant dans la main un petit écrin de plastique argenté.
Sur le chemin du retour, Serena avait dû frotter fort pour retirer les jolies couleurs dont l’avait parée Lily. Ses joues brûlaient et la démangeaient, mises à mal d’avoir dû porter tant de masques en une même après-midi. Mais ce n’était pas que son visage. Elle avait mal aux côtes, mal au cœur, comme s’il était trop plein. Plein de déception, de honte, plein de la bonté de Lily, du réconfort de cette attention dont, pour quelques heures, elle avait été le centre absolu. Au fond de sa poche, elle serrait le petit pot de brillant à lèvres. Elle fermait les yeux pour sentir à nouveau le contact de l’index contre sa bouche. Elle avait envie de pleurer, sans savoir si c’était de bonheur ou bien de désespoir. Elle se repassait l’expression sur les traits de Lily, lorsqu’elle avait eu fini d’opérer son travail de métamorphose. Un air de fierté, mais, surtout, de soulagement. Elle avait rendu figure humaine à son amie et pouvait maintenant se dépêcher d’oublier ce qu’elle avait vu. Serena repensait au visage plié au creux du gant de toilette. Ce masque dérangeant et ridicule. Sans doute y avait-il là plus de vérité à son sujet que dans la jolie image que lui renvoyait le miroir cerclé de lumière dans la chambre de Lily. Mais c’était là encore une vérité qui n’était bonne ni à dire, ni à montrer.
Le baume à lèvres, Serena l’avait caché tout au fond du tiroir de sa table de chevet. Elle le glissait dans sa poche chaque fois qu’elle partait rejoindre Lily, l'appliquant dès qu'elle avait tourné le coin de l'impasse du tisseur. Elle n'aimait pas la sensation collante sur sa bouche, et il lui fallait constamment se rappeler de ne pas l'essuyer d'un revers de manche, mais pour le clin d'œil appréciatif de Lily, cela valait la peine.
Elle n'avait pas compris à l'époque que chacune jouait à un jeu bien différent. Elle voulait apprendre à plaire à Lily. Tandis que Lily, elle, l'avait prise sous son aile, l'avait prise pour projet, pensant lui enseigner à être une fille comme il faut, une fille comme les autres, une fille qui plaît aux garçons.
Mais la magie de Lily avait ses limites. Serena ne serait jamais de ces filles-là.
Même maintenant qu’elle était adulte, Serena n’aimait pas s’attarder face aux miroirs. À vingt-deux ans, elle ressemblait toujours à une morne adolescente. Un grand corps filiforme que la puberté n'avait pas rendu plus voluptueux. Pas une courbe sur sa silhouette effilée, si ce n'est celle de son dos, lorsqu'elle se voûtait pour se faire plus petite.
Son visage était nu, son teint cireux et fatigué. Et cette fois, Lily ne viendrait pas à la rescousse, avec ses poudres et ses pinceaux. Tant mieux. Serena était aussi laide en dehors qu’en dedans, comme Lily elle-même avait fini par l’apprendre à ses dépens.
Il n’y avait plus que dans les rêves qu’elle recroisait le sourire. Et les rêves s’étaient faits réticents, refusant de lui rendre visite à moins d’y être contraints. Les potions somnifères avaient peu à peu perdu de leurs effets. C’était à prévoir. Toutes les bouteilles portaient le même avertissement. Accoutumance. Un seul mot, plutôt joli, pour une cruelle réalité. Accoutumance, cela voulait dire deux choses : la substance devenait nécessaire mais, paradoxalement, de moins en moins efficace. Alors, il fallait augmenter les doses. Et Serena les avait augmentées. Elle les avait augmentées jusqu’au jour où la quantité qu’elle s’administrait n’avait pas même provoqué la moindre somnolence, mais l’avait à la place pliée en deux et secouée de violents vomissements.
C’était donc là qu’elle était rendue : privée de sommeil et condamnée à n’avoir pas un instant de répit, pas un rêve, pas un moment d’oubli. Puisque les remèdes habituels avaient cessé de fonctionner, elle s’était mise en tête d’en inventer de nouveaux.
Alors, c’était à cela que Serena employait ses nuits depuis plusieurs mois. Elle altérait sans arrêt sa recette, substituant tel ingrédient, amendant tel dosage, baissant le feu, augmentant la durée de macération. Puis, chaque fois qu’un nouveau prototype était prêt, elle s’en administrait quelques gorgées et prenait des notes dès que les effets commençaient à se faire sentir.
C’était un procédé peu orthodoxe. Le genre de choses qu’aucun potionniste digne de ce nom n’aurait fait. Le genre de choses qu’elle-même rappelait à ses élèves de ne jamais, jamais faire. Tester sur soi un mélange inconnu, ce n’était pas seulement idiot, c’était abominablement dangereux. Serena ne s’en souciait guère. Elle n’avait pas d’autres solutions. Le philtre qu’elle essayait de développer serait tombé droit sous le coup de la Loi Carvelli-Foster. Non seulement elle n’aurait jamais obtenu de bourse pour mener une étude dans les règles de l’art, mais on lui aurait interdit de poursuivre ses recherches et, tout ce qu’elle aurait gagné, c’est d’être placée sur une liste de surveillance.
Elle continuait donc seule sa besogne hasardeuse et en payait régulièrement le prix. Il y avait les jours entiers, nauséeux, lui persifflant aux oreilles comme si son tympan avait été le bec d’une théière. Il y avait les nuits où elle croyait mourir, tout son corps palpitant à un rythme furieux, son cœur tachycardique lui martelant les côtes tandis que des corolles de lumière lui dansaient sous les yeux. Elle entendait parfois quelques échos lointains et croyait voir des formes glisser, ondulant sous les murs, dérangeant la texture du réel. Mais jamais elle n’était parvenue à atteindre l’autre côté, à se déraciner d’ici, de son cachot poisseux, pour rejoindre le rêve qui l’attendait là-bas.
Le prototype sur lequel Serena travaillait en ce moment bouillonnait à feu doux derrière la porte d’un placard sans fond qu’elle avait enchanté spécifiquement dans le but de masquer ses travaux à qui viendrait s’aventurer jusqu’à son bureau. Elle avait remplacé la résine d’épicéa bifide par de l’essence de pervenche, espérant que cela rééquilibre la balance acide du mélange, qui nuisait à l’intégrité des propriétés hallucinogènes. Elle avait fait quelques progrès ces dernières semaines, le philtre provoquant une profonde décontraction musculaire et un état de réceptivité accrue. Elle avait aussi eu quelques déconvenues. Elle s’était retrouvée figée dans son fauteuil, impuissante, tandis qu’une figure informe déambulait dans son bureau, d’une démarche lourde et familière. Cela n’avait duré que quelques minutes. Mais elle était comme électrifiée, un courant de terreur lui raidissant tout le corps. Elle ne pouvait pas se lever, pas crier, pas fermer les yeux. Elle ne pouvait pas échapper au spectre, alors même qu’il s’avançait droit vers elle, furieux et enivré.
Lorsque, enfin, l’étau et l’image s’étaient dissipés, Serena avait glissé de son fauteuil, tombant au sol, où elle s’était recroquevillée, se sentant si petite, si petite.
Mais rien de cela ne l’avait dissuadée. Dès le lendemain, tous ses muscles encore endoloris, elle s’était remise à l’ouvrage. Sans doute était-ce la pulpe de gésier de canard de Poméranie qui avait provoqué ces effets indésirables. Le fiel était trop concentré et devait potentialiser les propriétés de l’écorce de pin d’Alep. Toute la recette était à revoir.
Son intérêt pour l’art précis et capricieux des potions, personne ne l’avait jamais vraiment compris. Lily aimait les potions, en partie car elle était dotée d’une aisance naturelle qui lui permettait d’obtenir, sans trop d’efforts, d’excellents résultats. Elle discutait souvent du sujet avec Serena, mais finissait toujours par se lasser. Tu n’en as pas marre, de parler toujours de travail ? Pour Serena, les potions, ça n’avait jamais été qu’une discipline scolaire. C’était une chance de tenir le monde au creux de son chaudron. C’était une magie plus discrète, plus subtile, qui requérait plus de patience, mais pouvait accomplir ce qui était généralement impossible aux seuls enchantements. Les sorts ne soignaient pas les maladies, ne pouvaient pas rendre leurs facultés aux blessés graves, aux aveugles, aux grands brûlés, à ceux qu’une magie malveillante ou imprudente avait mutilés.
La magie, elle, dépendait toujours du sorcier. Un instant de faiblesse, de fatigue, de déconcentration, et le sort mourait. Une potion, une fois préparée, pouvait survivre à son créateur. Elle pouvait opérer pendant qu’il s’attelait à d’autres tâches, lorsqu’il dormait, alors qu’il était depuis des années dans sa tombe. Elle pouvait voyager plus loin que le sorcier n’irait jamais et y accomplir des merveilles en son nom. Qui se souviendrait encore d’Auguste Wiggenweld* ou des époux Farrells s’ils n’avaient pas donné leur patronyme à deux des potions les plus utilisées en médicomagie ? Et pourtant, qu’importe la gloire, même ceux qui ne savaient rien des vies derrière le nom sur l’étiquette étaient bénéficiaires des miracles de ces potionnistes, morts au siècle dernier.
Ses amis de Serpentard, ceux que Serena avait fini par se faire après plusieurs longues années de solitude, ils comprenaient moins encore que Lily. Pour eux, les heures de potions, c’était à peine plus supportable que celles d’histoire de la magie ou de soin aux créatures magiques. Et c’était peu dire, car les premières étaient remplies de mensonges et les secondes, tout à fait inutiles. Pourquoi se retrousser les manches et se servir de ses mains quand on avait une baguette ? Pourquoi perdre des heures à remplir des parchemins de formules et de notes d’observation ? Serena les laissait dire. Tant pis pour eux s’ils ne voyaient pas ce que l’art des potions avait à offrir. Elle possédait quelque chose qui leur échappait, à eux, fils de grandes familles.
Le Seigneur des Ténèbres, lui, avait semblé comprendre.
Une potionniste de talent, à ce qu’on m’a dit. C’est là une compétence rare. Et précieuse.
Le mage noir était sans doute le premier et le seul homme qu'elle ait trouvé attirant. Pas forcément physiquement, bien qu'elle ne puisse pas nier la beauté de ses traits. C'était tout le reste qu'elle avait aimé chez lui. La douceur de sa voix, son calme inébranlable, l'élégance de ses manières, son éloquence, son intelligence, son indéniable pouvoir qu'il n'avait besoin ni de cri ni de fracas pour asseoir.
Elle avait aimé combien il faisait mentir son père, lui qui croyait que force ne rimait qu’avec brutalité de gestes et étroitesse d'esprit. Elle avait aimé, surtout, le regard qu'il avait posé sur elle, ni lubrique ni moqueur, sans considération aucune pour son apparence, ne semblant s’arrêter que sur son potentiel. Rare. Précieuse.
Si elle avait été femme à s'éprendre d'un homme, elle en serait sans doute tombée amoureuse. Voilà au moins un malheur dont ses penchants contre-nature l'avaient sauvée. Et encore. Aussi chastement qu'elle l'eût aimé, elle lui avait déjà sacrifié tout ce qu'elle avait de précieux en ce monde. Et pouvait-elle encore parler d'amour, d'attachement, d'estime, quand il avait étouffé de ses mains la lumière de sa vie ? N'aurait-elle pas dû le haïr ?
Mais pourquoi le haïr ? Il avait agi dans la droite ligne de ce qu'il était. Lily, dans la droite ligne de ce qu'elle était. Il n'y avait que Serena qui fut traîtresse, que Serena qui fut en faute.
Elle aurait dû le voir venir, dès l’enfance, qu’elle abimerait Lily par sa seule présence dans sa vie. Il n’y avait que Pétunia Evans, aussi moldue qu’elle soit, qui avait été clairvoyante à ce sujet.
Tu ne devrais pas traîner avec elle, Lily. À partager la couche des chiens, on se réveille avec des puces.
Oui, c’était prévisible. Cela sautait aux yeux depuis toujours, qu’elles n’avaient rien à faire ensemble.
Serena ne ressemblait en rien à Lily, même un aveugle aurait pu vous le dire. Ce n'était pas seulement que Lily était jolie, alors que Serena ne l'était pas. Ça, on n'y pouvait pas grand-chose. Mais il y avait d'autres signes qui ne trompaient pas, comme on peut distinguer au premier coup d'œil un chien de famille, choyé et adoré, d'un cabot des rues, galeux et affamé. Quand on regardait Lily, on voyait qu'elle était aimée et on ne pouvait pas s'empêcher de déjà l'aimer un peu à son tour. En regardant Serena, on voyait la misère et la saleté, le genre qui ne part pas, aussi fort que l'on frotte avec l'écœurant savon à la citronnelle de l'école. On voyait la pénombre des ampoules que personne ne change, l'ombre noire autour de la prise calcinée, là où le grille-pain a pris feu l'année dernière, le grouillement des rats qui viennent déchirer les poubelles dans la cour. On voyait les pages sur lesquelles elle écrivait en si petit, si serrée, parce qu'il n'y aurait pas d'argent pour un autre cahier. On voyait les choses qu'elle tirait de son sac au déjeuner : une tranche et demi de pain, un morceau de concombre, quelques crackers. On voyait le trou à l'avant de ses chaussures, comme une bouche moqueuse. Et, bien sûr, on ne pouvait pas s'empêcher de la mépriser un peu.
Maintenant qu’elle était Maître des potions, Serena portait l’uniforme de ses fonctions en toutes circonstances, comme le prêtre de son enfance, qu’elle n’avait jamais vu hors de sa soutane. La sobre robe, aussi sombre que des habits de deuil, avait l’avantage de retirer toute indécision lorsqu’il fallait se vêtir le matin. Et puis, cela participait de son personnage, tenait les élèves en respect et les autres adultes à distance.
Seulement, lorsqu’elle croisait son image dans le reflet des cabinets vitrés qui renfermaient les substances dangereuses, elle était toujours surprise de se voir vêtue ainsi. Quelque part, elle s’attendait à retrouver l’accoutrement de son enfance.
À l’époque, elle portait des gilets qui lui glissaient des épaules, des t-shirts informes et des pantalons trop larges. Le peu d'argent que sa mère mettait de côté pour éviter que son mari ne le siphonne, il payait un nouvel uniforme au début de chaque année scolaire. Le reste, il fallait le trouver dans des magasins de charité ou accepter les dons de la paroisse. Dans un cas comme dans l'autre, il ne fallait pas faire la fine bouche question taille. Et de toute façon, même si les pantalons avaient été correctement ajustés au départ, au rythme où elle montait en graines, quelques mois plus tard, elle aurait senti la brise lui chatouiller les mollets. Plus grand, c'était plus sûr. Elle avait récupéré une vieille ceinture de son père, devenue trop petite pour lui, et percé des trous supplémentaires dans le cuir à coups de couteau. Parfois, elle caressait du bout des doigts la large boucle ternie, se demandant si elle était de celles qui s'étaient abattues sur sa mère, les soirs où cela tournait mal. Les coups de ceinture étaient passés de mode, ces temps-ci. Peut-être parce que son père n'avait plus la dextérité pour les défaire lorsqu'il avait bu. Et, depuis au moins deux ans maintenant, le paternel semblait embrumé dès le matin. Il ne faisait même plus secret des goulées de bière qu'il avalait alors que Serena prenait son petit-déjeuner. Il se perchait là, dans l’embrasure du frigo ouvert, une main contre le comptoir pour ne pas perdre l’équilibre et la regardait entre deux gorgées. Il posait sur elle ses grands yeux bovins, placides et méchants, la mettant au défi de lui dire quoi que ce soit. Elle mastiquait son morceau de toast, lui renvoyant un regard de profond désintérêt. Qu'il boive. Qu'il se noie au cul d'une bouteille. Et bon débarras.
Puisqu'il n'avait plus l'habileté pour les ceintures, il s'essayait depuis quelque temps au jet d'objets en tout genre quand la colère le prenait. Le bénéfice, c'était qu'il visait mal. Le problème : ses échecs répétés ne faisaient qu'ajouter de l'huile sur le feu. Il ne décolérait pas avant un bon moment, fulminant tant qu'il finissait parfois par éclater en sanglots de frustration. Et le stock d'assiettes commençait à s'en ressentir.
Serena le croisait, avachi sur le canapé à toute heure, somnolent, imbécile, minable. Il y avait, sur un des murs du centre paroissial, une affiche qui lisait "L'alcoolisme tue. Parlez-en.", Serena aurait aimé qu'il se dépêche, l’alcoolisme. Lorsqu'il fallait prier, elle faisait toujours la même requête : faites, s'il vous plaît, que mon père soit mort demain. Elle demandait aussi au Seigneur de veiller sur sa mère et sur Lily
Ses prières, personne ne les avait entendues. Il ne fallait rien attendre de personne. Si on rêvait à un miracle, il fallait se l’offrir soi-même. Voilà à quoi songeait Serena, penchée dans l’armoire sans fond, en contemplant son œuvre imparfaite, le liquide d'un bleu sombre qui lui renvoyait son propre visage, trouble et étrange.
Cette version-ci du philtre devrait encore reposer, afin que les bourgeons de millepertuis puissent dégorger suffisamment de leurs sucs. Il faudrait ensuite drainer et clarifier la solution puis y ajouter quelques gouttes de son sang et des tiges de mélisse officinale. Enfin, un dernier tant de repos à basse température serait nécessaire. Autrement dit, la potion ne serait pas prête à être testée avant cinq ou six jours. La semaine à venir s'étirait devant Serena avec des airs d'éternité. Une longue étendue sans sommeil, pleine des bavardages et fracas des élèves, de la constante répétition des mêmes instructions, des mêmes phrases. Les jours passeraient, lents et indifférenciés, ponctués de repas qui auraient tous pour Serena un goût de cendre. Elle jeta un dernier coup d'œil à la sombre surface, irisée de promesses, puis elle referma l'armoire sans fond. Il faudrait patienter. Du temps, elle en avait. Elle n'avait plus que ça.